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Comprendre et combattre les violences conjugales : les lunettes de genre face aux antiféminismes

Le consensus autour des violences conjugales n’est qu’apparent. Diverses voix s’élèvent régulièrement pour remettre en question l’approche féministe et politique des violences entre partenaires et plus largement des violences faites aux femmes. Quelles sont-elles, que disent-elles ?  Comment les prendre en compte et contrer leurs arguments ? En s’appuyant sur les statistiques ? Oui, mais pas seulement.

 

 

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A* Un consensus autour des violences conjugales, vraiment ?

Ce sont des féministes, militantes et chercheuses, qui ont mis à jour dans la seconde moitié du 20è siècle l’ampleur du phénomène des violences exercées par les hommes au sein des couples hétérosexuels. Ce sont elles qui ont contraint les Etats à prendre acte de ce qui se joue dans les foyers et à progressivement s’organiser pour dénoncer et lutter à leur tour contre ces violences, notamment via le réseau associatif subsidié dont le CVFE fait partie. Grâce à elles, ce qui relevait de la « sphère privée » depuis l’avènement de théories politiques libérales ancrées dans le patriarcat[1] est devenu progressivement, dans les dernières décennies du siècle passé, un problème politique, public, social. Si à l’heure où nous écrivons ces lignes, c’est-à-dire en pleine période de confinement lié au Covid-19, l’Organisation des Nations Unies  (ONU)[2] met solennellement en avant les conséquences pour les femmes et les enfants de cet enfermement contraint avec des conjoints et pères auteurs de violences et si de nombreux pays, dont le nôtre, communiquent largement sur ce sujet et mettent en place des dispositifs pour tenter de limiter la gravité de ces conséquences[3], nous le devons avant tout aux féministes.

Grâce à cette visibilisation d’un phénomène jusque-là plus ou moins enfoui sous le double tapis du droit à la vie privée et de la légitimation des violences (domestiques) masculines, la problématique porte aujourd’hui un nom : violences conjugales en francophonie, domestic violence dans les pays anglo-saxons. Des lois plus ou moins ambitieuses existent dans de nombreux pays et les institutions internationales telles que l’OMS, agence spécialisée de l’ONU, considèrent les violences faites aux femmes, notamment conjugales, comme un phénomène social gravissime dont les conséquences sont immenses en termes de santé[4] et de développement humain[5]. Des données chiffrées sont aujourd’hui disponibles qui permettent, a priori, de « dé-singulariser » (ou dé-psychologiser) le phénomène en en dévoilant l’ampleur et qui démontrent le caractère statistiquement genré des violences entre partenaires : partout dans le monde, au sein des couples entre partenaires de même sexe, les femmes subissent des violences plus nombreuses, plus systématiques et aux conséquences plus graves sur leur autonomie et leur santé.

Un consensus a minima semble donc avoir vu le jour pour considérer les violences conjugales comme un phénomène marqué par le genre des protagonistes et largement défavorable aux femmes, où qu’on se situe sur la planète. La définition belge interministérielle de 2006 en est une bonne illustration quand elle précise que les violences « dans les relations intimes (…) sont la manifestation, dans la sphère privée, des relations de pouvoir inégal entre les femmes et les hommes encore à l’œuvre dans notre société »[6] : l’analyse féministe et les lunettes de genre ont porté leurs fruits et poussé notre société à regarder en face une réalité qui prive concrètement les femmes –dans une très large majorité de cas- de certains de leurs droits humains les plus fondamentaux[7].

Mais alors, s’ils considèrent les violences conjugales comme des violences de genre, est-ce que cela signifie que les pouvoirs publics et la société de façon générale sont prêts à dénoncer et, surtout, à s’attaquer aux causes (aux conditions de possibilité) de ces violences, à ce que la sociologue Collette Guillaumin définissait comme un « rapport de domination sexiste basé sur l’appropriation du corps, du temps et du travail des femmes »[8], et à tout ce qui continue d’entretenir ce rapport domination : la culture du viol[9] et les normes de genre, la division sexuelle du travail et les inégalités salariales[10], les représentations valorisant le masculin au détriment du féminin et les formes de masculinités viriles, … ?

Et bien…c’est loin d’être certain. En témoigne le fait qu’en parallèle avec l’apparent consensus dont nous venons de parler, les critiques et les remises en question de l’analyse féministe des violences « dans les relations intimes »[11] restent nombreuses.

D’un côté, un courant critique constructif et stimulant suggère qu’une approche genrée est indispensable mais ne peut apporter à elle seule à la fois une compréhension de toutes les situations de violences conjugales et les pistes d’action pour les transformer[12].

De l’autre, on retrouve un ensemble de positions dont le propos peut se résumer comme ceci : l’approche féministe des violences conjugales porte un regard biaisé, voire malhonnête et discriminatoire, sur une réalité complexe dont les hommes sont également victimes. Parmi celles et ceux qui portent une telle critique, il y a à la fois des chercheuses.eurs revendiquant une approche « dé-passionnée » des violences domestiques et divers intervenant.e.s dont les idées politiques conservatrices peuvent, elles, être qualifiées d’antiféministes ou relèvent clairement du masculinisme, au sens où elles s’inscrivent dans un « contre-mouvement qui cherche à freiner, arrêter, ou faire reculer le processus d’émancipation des femmes » [13].

Analysons à présent ce second courant de critiques pour montrer les différentes formes qu’elles peuvent prendre ainsi que les enjeux qui y sont liés[14].

B* Variétés des arguments antiféministes

     1-Des critiques idéologiques…à tendance masculiniste

En Espagne et en France, les violences conjugales, en tant que fait social dont les femmes sont globalement les victimes, restent une cible pour un nombre important d’acteurs.trices, notamment des professionnel.le.s[15].

En Espagne, dans les années qui ont suivi la naissance de la Loi « organique » sur les violences de genre en 2004[16], des magistrat.e.s et policier.ères ont régulièrement exprimé des soupçons quant à la sincérité de certains témoignages et parlé à ce propos de fausses allégations (falsas denuncias) contre des conjoints (et en particulier des pères). Bien qu’il ait été prouvé depuis que de tels cas ne représentent qu’une infime minorité des situations de violences conjugales qui arrivent devant la justice, le soupçon reste apparemment bien vivace, d’autant plus qu’il se base sur des représentations et fantasmes ancestraux décrivant les femmes comme sournoises et manipulatrices (comme de dignes descendantes d’Eve, en fait)[17]. Un autre argument porte sur la bidirectionnalité (appelée aussi réciprocité ou symétrie) des faits de violences qu’une approche féministe des violences dans le couple empêcherait de voir et de prendre en charge. La loi « organique » et la lecture genrée des violences sont donc considérées par certain.e.s (que ce soit de bonne foi ou de façon purement stratégique) comme discriminantes à l’égard des hommes.

En France, les discours antiféministes contemporains liés aux violences conjugales ont d’abord surgi en réaction à la première enquête nationale majeure sur les violences faites aux femmes (l’ENVEFF publiée en 2002). Celle-ci s’intéressait aux violences vécues dans différents contextes (travail, famille, espace public,…) mais les critiques se sont assez rapidement concentrées sur les violences conjugales.

Portés notamment par des intellectuelles se revendiquant parfois du féminisme, telles Marcela Iacub ou Elisabeth Badinter, mais aussi par le psychiatre Roland Coutanceau[18] ou le sociologue Daniel Welzer-Lang, certains de ces discours ont dénoncé un « féminisme victimaire » croyant partout voir des rapports sociaux inégalitaires entre femmes et hommes dans un pays où l’égalité pourtant est bel et bien « déjà-là » ; d’autres ont pointé du doigt les femmes comme étant, au choix, co-responsables des violences subies, actrices de violences cachées envers les enfants et les personnes âgées mais aussi envers les hommes, provoquant quelquefois les coups de ceux-ci ou encore inventant de toutes pièces des violences pour obtenir la garde des enfants (soupçon qui fait écho au fantasme des falsas denuncias espagnoles) ; d’autres discours encore ont regretté que l’expression « violence conjugale » englobe dorénavant les violences psychologiques alors qu’elle devrait être limitée aux violences physiques et sexuelles. Dans la lignée de cette dernière critique, refusant quelquefois de parler de violences conjugales, certain.e.s des auteur.e.s en question préfèrent utiliser les expressions de « guerre conjugale » ou de « couple violent » qui cachent les rapports de force dénoncés par les chercheuses féministes et travailleuses de terrain ayant mis en lumière le phénomène de la « violence conjugale ».

Au tournant des années 2010, ces attaques contre l’approche féministe des violences conjugales se sont progressivement déplacées pour mettre le focus sur le vécu des hommes (compris comme un vécu douloureux et injustement passé sous silence jusqu’alors). Certains abordant le « tabou » des hommes battus et dénonçant une surestimation du nombre d’hommes auteurs de violences sur leur conjointe. Et d’autres, souvent sous couvert de replacer « l’intérêt de l’enfant » au centre des préoccupations, insistant par exemple sur le fait que les pères doivent être soutenus dans le cadre de « séparations parentales conflictuelles » (autre expression qui évacue les probables rapports de force en présence).

Comme l’écrivait l’historienne Michèle Perrot : « Aux moments forts d’un féminisme conquérant répondent des bouffées d’antiféminisme crispé »[19]. Les différents discours et représentations (par exemple via la publicité ou la pornographie) antiféministes, de façon générale, ont toujours accompagné les avancées des droits des femmes. Leur influence, bien que difficilement quantifiable, est réelle, notamment sur de jeunes femmes qui ne se reconnaissent pas ou plus dans le statut de victimes auquel voudraient soi-disant les assigner les luttes féministes[20]. En ce qui concerne la thématique qui nous préoccupe ici, nous faisons l’hypothèse que les points de vue antiféministes qu’on vient d’évoquer, par exemple lorsqu’ils banalisent les violences verbales et psychologiques, ont un impact sur la possibilité pour de (jeunes) femmes de se reconnaître en tant que victime de violences au sein de leur couple.

Antiféminisme et masculinisme

Au fil de l’histoire récente de l’humanité en occident, on distingue différents positionnements antiféministes remarquablement présentés dans le livre co-dirigé par les spécialistes de la question que sont Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupui-Déri : « Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui ». De tels discours antiféministes sont, selon les époques et les groupes concernés, plus ou moins radicaux et violents, plus ou moins affiliés à d’autres théories haineuses (par exemple homophobes). Mais ils ont le plus souvent pour points communs le refus de considérer les femmes (en tant que communauté) comme opprimées et victimes, la défense de la différence des sexes (et donc de l’hétérosexualité) comme socle de l’organisation sociétale et, de façon générale, des positions conservatrices[21] en termes de valeurs et d’objectifs.

Parmi les antiféminismes, certaines convictions et pratiques relèvent du masculinisme. Ou plutôt des masculinismes, tant les sensibilités et les opinions sont diverses. En effet, la différence est grande, par exemple, entre d’un côté des psys attachés à la complémentarité homme-femme dans les relations conjugales et inquiets de la « confusion des genres » qu’apportent à leurs yeux les avancées féministes et, de l’autre, des jeunes « célibataires involontaires » (incels en anglais) qui partagent via des réseaux sociaux leur mal-être et souvent leur haine des femmes et du féminisme, allant jusqu’à appeler au viol ou au meurtre.

Mais ici aussi, à côté de ce qui les sépare, des points communs apparaissent dans les différents discours masculinistes qui, de différentes manières, affirment notamment que : la masculinité est en crise et l’identité mâle à restaurer, la domination masculine au sein du couple est naturelle et donc à la fois positive et indépassable, la violence conjugale en tant que phénomène social est tout simplement un leurre puisque les violences au sein du couple sont symétriques, les femmes et les féministes ont gangrené les institutions et placé les hommes en situation d’infériorité du point de vue de la Loi,…

Pour approfondir le sujet, outre le livre cité ci-dessus, deux textes éclairants méritent le coup d’œil : « Le discours masculiniste : l’apologie de la domination masculine et autres idées réactionnaires », par Anne Delépine[22] et « Le sexisme ‘anti-hommes’ n’existe pas » (titre provisoire) par Sandra Roubin[23].

     2-Des critiques scientifiques…infondées.

Une autre mouvance critique est celle de chercheurs.euses nord-américain.e.s en psychologie et sociologie qui défendent une approche systémique et « objective » de la problématique et insistent sur le fait que les violences révélées par les féministes depuis les années 1970 ne représenteraient qu’une partie des violences conjugales : en particulier, la réalité qu’elles dénoncent et les chiffres qu’elles avancent sous-estimeraient les violences agies par des femmes et, ici aussi, surestimeraient au contraire celles commises par des hommes[24].

Pour le prouver, ces auteur.e.s, dont les recherches sont largement relayé.e.s par les associations masculinistes, s’appuient sur d’autres données : celles des violences agies par les femmes dans les couples lesbiens ou encore celles issues d’enquêtes sociales -souvent menées par téléphone, avec les limites inhérentes à ce type d’entretien[25]- qui compilent les faits de violence tels qu’ils sont agis et/ou subis dans les couples hétéros[26], du point de vue (forcément subjectif) des femmes et des hommes interrogés. Or, baser des conclusions scientifiques sur de telles données comporte plusieurs risques importants. D’abord, en négligeant l’hypothèse que les femmes, parce qu’elles ont dû développer une attention et une sensibilité plus élevée aux violences masculines que l’inverse, pourraient être plus habiles que les hommes à repérer les  violences (qu’elles en soient victimes ou auteures), on s’expose à des conclusions biaisées. De plus, ce type d’approche statistique de la violence conjugale tend à placer sur un même pied l’acte de violence physique d’un auteur jaloux avec celui d’une femme en situation de légitime défense[27], ou encore à entretenir une confusion entre conflit de couple (dans une relation globalement dénuée de rapports de force) et violence conjugale.

« (…) Entreprendre des études qui ne font pas la part entre attaque et autodéfense (…), qui ne prennent pas en compte la fréquence des actes ni leur intensité, revient à produire une égalité de comportement artificielle. Cette construction vise à nier les inégalités de genre et participe à leur pérennisation ».[28] Autant les statistiques genrées, réclamées à juste titre par les associations de défense des femmes victimes en Belgique, sont indispensables pour dénoncer et démontrer le phénomène, autant les désaccords entre chercheuses.eurs[29] basés sur les chiffres posent la question de leur efficacité du point de vue de la lutte féministe contre les violences masculines au sein du couple. Ou en tout cas, ces désaccords posent la question des conditions dans lesquelles les chiffres doivent être utilisés pour soutenir la lutte.

A ce propos, Pauline Delage[30] rappelle qu’on peut démontrer « l’asymétrie de genre » aux dépends des femmes (ou de celleux qui sont assimilés à l’identité sociale « femme ») en mobilisant deux types de savoirs : le quantitatif et le qualitatif. La tentation existe de privilégier le premier, notamment pour convaincre en s’appuyant sur des données apparemment « neutres » et « objectives », sans avoir à employer des mots tels que féminisme ou domination qui semblent marqués idéologiquement et peuvent encore rebuter le grand public ou le monde politique. Avec le risque qu’une analyse de genre un peu fine passe à la trappe, et que les chiffres[31] en viennent :

a) à décomposer et fragmenter les violences en de multiples actes apparemment indépendants les uns des autres et qui, considérés de cette façon, perdent de leur sens et semblent se banaliser. Avec pour conséquence, parce que les chiffres éludent des questions-clés (quelles sont les intentions de l’auteur.e ? les actes posés sont-ils isolés ou répétés ? quels impacts ont-ils sur la victime ?), de dissimuler l’aspect systématique et cohérent du processus de domination conjugale tel qu’il se matérialise à un niveau interactionnel/relationnel. Processus qui, d’une part, passe par ce qu’Ewan Stark a appelé le « contrôle coercitif »[32], c’est-à-dire un mix plus ou moins subtil d’humiliation, de harcèlement, d’intimidation et de passages à l’acte violents avec de l’isolement, de la privation de liberté et l’imposition de règles conformes aux stéréotypes de genre. Et qui, d’autre part, dépend étroitement de la façon dont l’auteur justifie ce contrôle et dont les victimes et/ou les réseaux primaires (familles, ami.e.s, collègues) et secondaires (communautés d’appartenance des membres du couple, justice, police,…) adhèrent plus ou moins à ces justifications.

b) à placer le focus sur le niveau relationnel des violences mais en oubliant au passage de prendre en considération la façon dont auteurs et victimes sont situés sur les différentes échelles sociales de valeur : celle du genre bien sûr, mais aussi celles de la race, de la classe sociale, de l’âge,…. Avec pour conséquence de cacher les inégalités sociales entre partenaires et en particulier le contexte de domination masculine dans lequel s’inscrivent les violences conjugales sur le plan sociétal.

Il est clair en tout cas que le mouvement masculiniste peut, dans certains cas, retourner des chiffres en sa faveur et tirer avantage d’une communication autour des violences conjugales qui relègue au second plan ces aspects qualitatifs et mise essentiellement sur les statistiques.

     3-Une approche généraliste et psychologisante

Enfin, Pauline Delage, qui a étudié les conséquences de la professionnalisation et de l’institutionnalisation progressives de la lutte contre la violence conjugale, constate également une tendance à considérer que les violences au sein du couple devraient être traitées sur un plan relationnel, comme toute autre difficulté d’ordre psychologique, ainsi qu’une volonté des pouvoirs publics que le travail social qu’ils subsidient dans le domaine des violences conjugales s’adresse autant aux adolescent.e.s en général, aux gays et lesbiennes…qu’aux femmes hétérosexuelles. Cette tendance à une psychologisation du travail social et à une approche la plus généraliste et inclusive possible des violences entre partenaires participe aussi à la remise en cause d’une prise en charge des violences basée sur une analyse politique et une lecture genrée de la problématique.

C’est surtout le cas aujourd’hui aux Etats-Unis, quand par exemple des associations sont contraintes (et/ou font le choix stratégique) d’utiliser l’expression inclusive « violence entre partenaires intimes » (intimate partner violence) pour préserver leurs subsides, évacuant la portée politique et critique souvent contenue –de façon implicite, il est vrai- dans les mots « domestic violence ». Mais on peut percevoir ce type de logiques à l’œuvre en Europe de l’Est (comme en Pologne par exemple où les inégalités entre les genres sont observées sur un plan statistique sans que les causes sociologiques de celles-ci et donc la domination masculine ne soient prises en considération) ou en Suisse (où on choisit de parler de « violences domestiques » afin d’intégrer -de noyer ?- les violences conjugales au sein de l’ensemble plus vaste des « violences familiales » et où les couples et familles concerné.e.s sont invité.e.s à passer par des consultations en hôpital qui placent d’emblée les violences sur le terrain de la santé mentale)[33]. Comme la chercheuse qui met cette tendance en lumière, nous pensons que ces façons de concevoir les violences conjugales ne relèvent pas d’un complot masculiniste global mais que les mouvements masculinistes les influencent et en bénéficient en retour.

C * En conclusion

Deux ensembles de discours sur les violences conjugales cohabitent donc aujourd’hui en Belgique. Le premier, que nous portons en tant qu’association féministe, rappelle que ce sont les femmes (et par conséquent leurs enfants) qui sont globalement victimes de violences conjugales et que ces dernières représentent à l’échelle sociétale un grave problème que les Etats doivent prendre à bras le corps. De tels propos, soutenus par un mouvement féministe à la fois diversifié et vigoureux, sont d’ailleurs majoritaires dans l’espace politique et médiatique à l’heure actuelle sans que cela fasse polémique[34] : un peu comme si cette vision des choses était acquise, ancrée. Mais si ancrage il y a, il reste relatif et bel et bien fragile, comme le montre la présence conjointe d’un second ensemble de discours défendant les divers arguments que nous avons présenté dans cette analyse, qu’ils soient clairement antiféministes ou apportent involontairement du grain à moudre à une idéologie masculiniste.

Dans ce contexte, les associations de terrain et toute personne, qu’elle soit femme ou homme, ou collectif (on pense à des comités de quartier, par exemple) que cette problématique intéresse ou bouleverse ont un rôle de vigilance à tenir face à l’influence souvent discrète mais réelle des antiféminismes.

Cette lutte passe par un outillage intellectuel pour contrer leurs arguments, déconstruire les mythes tenaces en matière de violences conjugales[35] et défendre les mots les plus justes pour décrire la réalité des violences dans les couples et les familles, ceux qui nous semblent les plus utiles[36] à une société réellement mobilisée pour « enrayer le fléau des violences conjugales » [37].

Enfin, sur un plan plus pragmatique, l’engagement pour une approche féministe des violences conjugales passe par la défense de la mise en application de l’ambitieuse Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe « pour la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et les violences domestiques ». Car, comme l’a montré le premier rapport alternatif sur la mise en œuvre de la Convention[38], la tâche reste immense.


Pour citer cette analyse :

Roger Herla, "Comprendre et combattre les violences conjugales : les lunettes de genre face aux antiféminismes" Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), novembre 2020. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/336-comprendre-et-combattre-les-violences-conjugales-les-lunettes-de-genre-face-aux-antifeminismes

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Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] En protégeant l’individu et la famille de l’intrusion de l’Etat, le libéralisme initié par le philosophe anglais John Locke au 17è siècle a eu notamment pour effets de renforcer le pouvoir des hommes et des pères sur femmes et enfants.

[2] http://www.leparisien.fr/societe/confinement-l-onu-exhorte-le-monde-a-proteger-les-femmes-06-04-2020-8294613.php

[3] https://www.franceinter.fr/monde/les-signalements-lies-a-des-violences-contres-les-femmes-explosent-un-peu-partout-dans-le-monde

[4] https://www.memoiretraumatique.org/violences/violences-faites-aux-femmes.html  ou encore https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/violence-against-women

[5] http://www.endvawnow.org/fr/articles/301-consequences-et-couts.html?next=302

[6] https://www.cvfe.be/services/violences-conjugales/je-veux-comprendre/violence-de-genre

[7] On pense au droit à la liberté (d’opinion, de parole ou encore de mouvement), à celui de travailler et /ou d’accéder à l’éducation…et bien sûr au droit à la vie.

[8] Saïd Bouamama, Yvon Fotia, Jessy Cormon, « Le Dictionnaire des Dominations », Syllepse, 2012 p.180.

[9] Expression née aux Etats-Unis (rape culture) dans les années 1970 et devenue populaire en France dans la lignée du mouvement #Metoo. Elle présente le viol (et les violences sexuelles en général) comme un enjeu non pas individuel mais sociétal car culturel. Via cette expression, les féministes dénoncent la banalisation du viol et de l’agression sexuelle qui passe par un ensemble de croyances et de mythes largement partagés dans la population en général.

[10] Lire par exemple à ce propos R.Herla, « Apports féministes à la critique du travail », 2018 : https://www.cvfe.be/publications/analyses/53-apports-feministes-a-la-critique-du-travail

[11] On retrouve cette expression dans la définition de la conférence interministérielle belge citée ci-dessus.

[12] Lire à ce propos «L’approche politique des violences conjugales ? Indispensable mais pas suffisante. Atouts et écueils d’un modèle féministe ‘ intégratif’ ». (titre et sous-titre provisoires - analyse à paraître en décembre 2020 sur www.cvfe.be/publications).

[13] F.Dupui-Déri, « La crise de la masculinité », Editions du Remue-Ménage, 2018, p.19.

[14] De ce point de vue, ce texte s’inscrit dans la lignée de « Penser contre la notion de ‘profil-type’ » (https://www.cvfe.be/publications/analyses/90-penser-contre-la-notion-de-profil-type-defense-d-une-approche-politique-des-violences-conjugales), d’« Avantages et limites d’une classification » (https://www.cvfe.be/publications/analyses/89-avantages-et-limites-d-une-classification-l-exemple-des-violences-conjugales), et de « Le discours masculiniste : l’apologie de la domination masculine et autres idées réactionnaires » (https://www.cvfe.be/publications/analyses/95-le-discours-masculiniste-l-apologie-de-la-domination-masculine-et-autres-idees-reactionnaires#_ftnref15), rédigées par le CVFE en 2017.

[15] H.Andriamandroso, «  La violence conjugale : une cible privilégiée des discours masculinistes en France et en Espagne », extrait de « Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui », sous la dir. de Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Puf, 2019, pp.385-409. Les propos repris dans les paragraphes qui suivent s’appuient sur cet article.

[16] La « loi organique des moyens de protection intégrale contre les violences de genre » encadre les moyens de prévention et de réaction de l’Etat face aux violences de genre, et en particulier aux violences conjugales, via les services sociaux, la police et la justice. Elle reste à ce jour considérée comme la plus ambitieuse et aboutie d’Europe.

[17] Lire à ce propos l’interview de Valérie Rey-Robert dans la revue en ligne Ballast « Le problème : c’est la manière dans les hommes deviennent des hommes » : https://www.revue-ballast.fr/valerie-rey-robert-le-probleme-cest-la-maniere-dont-les-hommes-deviennent-des-hommes/ . Mis en ligne le 24/4/2020.

[18] Président depuis 2000 du CA de la Ligue française pour la santé mentale

[19] Extrait de l’introduction à « Un siècle d’antiféminisme », Christine Bard (sous la dir. de), Fayard, 1999. Cité par Florence Laffut dans « ‘Femmes contre le féminisme’ ou l’antiféminisme ordinaire », CVFE, 2015 : https://www.cvfe.be/publications/analyses/221-femmes-contre-le-feminisme-ou-l-antifeminisme-ordinaire#_ftn2

[20] Florence Laffut, op.cit.

[21] Diane Lamoureux, « L’antiféminisme comme conservatisme », toujours extrait de « Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui », sous la dir. de Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Puf, 2019, pp.51-77.

[22] Op.cit

[23] A paraître en décembre 2020 sur www.cvfe.be/publications.

[24] On peut se faire une idée plus précise sur le contenu des recherches en question via l’article de François Bonnet, « Violences conjugales, genre et criminalisation : synthèse des débats américains », Revue française de sociologie, 2015/2 (Vol. 56), p. 357-383 : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2015-2-page-357.htm.  Notons qu’en faisant l’inventaire de certaines de ces recherches sans le recul critique nécessaire, ce sociologue semble s’inscrire lui-même dans ce courant contestable, véritable pain bénit pour les associations masculinistes.

[25] Comme le constate notamment Francis Dupui-Déri dans « La crise de la masculinité », op.cit., pp.273-274 : « En effet, les enquêtes téléphoniques peuvent apporter bien des informations quant aux perceptions des unes et des autres, mais les méthodes s’appuyant sur des questionnaires téléphoniques sont très peu fiables pour obtenir des données chiffrées sur les cas de violence. Le taux de refus de répondre à des questions sur un sujet si délicat est généralement élevé et les cas les plus graves sont sous-représentés. »

[26] Comme par exemple les données obtenues via la contestable conflict tactic scale que critiquait Emmanuelle Mélan dans un article publié dans Champ Pénal en 2017 (« Violences conjugales et regard sur les femmes » : https://journals.openedition.org/champpenal/9574). Ou encore une enquête sur les violences entre (ex-) partenaires intimes chez les adolescent.e.s canadien.ne.s : https://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/sante/bulletins/zoom-sante-201405-44.pdf)

[27] Qui relève de ce que le psychologue étasunien Michael P. Johnson a nommé « résistance violente ».

[28] Lucie Jouvet-Legrand, « Violences conjugales : une montée du courant masculiniste ? », SociologieS [En ligne], Débats, Penser les inégalités, mis en ligne le 14 avril 2018, consulté le 10 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/6620  

[29] Lire notamment à ce propos Jean-Louis Simoens et col. « Avantages et limites d’une classification. L’exemple des violences conjugales », CVFE, 2017, op.cit.

[30] Pauline Delage, « Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique », Presses de Sciences Po, 2017.

[31] A part sans doute certaines statistiques qui semblent parler d’elles-mêmes à l’image du nombre d’homicides commis dans le cadre d’une relation de couple…dont les femmes sont plus de 8 fois sur dix les victimes dans les couples hétérosexuels. Dupui-Déri, op.cit., pp.274-275.

[32] Ewan Stark, « Une re-présentation des femmes battues. Contrôle coercitif et défense de la liberté », extrait de « Violences envers les femmes : réalités complexes et nouveaux enjeux dans un monde en transformation », Maryse Rinfret-Raynor et col. (sous la dir. de) Presse Universitaire du Québec, 2013, pp. 33-52.

[33] Pauline Delage, op.cit., pp.220 et sv.

[34] Comme on l’a vu notamment en marge du confinement, au printemps 2020.

[35] Lire à ce propos Sandra Roubin, « Les mythes liés aux violences conjugales dans le cadre des relations hétérosexuelles », CVFE Publications, 2019 : https://www.cvfe.be/publications/analyses/302-les-mythes-lies-aux-violences-conjugales-dans-le-cadre-des-relations-heterosexuelles-2

[36] Lire à ce propos R.Herla «‘Violences conjugales’ : une expression à revoir ? », à paraître en décembre 2020 sur www.cvfe.be/publications)

[37] Expression de Marlène Schiappa, Secrétaire d’Etat en charge de l’égalité femmes hommes en France, citée dans La Croix en octobre 2018 : https://www.la-croix.com/France/Securite/Violences-conjugales-mesures-annoncees-Marlene-Schiappa-2018-10-01-1200972819

[38] Dont voici un résumé disponible sur le site du CVFE : https://www.cvfe.be/images/actualites/resume_istanbul._final.pdf

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