Apports féministes à la critique du travail
Nous proposons dans cette analyse une introduction à la critique féministe du travail. Féministe parce qu’elle envisage les rapports de force complexes qui se jouent sur le terrain du travail tout en tenant compte des inégalités entre hommes et femmes.
Nous présentons ici certains des apports des sciences sociales -récents ou plus anciens- qui nous semblent les plus stimulant.e.s et utiles pour toute personne ou groupe susceptible de se questionner afin de construire son propre point de vue sur ce thème si central à nos existences.
(…) pour être pleinement critique, la sociologie (…) doit toujours avoir une argumentation sans faille pour montrer que tel possible s’est réalisé au détriment d’autres. Et c’est en montrant ces possibles (par l’analyse des résistances et des luttes par exemple ou par le travail sur archives) que la sociologie critique peut contribuer à nourrir les pratiques émancipatrices »
Elsa Galerand et Danièle Kergoat (en s’appuyant sur des écrits de Lucie Tanguy),
extrait de l’article « Les apports de la sociologie du genre à la critique du travail »
Nous résumerons d’abord les réflexions issues du féminisme matérialiste français sur la division sexuelle du travail, c’est-à-dire sur le partage arbitraire des tâches professionnelles et domestiques entre hommes et femmes. Puis celles de chercheuses qui ont approfondi l’analyse des processus de reproduction sociale, c’est-à-dire des conditions qui rendent possibles le renouvellement de la force de travail et de la vie tout court –le plus souvent aux dépends des femmes.
Après avoir abordé ces deux concepts-clés (division sexuelle du travail et reproduction sociale), nous verrons comment une approche historique et genrée du salariat permet de prendre la mesure des conséquences sur la vie des femmes de la division sexuelle du travail (salarié et domestique). Enfin, nous aborderons la façon dont le travail, que ce soit dans ses aspects les plus physiques ou dans les émotions qu’il suscite, est influencé par les normes de genre mais participe également à créer ou entretenir celles-ci.
1. Féminisme matérialiste et reproduction sociale
Les métiers se sont construits au fil des siècles et continuent de se construire sur une base socio-sexuée. C’est-à-dire, comme vous l’avez sans doute remarqué, que les activités professionnelles ne sont pas partagées équitablement entre hommes et femmes. Un homme n’a pas statistiquement les mêmes chances de devenir puériculteur qu’une femme d’être puéricultrice. Et une fille a, encore aujourd’hui, proportionnellement à peu près les mêmes chances de devenir ingénieure qu’un garçon instituteur en maternelle.
C’est un des aspects de ce qu’on appelle la division sexuelle du travail.
Cette division on la retrouve également au niveau du travail domestique, comme nous le verrons plus loin.
Pourquoi ces différences ? A qui profitent-elles ? Comment se construisent-elles et se perpétuent-elles ?
Ce sont les questions qu’abordent des sociologues et anthropologues depuis la fin des années 60. Principalement des femmes, et notamment des chercheuses féministes, mais pas seulement. C’est une démarche de sociologie du genre, du nom de ce courant de la sociologie critique qui tente essentiellement de repérer les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la production des normes et des injonctions qui font et défont les identités de genre. Cette démarche de recherche est marquée par des disputes, des désaccords, des remises en question stimulantes ainsi que par l’importance centrale du travail dans son analyse[1].
Dès les années 70, la division sexuelle du travail est analysée en Italie par Paola Tabet, Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici, aux USA par Margaret Benston puis Michelle Barret et en France par Christine Delphy et Danièle Kergoat, entre autres. Toutes portent un regard fortement influencé par le marxisme et le concept de lutte des classes mais en dénonçant les limites d’une analyse marxiste qui assimilerait de façon réductrice le travail au travail salarié et l’exploitation à l’exploitation salariale alors que le travail se joue aussi dans la sphère privée (à la maison) et que l’exploitation ne se limite pas aux rapports de classe mais est également présente dans les rapports entre les races et entre les sexes.
a) Féminisme matérialiste
L’approche du travail de Christine Delphy et de ses camarades francophones, en particulier, se veut avant tout ancrée dans le quotidien le plus tangible. Elles parlent d’ailleurs de féminisme matérialiste : dans la lignée, notamment, des féministes anglo-saxonnes du 19è siècle[2] elles placent le travail au centre de leur regard critique -en considérant que « ce que les êtres humains sont coïncident avec ce qu’ils produisent et la manière dont ils le produisent »[3]- et s’intéressent avant tout au concret de la vie des personnes (comment je gagne ma croûte !).
Elles considèrent aussi que nos vies sont marquées par des rapports sociaux : des rapports de force qui font qu’on accède ou pas à des privilèges selon qu’on appartient à tel ou tel groupe social (hommes/femmes, ouvriers/patrons, noirs/blancs, homos/hétéros). Dans le cas des rapports entre hommes et femmes on parlera de rapports sociaux de sexe. De tels rapports de force ne sont jamais joués pour de bon, définitivement : ils « se reconfigurent, se jouent et se rejouent en permanence et (…) se déplacent dans l’espace et dans le temps, en fonction des pratiques concrètes et en particulier en fonction de la division du travail concret (prescrit et réel ; visible et invisible ; payé et gratuit). »[4].
Quelques années avant la mise au point et le développement du concept d’intersectionnalité[5] par les chercheuses et activistes noires américaines, la critique du féminisme matérialiste porte donc simultanément son analyse sur les inégalités sociales (donc les rapports sociaux de classe) et sur les inégalités liées au genre (compris ici comme des rapports sociaux de sexe). Elle tente de comprendre comment concrètement ces deux types de rapports de domination (capitalistes-ouvriers / hommes-femmes) se rencontrent, se complètent, s’imbriquent.
Ce que les féministes matérialistes soulignent (ou rappellent) c’est que :
- la maison est un lieu de travail tout comme l’usine ou les champs. Or, la première division sexuelle du travail que construisent les sociétés humaines est celle qui sépare et hiérarchise l’activité publique et l’activité domestique : « travail » d’un côté et hors-« travail » de l’autre, rémunération et reconnaissance sociale d’un côté et travail gratuit et « naturel » donc invisible de l’autre.
Il faut noter que si Christine Delphy en propose une théorisation novatrice et stimulante, elle n’est pas pour autant la première à aborder ces questions qui ont été formulées et parfois travaillées très concrètement bien plus tôt. Ainsi, au 19è siècle la lutte pour l’indépendance économique des femmes et la socialisation, donc le partage, du travail domestique a été portée par des femmes américaines telle que Melusina Peirce. Tandis qu’à partir des années 30, aux USA toujours, des femmes noires contraintes à travailler en dehors de leur foyer en tant que domestiques, dénonçaient déjà les « doubles journées » des femmes et bataillaient pour que le travail (de) domestique soit reconnu et (mieux) rémunéré[6].
- le travail réalisé à la maison -essentiellement par les femmes encore aujourd’hui, nous y reviendrons[7]- est une production au même titre que la production capitaliste (qui vise, elle, à transformer de la matière ou des compétences en biens ou en services échangeables sur le marché et générateurs de profits). C’est la notion de production domestique (qui est au cœur de la théorie de Christine Delphy[8]).
Ce travail est dit reproductif : c’est-à-dire qu’il permet la reproduction de la force de travail et de la vie tout court par les soins, la nourriture, le ménage et les tâches multiples qu’il implique, mais aussi par l’écoute, l’attention, l’empathie, etc.. On peut d’ailleurs à ce propos parler d’activités de care –c’est-à-dire liées au fait de prendre soin.
Ces multiples actions, le plus souvent invisibles, rendent pourtant possible la production de richesse et participent donc à l’accumulation capitaliste sans être reconnues comme telles. Elles relèvent de ce qu’on appelle une externalité positive –soit un élément qui fait fonctionner le système capitaliste sans être officiellement pris en compte par celui-ci[9].
- le travail salarié ET le travail domestique sont divisés sexuellement. Or, puisque cette division s’inscrit dans les rapports sociaux de sexe décrits ci-dessus, elle va de pair avec une hiérarchie : la différence n’est pas neutre, elle place les uns et les autres à des places plus ou moins valorisées, plus ou moins (ou pas du tout) rémunérées, plus ou moins dépendantes de l’autre, etc. Autrement dit ce n’est pas une division des tâches négociée et complémentaire : c’est un état de fait qui s’impose aux hommes comme aux femmes… mais à l’avantage des hommes qui en bénéficient directement (confort quotidien, reconnaissance sociale et conjugale) et indirectement (possibilité concrète de se consacrer au travail salarié, donc de gagner en autonomie).
Publié dans Le Torchon brûle, n°1, 1971, p. 8 - Source BNF[10]
b) Reproduction sociale
Ces réflexions nées dans les année 70 se sont prolongées dans les débats autour de la reproduction sociale[11]. La reproduction sociale représente pour de nombreuses féministes un outil de dénonciation des inégalités de genre. Ce concept permet en effet de montrer comment l’organisation de la reproduction de la vie (au quotidien et à travers les générations) est définie selon les lieux et les époques comme relevant du privé ou du public et a une influence majeure sur les relations entre hommes et femmes.
Un des apports essentiels de ces contributions théoriques est de mettre en lumière le fait que la disponibilité de la force de travail, qu’elle soit celle des employé.e.s ou celle des ouvrie.è.r.e.s, dépend de l’organisation familiale : ce ne sont pas deux mondes parallèles mais bien deux espaces étroitement interdépendants. L’exploitation des salarié.e.s s’appuie sur l’oppression des femmes au sein du foyer puisque c’est sur elles que reposent essentiellement les tâches ménagères. Cette responsabilité et cette division sexuelle du travail reproductif sont plus ou moins tacites ou officiellement encouragées par l’Etat. Comme c’était par exemple le cas aux Etats-Unis au cœur du siècle dernier, lorsque la société entière était structurée par une conception fordiste du travail caractérisée par « la production de masse, les heures de travail relativement réduites, les salaires élevés pour l’aristocratie ouvrière et la consommation de masse rendue possible par les revenus du ‘soutien de famille masculin’ »[12]
« Ce que Betty Friedman devait appeler la « mystique féminine » et que Peter Filene décrivit plus précisément comme une « mystique domestique » traversa la fin des années 1940, 1950 et 1960 : dans des dizaines de millions de logements de banlieue pavillonnaires, financés par des prêts immobiliers et meublés grâce au crédit, les hommes se voyaient comme des « propriétaires » et les femmes comme des « gestionnaires » de maison. Lorsque la nouvelle génération de féministes composée d’enfants issus de ces familles apparut, elle porta une revendication puissante : la fin de la division sexuelle du travail domestique. »[13]
Les discussions sont vives et toujours en cours entre chercheuses et militantes féministes quant à savoir comment exactement se joue cette relation de co-dépendance entre exploitation du travail salarié et oppression de genre. Ces débats doivent d’ailleurs intégrer une dimension supplémentaire sous peine de passer à côté d’un enjeu majeur : c’est l’oppression raciale. Celle-ci peut encore prendre la forme de l’esclavage[14] mais, de façon générale, se renouvelle sans cesse et se fond littéralement dans le paysage, notamment via l’exploitation du travail domestique comme le rappelle par exemple Caroline Ibos[15] :
« Le libéralisme s’est en effet attaché à exclure le travail domestique de la performance économique. Dissimulant dans les plis des arrangements privés l’importance cruciale du travail domestique pour le maintien du système dans son ensemble, il a conduit à ce que ce travail soit assumé gratuitement ou à moindre coût. C’est une des raisons pour lesquelles lorsqu’ il est rémunéré il est souvent pris en charge par des femmes marginalisées, étrangères au groupe dominant. A l’échelle locale, ce phénomène est ancien, mais les migrations intercontinentales du 20è siècle et la mondialisation économique contemporaine lui ont conféré une nouvelle dimension politique »
Le capitalisme pourrait-il seulement se passer de la domination masculine et de la racialisation de populations entières[16] ? Comment expliquer de façon convaincante cette si étroite connivence ? Analyser la reproduction sociale comme étant étroitement imbriquée à la production capitaliste demande de privilégier une « théorie unitaire » qui englobe l’exploitation des femmes, celle des personnes racisées et celle des salarié.e.s.
De telles questions continuent à faire débat[17] mais de notre point de vue les critiques les plus fertiles et pertinentes sur notre société sont bel et bien celles qui la considèrent dans sa globalité. Ce qui implique, concrètement, d’associer au maximum à l’analyse féministe un regard lucide sur les enjeux de races et une critique sévère des fonctionnements contemporains du capitalisme[18].
2. Impacts de la division sexuelle du travail
- En ce qui concerne le travail salarié, on trouve de multiples exemples concrets de discrimination au sein du monde ouvrier dans le livre de M. Maruani « Travail et emploi des femmes »[19]. Elle y rappelle par exemple comment des emplois extrêmement proches dans les faits ont été définis comme plus ou moins qualifiés selon qu’ils sont considérés comme « masculin » ou « féminin ».
Elle stipule donc que la division sociale et technique du travail recoupe la division sexuelle en montrant comment les femmes se retrouvent majoritairement dans des emplois considérés comme peu qualifiés donc peu reconnus socialement et peu rémunérés (dans les livres de sociologie du travail des années 60 par exemple, les ouvriers qualifiés sont par définition des hommes, blancs…pas de traces ou presque de l’ouvrière, encore moins de l’ouvrière qualifiée, pas non plus d’analyse de son absence).
Ceci alors même que des tâches moins qualifiées donc moins bien payées requièrent en fait toutes sortes de compétences qu’il est confortable de penser comme étant « naturellement féminines » mais qui sont au fond des compétences acquises par les femmes sur le terrain auquel elles sont assignées : celui des tâches ménagères (savoir réaliser deux mouvements à la fois, dextérité, vivacité, etc…).
Ce que démontre une approche historique et sociologique genrée des parcours professionnels c’est que l’exploitation vécue par les femmes dans le travail salarié n’est pas une exploitation similaire à celles des hommes mais qui serait simplement plus forte : c’est une exploitation spécifique, liée à leur sexe, ou plutôt à ce que la société associe à leur sexe et leur impose en tant que femmes : la domination masculine et l’exploitation capitaliste se recoupent et se nourrissent mutuellement (en ce sens, elles sont donc « co-extensives »[20]).
- Sur le terrain du travail domestique ensuite, la grande majorité des femmes a toujours travaillé, y compris en dehors de la maison, ne fût-ce que parce que c’était indispensable à l’économie familiale. On pense par exemple aux agricultrices qui travaillent, ici et ailleurs dans le monde, avec ou sans leur mari et très souvent sans que leur apport ne soit reconnu et rémunéré[21]. Par ailleurs, depuis 50 ans, le renouvellement de la population active a été assuré notamment par les femmes et la tertiarisation[22] de l’emploi.
Mais ce sont les femmes qui ont géré et continuent de gérer l’essentiel des tâches ménagères et de care, y compris quand leur temps de travail salarié est équivalent à celui du compagnon. En France en 2010, le travail domestique considéré dans sa version restreinte (c’est-à-dire n’incluant ni les jeux avec les enfants ni le bricolage mais bien la cuisine, la vaisselle, le rangement, le soin maternel aux enfants et aux personnes dépendantes, conduire, accompagner les enfants ou autre personne) représentait en moyenne 20h32 minutes pour une femme contre 8h38 à leur conjoint[23]. Les données chiffrées montrent aussi qu’il y a bien une évolution vers un partage plus équitable de ces tâches…mais si lente qu’on en devine la fragilité[24].
Cet état de fait, ce déséquilibre signifie in fine moins de temps libre mais aussi moins de possibilité en termes d’emploi, donc en termes d’autonomie financière, pour les femmes.
C’est notamment à partir de telles analyses des inégalités devant les tâches ménagères et les activités de soin aux proches qu’une réflexion et des propositions de réduction collective du temps de travail peuvent s’amorcer. C’est le cas par exemple en Belgique du côté des Femmes Prévoyantes Socialistes[25]. Car « la redistribution de ce travail non payé entre les hommes et les femmes, par l’allégement des charges qui pèsent sur les femmes, favorise leur accès au travail payé et à l’indépendance économique, mais passe par un temps de travail réduit pour tous »[26].
3. Le travail construit le genre (et en particulier les rapports sociaux) autant qu’il en découle
Les rapports sociaux entre femmes et hommes et la différence entre les sexes traversent les âges de la vie et les contextes. Ils prennent forme et s’entretiennent également dans la vie professionnelle. Ce qu’on y fait, les gestes qu’on y pose dans les interactions avec les autres, comme les émotions que nous y ressentons (et que nous acceptons ou pas de ressentir !), nous construisent une identité professionnelle mais une identité professionnelle sexuée : féminine ou masculine.
Toutes sortes d’études démontrent combien les actions et même les sentiments qu’on éprouve dans le cadre du travail sont transformés par le travail en question, sont le fruit d’une adaptation des femmes (et des hommes) à ce qui est attendu d’elles en fonction de leur sexe[27].
Telle chirurgienne devra adopter un management non-autoritaire et arborer des marques visibles de féminité (rouge à lèvres, par exemple) pour rassurer sur son identité sexuelle, contrebalancer la forte connotation masculine de sa fonction dans l’hôpital et ainsi être acceptée par l’équipe qui l’entoure, essentiellement composée de femmes.
Les infirmières vont quant à elles développer ou renforcer une aptitude à la compassion envers leurs patient.e.s (« à la sensibilité au malheur de l’autre ») qui leur permet de maintenir du sens à leur métier malgré les contraintes institutionnelles de plus en plus lourdes et met en même temps à distance leur propre souffrance. Cette sensibilité « typiquement féminine »[28] n’est donc pas simplement spontanée ou naturelle mais fait partie des stratégies auxquelles elles ont recours pour tenir leur place.
Un dernier exemple est issu du monde du nettoyage où les hommes sont minoritaires mais se distinguent des femmes en assumant -et s’appropriant par la même occasion- le travail sur échafaudage considéré comme marqueur de virilité et… mieux rémunéré que le travail dans les bureaux.
Ce qu’on observe c’est que c’est comme si on devait jouer un rôle, agir de la façon qui est attendue de notre sexe. Tenter au maximum de correspondre physiquement aux idéaux de masculinité ou de féminité et pour cela agir comme si c’était naturel (cf. chirurgienne, infirmières) alors qu’il s’agit de constructions sociales. Risquer à tout moment de se (voir) refuser telle ou telle orientation professionnelle parce que ce corps n’y a pas sa place (ce fut le cas longtemps des femmes dans la médecine spécialisée, par exemple).
Or en jouant ces rôles conformes aux stéréotypes liés à leur genre, hommes et femmes limitent leurs propres possibilités de développement (voire d’épanouissement), participent au maintien d’une différenciation des corps et de la distribution des places qui l’accompagne (un tel corps est légitime à telle place tandis qu’un autre pas) et entretiennent malgré elles.eux les rapports sociaux de sexe. Avec cette constante : « la construction de la différence sexuée au travail se fait le plus souvent aux détriment des femmes, que ce soit dans les métiers majoritairement féminins, masculins ou mixtes ».
Conclusion
Les critiques exprimées depuis le 19è siècle par différents mouvements de femmes sur la division sexuelle du travail et ses conséquences restent d’une actualité brûlante. Certes, les réalités vécues par les femmes varient au fil du temps et selon les zones du monde où se porte le regard mais la domination masculine, en interaction étroite avec les rapports de force entre classes sociales qui se jouent sur le terrain du salariat, continue de s’incarner notamment à travers les places qu’hommes et femmes peuvent ou non occuper dans le monde du travail et par conséquent à travers la façon dont sont ou pas reconnues et rémunérées leurs productions respectives (qu’elles soient matérielles ou immatérielles).
Découvrir ou approfondir ces analyses constitue à nos yeux une étape fort importante dans la perspective d’une lecture critique de nos propres rapports au travail, de nos trajectoires professionnelles ainsi que du contexte politique et social qui les rendent possibles.
Les analyses qu’on a présentées rapidement ici dénoncent les inégalités de genre liées à la division sexuelle du travail et à la façon dont elle participe à façonner les individus et donc à limiter les formes de vie (et de travail) auxquelles nous avons accès. Mais avant tout elles rappellent que les choses se passent ainsi mais pourraient se passer autrement. Elles sont donc des outils pour questionner nos réalités en déjouant à la fois la naturalisation de processus ou de situations qui sont en fait le produit d’une construction sociale et les logiques culpabilisatrices propres à l’état social actif[29].
Si ce regard critique porté sur nos propres conditions de vie (au travail) n’a pas le pouvoir de transformer celles-ci d’un instant à l’autre, il offre sans aucun doute à celles et ceux qui la mène :
- un soutien dans leurs tentatives et leurs désirs plus ou moins conscientisés d’émancipation, autrement dit de résistance à ce qui limite leurs possibilités de choix, à ce qui les assigne à telle ou telle place,
- des arguments pour se positionner clairement, individuellement et/ou en tant que groupe, par rapport aux propos d’un.e amie, aux demandes d’un compagnon, à des mesures politiques.
Pour citer cet article:
Roger Herla, "Apports féministes à la critique du travail", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), mai 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/53-apports-feministes-a-la-critique-du-travail
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] ibid.
[2] Lire par exemple à ce propos l’extrait du livre de Dolores Hayden « The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs For American Homes, Neighborhoods, and Cities » (1981) disponible à cette adresse : http://revueperiode.net/ford-et-kollontai/ (dernière consultation le 20/3/18)
[3] Galerand Elsa, Kergoat Danièle, op.cit.
[4] Ibid.
[5] L’intersection dont il est question ici, c’est celle entre les différentes formes de discriminations vécues par la même personne ou la même communauté. Lire par exemple à ce propos les notices Black Feminism et Discriminations multifactorielles dans le « Dictionnaire des dominations » du Collectif Manouchian, Syllepse, 2012, pp.66-69 et pp.139-141.
[6] Se référer au guide de lecture Féminisme et reproduction sociale proposé par Morgane Merteuil et disponible sur revueperiode.net
[7] Cf le point 2 « Impacts de la division sexuelle du travail » et notamment la note de bas page n°25
[8] « L’ennemi principal 1. Economie politique du patriarcat. », 1998 (1970), Syllepse.
[9] Moulier-Boutang Yann, « Qu’est-ce qu’une externalité aujourd’hui », disponible sur http://parisinnovationreview.com/article/aujourdhui-quest-ce-quune-externalite (dernière consultation le 23/2/18)
[10] Affiche découverte au cœur de l’article de Mona GÉRARDIN‑LAVERGE, « Performativité du langage et empowerment féministe », Philonsorbonne [En ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 16 janvier 2017, consulté le 16 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/917 ; DOI : 10.4000/philonsorbonne.917
[11] Lasset Barbara et Brenner Johanna, « Gender and social reproduction ; historical perspectives », Annual review of sociology, Vl 15, 1989, pp.382-383, consultable sur https://www.jstor.org/stable/2083231?seq=7#page_scan_tab_contents
[12] Farris, Sara, « Féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », Comment s’en sortir ? #1, 2015, disponible sur https://commentsensortir.org/numeros/numeros-parus/numero-1/ (dernière consultation le 21/3/18)
[13] Hayden Dolores, op. cit.
[14] Lire à propos des vies et des combats des esclaves noirs étasuniens le magnifique et terrible roman de Colson Whitehead, « Underground Railroad », Albin Michel, 2017.
[15] Ibos Caroline, « Encyclopédie critique du genre », notice Travail domestique/Domesticité, dir. Juliette Rennes, 2016.
[16] Farris Sara, « The intersectional conundrum and the Nation-State », disponible à cette adresse https://www.viewpointmag.com/2015/05/04/the-intersectional-conundrum-and-the-nation-state/ (dernière consultation le 21/3/18).
[17] Lire par exemple le dossier « Gender and Capitalism : debating Cinzia Arruzza’s’Remarks on gender’ » du Viewpoint Magazine, disponible sur https://www.viewpointmag.com/2015/05/04/gender-and-capitalism-debating-cinzia-arruzzas-remarks-on-gender/
[18] Pour Silvia Federici notamment il est devenu artificiel de lutter d’un côté contre les méfaits du patriarcat via les luttes féministes centrées sur les inégalités de genre et le droit des femmes en laissant à d’autres la question du capitalisme et du néolibéralisme ; lire « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », Période, avril 2014 (d’abord publié en anglais en 1999 puis en français dans Genre, mondialisation et pauvreté. Cahiers genre et développements n°3). Disponible sur http://revueperiode.net/reproduction-et-lutte-feministe-dans-la-nouvelle-division-internationale-du-travail/
[19] Margaret Maruani, « Travail et emploi des femmes », La Découverte, 2017 (5é éd).
[20] Kergoat, Danièle, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans « Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination », dir. Elsa Dorlin, 2009.
[21] Selon Oxfam (https://www.oxfammagasinsdumonde.be/blog/2011/12/28/lagriculture-au-feminin-une-question-de-reconnaissance/#.WrjWZX86_IU) qui cite l’organisation des Nations-Unies pour l’alimentation, les femmes sont responsables de 50% de la production mondiale (et souvent de nettement plus dans les pays du Sud). En France, elles ont été fort longtemps « femmes d’agriculteurs » pour les études statistiques et, selon les époques, considérées comme actives ou non.
[22] La tertiarisation de l’emploi signifie que le travail s’est majoritairement déplacé de l’industrie et la production de biens vers les services –tels l’horeca, l’aide aux personnes, le loisir- dont la production n’est pas matérielle.
[23] Bonnet Carole, « Atlas mondial des femmes. Les paradoxes de l’émancipation. », Autrement, dir. Attamé Isabelle, Brugeilles Carole, Rault Wilfried, pp.66-67.
[24] Voir notamment les cartes du Monde diplomatique (https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/femmes-ecole-travail ) et les données de l’observatoire des inégalités français disponible sur https://www.inegalites.fr/L-inegale-repartition-des-taches-domestiques-entre-les-femmes-et-les-hommes?id_theme=22 (dernière consultation le 26/2/18).
[25] Gillet Julie, « Vous reprendriez bien un peu de temps ? Pour une approche genrée de la réduction collective du temps de travail », disponible sur : http://www.femmesprevoyantes.be/wp-content/uploads/2017/11/Analyse2017-RCTT-approche-genree.pdf
[26] Méda Dominique « Qu’est-ce que la richesse ? »’, Flammarion, 1999, p 235.
[27] Les exemples qui suivent sont issus de la notice Corps au travail rédigée par Natalie Benelli dans « L’encyclopédie critique du genre », op.cit., pp.149-158.
[28] Que la chercheuse Pascale Molinier appelle muliérité pour l’opposer à la notion de virilité.
[29] René Begon et Emilie De Dekker, « Les femmes et les mesures restrictives concernant le chômage : histoire de domination et perspective d’émancipation », Etude CVFE, 2016, disponible sur notre site internet à cette adresse : http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep2016-etude-rb-edd-femmes-chomage-exclusions.pdf