Soumission chimique : les dessous d'un conte sociétal des sexualités viriles

Image par Daniel R de Pixabay
Elles ont dans la vingtaine, peut-être moins, peut-être plus. Elles ont pris l’habitude de faire attention, surtout dans les fêtes. Leurs familles, leurs copains et copines, les médias, tout le monde leur a dit de se méfier. D’être vigilantes à leurs fringues, aux mecs qui les collent d’un peu trop près, à ne pas s’isoler, à surveiller leur verre, à ne pas boire trop d’alcool. Spécialement en soirée. Toutes connaissent une fille, au moins, qui s’est retrouvée dans un état second sans raison apparente, beaucoup trop saoule pour un seul verre, ou même deux. Parfois, ça s’est terminé par une agression sexuelle. Les lieux de fêtes, associés à la détente et aux plaisirs pour les garçons, au relâchement de toute contrainte sociale, sont des lieux dangereux pour les filles[1]. Particulièrement si elles sont jeunes. Il y a des prédateurs et des proies. Heureusement, il y a aussi de bons gars qui s’élèvent contre les « bad boys », qui raccompagnent les copines, veillent sur elles, les défendent si besoin. Les « Nice Boys » protègent les filles des monstres, des « connards », des « Autres ». Le bon cowboy contre les mauvais cowboys. Mais au fait, qui sont ces mauvais cowboys ? Quel rôle les bons cowboys jouent-ils réellement dans cette histoire qui ressemble méchamment à un conte initiatique ? Et si l’ensemble de la société crie « au loup » et enjoint les filles à la prudence, comment questionne-t-elle les loups (et les bergers, ces gentils gardiens) ?
Dans les médias généralistes dépouillés en me penchant sur le sujet de la soumission chimique et de l’Affaire de « Dominique Pélicot et des 50 violeurs condamnés », baptisée par la presse « affaire des viols de Mazan »[2], il semble que ces questions soient encore largement occultées, pour se concentrer sur le renforcement des rôles d’un conte sociétal qu’on nous inculque à la louche. Les dénouements de ce conte sont simples et genrés : la peur et l’insécurité pour les femmes, et le désormais traditionnel « Not all men » [3] (« pas tous les hommes ») pour les hommes, seulement quelques monstres à l’instinct animal, des malades, des « anomalies ». Les hommes ne se sentent donc, au fond, pas vraiment concernés. David, un des fils de Gisèle Pélicot, souligne à quel point il a été choqué par l’absence silencieuse des hommes lors du procès de son père et de ses acolytes, tandis qu’une avalanche de soutien arrivait à sa mère et à la famille de la part de femmes[4]. Il s’engage d’ailleurs à continuer le combat aux côtés de sa sœur, Caroline Darian, dans l’optique de sensibiliser les hommes aux violences sexuelles, et de les inciter à prendre leur place dans le combat au côté des femmes.
Pourtant, la diversité des profils des accusés ne permet plus de passer totalement sous silence le fait que les agresseurs, violant une femme droguée et inconsciente, peuvent avoir un travail respectable, une vie de famille et être socialement bien intégrés, et que la soumission chimique peut avoir lieu dans le couple. Mais ce qui reste à la fin de la lecture et de l’écoute des médias généralistes, c’est le sentiment d’exception d’un mari au comble de la perversité et de violeurs détraqués recrutés sur des sites Internet louches, qui restent des inconnus de la victime. Les médias mainstream nous soumettent une analyse amputée, voire falsifiée, de la soumission chimique et du viol qui a des résultats paradoxaux. D’un côté, ils permettent d’attirer l’attention du public sur un fait de société largement sous-estimé. D’un autre, ils s’adressent davantage aux victimes à qui ils insufflent peur, hypervigilance et sentiment d’impuissance qu’aux agresseurs et aux causes systémiques du viol et de la soumission chimique, la conception même des masculinités de domination (hégémoniques) et de ses scripts sexuels répandus aussi bien auprès des hommes que des femmes. Il en découle des récits qui, qu’ils le veuillent ou non, assurent le jeu des virilités traditionnelles, et ne font pas souvent mieux que nos (arrières) grands-parents quand ils criaient « rentrez vos poules, j’ai sorti mes coqs ! ».
Le sujet valait la peine d’une étude en deux parties, puisque pour réduire à néant le conte validant des sexualités masculines de domination véhiculé par la société et les médias, il faut à la fois abattre les illusions qu’il crée et aller chercher ce qui se cache derrière. Dans la première partie, nous allons décortiquer les petits mensonges, les omissions et autres tours d’illusionnistes qui permettent de maintenir en vie le mythe des vrais et des faux viols, malgré sa mise à mal par différentes affaires judiciaires récentes, et d’insuffler la peur aux filles et aux femmes, histoire qu’elles restent à leur place de femmes. Puis dans la seconde partie, nous partirons découvrir les lieux de fêtes, le rôle de l’alcool et des drogues, des fraternités ou encore de la pop culture avec des hommes. Là, nous interrogerons le rôle des « bad boys » et des « nice boys », celui très accessoire des victimes dans les motifs et les enjeux du viol, et comment tout le monde participe aux scripts sexuels virilistes, bien souvent sans même le soupçonner. Alors seulement nous pourrons émettre des pistes pour sortir de la culture du viol et de la soumission chimique qui s’en prennent directement « à la racine du mal », et non uniquement aux symptômes les plus évidents.
[1] Soumission chimique : un phénomène largement sous-estimé, Le 5/5, C à vous, France Télévisions, 22/05/2023, 01:28 https://youtu.be/E_YnLn3t63E?si=Z9vt1yglG1PEn_aE
[2] Nous verrons plus loin pourquoi nous refusons d’appeler le procès de Domique Pélicot et des 50 violeurs condamnés « Affaire des viols de Mazan », comme l’a fait la presse.
[3] La déferlante « Not all men » sera abordée dans la seconde partie de l’étude, avec ses implications
[4] Viols de Mazan : le fils et le petit-fils Pelicot s'expriment pour la première fois ensemble ce samedi, émission C l’hebdo, diffusée sur France 5 (France Télévisions), 21 déc. 2024, 0:50 de la fin https://youtu.be/KFaMlZx_8tU?si=yXEBkWK67BB4RZgM