Mamans au chômage : quand mobilité et recherche d’emploi ne font pas bon ménage
De nombreux mythes et images négatives sont associés aux demandeuses d’emploi : elles seraient inactives, peu motivées, fainéantes. Pourtant, l’étude de leurs mobilités nous révèlent de nombreux déplacements et un travail conséquent de soin aux autres. Cette étude met en lumière ce travail ainsi que les nombreuses barrières que ces mères rencontrent dans leurs recherches d’emploi, notamment en termes de mobilités.
Introduction
Dans cette étude, nous allons nous intéresser aux mobilités des mères demandeuses d’emploi. Pour ce faire, nous commencerons par mettre en évidence quelques constats généraux concernant les mobilités, en mettant principalement l'accent sur les déplacements des femmes. Nous remarquerons que ces trajets sont représentatifs de l’inégale répartition des tâches entre les hommes et les femmes.
Ensuite, nous réfléchirons aux mobilités dans le cadre de la recherches d’emploi et mettrons en lumière les différentes barrières rencontrées par les mères au chômage. Nous ferons par la suite état des déplacements quotidiens qu’effectuent ces mères demandeuses d’emploi. Nous verrons que, loin d’être inactives, elles se déplacent énormément, notamment dans le cadre du travail de soin et de subsistance qu’elles prennent en charge. Nous montrerons également toutes les stratégies qu’elles mettent en place pour pallier des situations complexes.
Pour conclure, nous réfléchirons à la manière dont les politiques de chômage prennent en compte - ou non - les difficultés quotidiennes que rencontrent ces mères demandeuses d’emploi.
Pour cette étude, nous avons interviewé trois participantes des formations de Sofft : Francine, Mady et Alya1. Sofft est le centre d’insertion socio-professionnelle2 du CVFE qui “depuis 1990 donne des formations aux femmes demandeuses d’emploi” et s’adresse à un “public féminin adulte hétérogène et majoritairement peu qualifié et fragilisé sur le plan social. Il vise par ailleurs à augmenter l’estime et la confiance en soi des participant·e·s et à leur permettre d’initier ou de poursuivre un processus d’empowerment facilitant la prise de leur place dans la société. [...] Le service assure la mise en œuvre de six programmes de formation, dans les domaines de l’orientation professionnelle, de l’initiation informatique et du français langue étrangère3.” Les femmes interviewées ont comme points communs d’être mère d’au moins un enfant de moins de douze ans, d’habiter à Liège et d’être demandeuse d’emploi. Par contre, Francine et Alya ont toutes deux un conjoint tandis que Mady est maman solo. Nous souhaitions donner une place importante à leur voix dans notre étude et avons ainsi inséré de nombreux extraits d’interviews. Durant les entretiens, nous avons demandé aux femmes de dessiner une carte mentale qui “représente les lieux où elles se déplacent régulièrement”. Ces cartes sont également présentes au sein de l’étude. En plus de ces trois entretiens, nous avons interviewé Delphine Dessart, intervenante sociale et d'orientation, formatrice et assistante sociale chez Sofft depuis 2012, afin d'ajouter un regard professionnel et obtenir une vue d’ensemble sur les situations rencontrées par les mères demandeuses d’emploi qui participent aux formations de Sofft. |
Étudier les mobilités
Loin de se limiter à l’étude de nos déplacements, étudier les mobilités c’est étudier la façon dont nous organisons nos quotidiens. Cette approche par les mobilités met en lumière l’articulation de différentes pratiques : comment nous rendons-nous au travail ? Est-ce aisé ou non ? Qui amenons-nous avec nous, qui allons-nous déposer avant de nous y rendre ? Quelles distances parcourons-nous pour les loisirs, les vacances4 ? Les transports en commun sont-ils praticables lorsque nous sommes âgé·e·s ou lorsque nous accompagnons d’autres personnes ? L’approche par les mobilités permet de réfléchir à ces questions ainsi qu’à de larges phénomènes tels que la gentrification5 - où vont les populations chassées de leur quartier et d’où proviennent celles qui les remplacent, et en quoi leurs manières de se déplacer divergent ? - l’accès au logement, aux commerces ou encore les migrations.
Se déplacer ne se résume pas à l’exécution de simples mouvements mais résulte d’un véritable casse-tête qui prend en compte différents paramètres : lieu d’habitat, moyen(s) de transport utilisé(s), santé physique, etc. De plus, nos mobilités quotidiennes sont marquées par la contrainte et répondent à trois impératifs : l’emploi, l’obligation scolaire et la consommation. « Ces différentes contraintes placent d’emblée la mobilité quotidienne sous le signe de la pression, du respect d’horaire, des tensions ou tout au moins de l’exigence d’organisation et de coordination » (Enaux, Lannoy & Lord : 2011).
Nos mobilités reflètent également nos appartenances à différents groupes sociaux. Comme nous le verrons, notre utilisation de l’espace est marquée par notre genre, notre classe mais aussi notre âge, notre santé, notre situation familiale… Se pencher sur les mobilités, c'est explorer les multiples freins et obstacles qui ponctuent nos déplacements. Leur étude nous invite à réfléchir aux diverses infrastructures qui façonnent l'espace public : incluent-elles - ou excluent-elles - les différentes populations ?
Les mobilités posent la question d’une circulation libre dans l’espace public et du droit à l’espace6 et, comme nous allons le voir, cette question est loin de se limiter au seul aspect sécuritaire (Haicault : 2005). Nous n’aborderons d’ailleurs que très peu celui-ci et, à ce sujet, nous vous renvoyons vers l’étude de Vie Féminine “Le sexisme dans l’espace public”.
Quelles mobilités pour les femmes
Depuis plusieurs années, diverses études démontrent que les hommes et les femmes ont des mobilités quotidiennes très différentes. De manière très visuelle, nous pouvons schématiser leurs différents parcours7 de la sorte :
Soulignons que ces écarts en termes de mobilité s’amplifient lorsque les femmes ont des enfants (Gilow : 2023).
Les mobilités représentent - et prolongent à l’extérieur du foyer - l’inégale répartition des tâches domestiques et la prise en charge par les femmes du travail de soin. Le travail de soin regroupe les différentes tâches matérielles et émotionnelles qu’effectuent les femmes pour faire tourner les foyers et prendre soin de leurs proches. Celui-ci peut être rémunéré ou non rémunéré mais lorsqu’il est effectué au sein de son propre foyer, il est réalisé gratuitement. Le travail de soin couvre diverses pratiques matérielles comme la gestion des lessives, des repas, du nettoyage, etc. Ainsi que des pratiques plus relationnelles visant à s’assurer du “confort émotionnel” de l’entourage8 (Le Guennic : 2012).
Ce travail, majoritairement effectué par les femmes, implique de nombreux déplacements : accompagnement des proches (enfants, personnes âgées ou en situation d’handicap…), courses, rendez-vous administratifs, médicaux…
Ces nombreuses mobilités sont combinées et imbriquées dans ce que certain·e·s auteur·e·s nomment des “chaînes de déplacements”. Les chaînes de déplacements sont une “succession de déplacements (caractérisés par une origine, une destination, un motif – école, achats, travail... – et un ou plusieurs modes) effectuée par un individu entre son domicile comme lieu de départ et son domicile comme lieu d’arrivée, à condition que le retour soit effectué le même jour.” (Demoli & Gilow : 2019) Les femmes effectuent donc des trajets “maison → accompagnement → travail → accompagnement → maison” tandis que les hommes se contentent d’un trajet “maison → travail → maison”. (Gilow, Paternotte, & Sacco : 2018).
Carte mentale réalisée par Francine qui illustre ces chaînes de déplacement.
Notons que si les femmes effectuent plus de trajets que les hommes, elles parcourent au final moins de kilomètres qu’eux sur la journée. En effet, ces trajets de soin s’effectuent généralement dans un périmètre limité qui se construit dans la proximité (Gilow, Paternotte, & Sacco : 2018), nous reviendrons sur ce sujet.
Ces chaînes de déplacement multiples demandent une grande charge mentale9 et organisationnelle qui génère du stress et de la fatigue10. Les trajets sont calculés et rationalisés afin de les regrouper et perdre le moins de temps possible. Chaque couac ou retard a une implication sur l’ensemble de la chaîne (Gilow, Paternotte, & Sacco : 2018).
“Parce que quand on parle de mobilités, je fais que ça en fait. Quand je suis arrivée ici j’ai commencé une vie de famille, donc j'étais moins disponible, j’ai fait plus de tours mais à l’interne, à Liège, entre centre commercial, hôpital, maison… Et même dans la maison, je fais des kilomètres. Et ce n’est pas que je me déplace pour aller visiter, découvrir… Non. Je ne suis plus à une phase de ma vie où je peux le faire. Là, je m’occupe des enfants et je fais pour que les enfants plus tard puissent mettre des choses en place pour s’épanouir plus facilement. À un moment donné aussi, quand j’ai accouché de ma deuxième fille, trois mois après, j’ai commencé une formation et il fallait prendre le bus pour y aller. D’abord, il fallait déposer les enfants à la crèche et puis il fallait y aller à cette formation d’aide familiale et j’y allais le matin très tôt. Et donc j'ai fait ça pendant deux ans et demi mais j'étais vraiment fort stressée, j’ai perdu du poids… Parce que le cours finissait à 16h, il fallait prendre les enfants avant 17h et il fallait attendre le bus puis le bus suivant. Et je commençais à stresser, à me demander si mes enfants allaient bien. Parfois, je voulais courir dans le bus, j’avais peur, je me disais “et si j’arrive en retard ?”, “et si la crèche ferme?”... C’étaient des moments assez difficiles mais j’ai tenu le coup jusqu'au bout parce que bon je me suis dit que le but c’est de pouvoir trouver un emploi, c’est de pouvoir travailler… ” (Francine)
“C’est beaucoup beaucoup de perte de temps pour faire des petits trajets en bus… Attendre les bus quinze, vingt minutes c’est quinze, vingt minutes de perdues et, encore, je suis gentille parce que ça dépend des horaires… Le problème c’est que je gère beaucoup de choses… On va dire qu'il [son conjoint] fait des choses mais la plupart des choses je gère moi. Commune, mutuelle… Lui, à la limite je lui dis “va là” mais je gère beaucoup. Et il y a des endroits plus loin où j'aimerais aller, mais voilà je n’y vais pas. Parce que s’il y a une urgence je ne sais pas être là…” (Alya)
A ces charges, mentale et organisationnelle, s’ajoute aussi une charge physique : les femmes déplacent et portent de lourds bagages : sacs de course, sacs avec le nécessaire pour la famille, poussettes… Les femmes sont souvent encombrées, ce qui complique d’autant plus leurs trajets.
“Quand mon papa n’avait pas de voiture, j’avais mon gros chariot, je faisais à pied avec les gros sacs, les sacs de lessive et tout. Si j’allais au Leader Price, je prenais deux bus, j'étais chargée, parfois j’avais la poussette plus les sacs. Et ça, j’ai fait assez longtemps alors que j’avais du mal parce que j’ai été opérée plusieurs fois de l’estomac et normalement je ne pouvais pas porter, mais je le faisais quand même.” (Mady)
De plus, lorsque les femmes accompagnent d’autres personnes, elles ne sont plus uniquement responsables de leur corps mais deviennent responsables de celui des autres et se transforment ainsi en un “corps agrandi” dont les difficultés rencontrées varient, par exemple, selon l’âge des enfants (Gilow, Paternotte, & Sacco : 2018). En devenant responsables de plusieurs personnes, les femmes adaptent leurs trajets pour éviter les endroits inaccessibles ou les infrastructures considérées dangereuses11.
“Je trouve qu’il y a des endroits très dangereux, moi je m'empêche parfois de prendre certains bus, comme le 1, avec les petits parce que, par exemple, il s'arrête sur le quai et y a des voitures juste à côté et des fois avec le bus on ne voit pas ce qui passe derrière… Donc moi je trouve ça dangereux et je ne prends plus le 1.” (Mady)
Les mères sont quotidiennement des “personnes à mobilité réduite” et ont des besoins spécifiques en termes d’espaces et d’infrastructures (Gilow, Paternotte, & Sacco : 2018) : ascenseurs, trottoirs larges, rampes d’accès…
Quels transports pour ces trajets de soin ?
“La mobilité douce, le vélo et les alternatives existant sur Liège ne motivent pas nos participantes. Quand tu as trois enfants, tu ne peux pas les transporter sur ton vélo. Dans les transports en commun, c'est pareil. Pour les mères de plusieurs enfants, qui transportent des petits en poussette ou en landau, c'est galère. C'est tout à fait la même chose pour les personnes en situation de handicap, et je ne parle pas que des personnes en fauteuil roulant mais de toutes les personnes moins stables sur leurs pieds pour qui tout ça est compliqué ” (Delphine)
Pour réaliser tous ces déplacements, la voiture est bien souvent perçue comme un besoin nécessaire auquel les femmes ont recours non pas par choix mais par besoin (Demoli & Gilow : 2019). La voiture permet d’épouser des mobilités complexes, stocker des lourdes charges et canaliser en un seul lieu un “corps agrandi”. Nous parlons “d’automobilité contrainte” dans la mesure où même les conductrices qui n’apprécient pas l’utilisation de la voiture y ont tout de même recours. Cette contrainte est d’autant plus grande pour les femmes qui habitent des quartiers excentrés, peu desservis et moins fournis en commerces et services (Demoli & Gilow : 2019).
Or, malgré cette nécessité, les femmes ont moins accès à la voiture que les hommes. Au cours de nos recherches, nous avons rencontré différentes raisons qui expliquent ce plus faible accès, mais nous pouvons supposer qu'il en existe d'autres. De manière non-exhaustive, nous pouvons souligner que, premièrement, les femmes ont généralement de plus faibles revenus financiers et la voiture représente un coût conséquent. Deuxièmement, l’utilisation de la voiture est associée à une prise de risques et peut être perçue comme un moyen de démontrer sa virilité, ce qui attire plutôt les hommes tandis que, à l’inverse, les femmes se sentent moins confiantes dans cet espace dominé par les hommes12. Nous pouvons également supposer que les auto-écoles, composées majoritairement d’hommes, ne sont pas exemptes de sexisme et que l'apprentissage de la conduite puisse être désagréable pour les femmes. Rappelons, par ailleurs, que les femmes sont statistiquement moins responsables d’accidents graves qui sont principalement causés par les hommes.
Prenons le temps de rapidement réfléchir au vélo, considéré par certain·e·s comme une possible alternative à la voiture. Nous remarquons que celui-ci est délaissé par les femmes et ce pour plusieurs raisons. Pour commencer, à l’instar de la voiture, les femmes ont peur des risques liés à la circulation routière et se sentent peu légitimes de prendre leur place dans l’espace public. Ensuite, le vélo n’est que peu adapté aux vêtements “féminins” (jupe, talons…) et les femmes s’inquiètent de l’image “peu féminine” que cette pratique renvoie13. Les mauvaises infrastructures dédiées à la pratique du vélo ont également un impact et nous observons que le vélo est moins délaissé dans les pays où ces infrastructures sont mieux pensées14. Néanmoins, même avec des bonnes infrastructures, nous pouvons nous poser la question de l’accessibilité du vélo pour les femmes qui n’ont pas les capacités physiques ou qui se déplacent bien souvent, comme nous l’avons vu, avec une charge physique et un “corps agrandi”. Le vélo suppose également de bons - et coûteux - équipements ainsi qu’un espace sécurisé où stationner celui-ci - ce qui implique un certain type de logement qui n’est pas accessible à tou·te·s.
Les femmes, malgré leurs déplacements complexes, sont donc bien souvent en transports en commun et à pied15. Elles sont ainsi dans une situation de dépendance vis-à-vis des transports en commun. Transports qui ne sont pas toujours fiables, réguliers, économiquement abordables ou facilement accessibles et qui peinent à s’adapter à leurs parcours. L’utilisation des transports en commun engendre donc des retards et stress supplémentaires.
“Je prends le bus depuis longtemps donc je sais comment ça se passe, c’est pas toujours fiable à 100%. Et t’as pas toujours un bus direct, souvent tu dois en prendre deux, le soir c’est compliqué et quand t’as plusieurs bus, ils passent tous en même temps le soir ou le matin et il n’y a pas beaucoup d’alternatives… Je ne suis quand même liée qu’à un seul bus, on est mal desservi, s'il y a un couac, de la neige, une panne ou quoi il vient pas et on n’a pas de bus”. (Alya)
“Ça n'a pas toujours été facile avec la poussette. Parfois les gens ne se bougent pas et ça même quand j'étais enceinte dans les bus ça arrivait. C’était quand même assez… avec les deux enfants… Une fois ma maman m’avait acheté une certaine poussette, j'ai dû la revendre directement parce que ça n’allait pas dans les bus. Et des fois j'étais là avec les deux poussettes… Il y a des jours où c’était dur, vraiment. Et toujours aujourd’hui, il y a des moments où j'évite les bus, quand il y a des embout’, quand il y a tous les élèves… Des fois, il faut attendre le prochain parce que tu ne peux pas rentrer dedans. Et avec la poussette… Je suis contente de ne plus en avoir besoin. Il y a des fois j’oblige mon fils à s'asseoir parce que j’ai peur qu’il tombe tout ça et quand je vois qu’il y en a qui ne bougent pas ça m'énerve aussi” (Mady)
A ces difficultés s’ajoute la probabilité de vivre du harcèlement dans les transports, ce qui rend encore moins attrayant ce mode de déplacement. A ce sujet, Delphine attire particulièrement notre attention sur le vécu des participantes de Sofft qui portent le voile :
“Pour les femmes voilées il y a quand même quelque chose par rapport à ça dans les bus. Une forme de suspicion par rapport aux femmes voilées, des regards lourds et désobligeants. J'ai eu pas mal de témoignages allant dans ce sens.”
Alors que la catastrophe écologique en cours nous amène à réfléchir à nos modes de déplacements, il est plus que temps de considérer de nouvelles alternatives publiques et collectives qui prennent en compte ces difficultés pour répondre aux besoins des usagères.
Des mobilités aussi marquées par la classe
Une fois ces constats posés, il nous faut les affiner en affirmant une fois encore que toutes les femmes ne sont pas les mêmes et que l’accès à la mobilité (ou à l’immobilité) varie selon la classe sociale, l’âge, le lieu d’habitation, les capacités physiques, les ressources familiales… Par exemple, les mobilités des femmes cadres sont relativement similaires à celles des hommes cadres (Ortar : 2008). Nous allons dans cette partie nous pencher sur les différences en termes de mobilités quotidiennes selon la classe sociale, ce qui nous servira à mieux saisir la situation des mères demandeuses d’emploi.
Les femmes forment un groupe hétérogène et leurs déplacements varient selon leur ressources financières et leur rapport au temps. Les femmes des classes sociales supérieures ont la possibilité d’acheter du temps - comprenez d’acheter le temps d’autres personnes qui les assistent - et de déléguer leurs différentes tâches domestiques (Emmanuel : 2021). Nous observons un phénomène de délégation du travail de soin des femmes des classes supérieures blanches vers les femmes des classes populaires et notamment issues de l’immigration (Gilow : 2023) dans ce qu’on appelle des “chaînes globales du soin”. L'entrée des femmes des "pays du Nord" sur le marché du travail dans les années 70 n'a eu qu'un impact limité sur la répartition des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels et a plutôt déplacé ces tâches en dehors du cadre conjugal. (Emmanuel : 2021 citant (Farris : 2015)). “Ce travail repose toujours majoritairement sur des femmes, mais cette fois-ci des femmes extérieures au foyer qui pourvoient du soin contre rémunération. Ces travailleuses du soin font partie d’une catégorie de la population plus précaire : classes populaires et souvent, migrantes. En effet, pour répondre aux besoins des pays du Nord en termes de services à la personne, le travail du soin a fait naître un ensemble de réseaux de migrations internationales, si bien que le soin forme aujourd’hui un type de biens et de services qui circule à l’échelle du globe (Kofman, 2004)” (Emmanuel : 2021). Ce constat a amené l’autrice féministe Sara Farris à poser la question “Féministes de tous les pays, qui lavent vos chaussettes ?”. (Emmanuel : 2021 citant (Farris : 2015))
Ajoutons que si les femmes ont moins accès à la voiture que les hommes, le constat est le même pour les classes populaires qui ont moins accès à la voiture que les classes supérieures. Pourtant, c’est d’autant plus difficile pour les personnes des classes populaires de “s’en passer” (Demoli & Gilow : 2019). Lorsqu'elles possèdent une voiture, malgré le coût financier que cela représente, les classes populaires en sont dépendantes et cela découle d’un réel besoin matériel. En effet, “il est bien plus compliqué pour les familles à faible revenu d’adapter leur lieu de vie pour réduire leurs déplacements ou se rapprocher de pôles de transports publics, puisque leurs marges de manœuvre financières sont limitées sur le marché immobilier, donc leurs choix bien plus contraints.” Pour les femmes, comme pour les classes populaires, la voiture “n’est pas un choix, mais une contrainte. Pas un loisir, mais un besoin”16.
Les femmes des classes supérieures peuvent donc réduire leurs chaînes de déplacement tandis que les femmes des classes populaires voient les leurs se complexifier davantage, sans les mêmes possibilités de délégation et avec un plus faible accès à la voiture.
L’espace public comme lieu de travail
Ces chaînes de déplacement mettent en lumière une autre face du travail de soin effectué par les femmes : un travail effectué en dehors du foyer et qui nécessite énormément d’organisation. Une partie de ce travail se réalise donc dans l’espace public, ce qui fait dire à la chercheuse Marie Gillow que “lorsqu’il s’agit de transporter des enfants en poussette, de marcher à leur côté, de les surveiller dans les parcs et sur les aires de jeu, de les accompagner aux toilettes [...] l’espace urbain se transforme en lieu de travail”17.
Or, dans de nombreuses villes, l’espace n’est pas adapté pour répondre aux différents besoins qu’implique tout ce travail. Si dans les années 80 la féministe Gerda Wekerle déclarait que la ville et ses nombreuses ressources étaient l’espace le plus adapté pour épouser les déplacements complexes des femmes, ces ressources ne sont pas disponibles et utilisables de la même manière par tou·te·s (Emmanuel : 2021). Toutes les femmes n’ont pas accès aux mêmes espaces verts, logements, modes de transport et toutes n’ont pas le choix de leur situation géographique18. Il existe également bien trop peu d’espaces de repos qui ne soient pas des espaces de consommation accaparés par du privé. De plus, en Belgique, il existe très peu de toilettes et fontaines d’eau publiques et gratuites - services pourtant nécessaires au travail de soin.
Il est nécessaire de repenser nos villes afin de les adapter aux besoins de leurs habitant·e·s. Nous pouvons prendre comme exemple la ville de Vienne qui depuis une vingtaine d’années s’est lancée dans un processus de transformation urbain “sensible au genre”. Dans une idée de “considérer la maison comme un lieu de travail, et de rendre plus facile la routine qui lui est associée19», les différentes instances ont, par exemple, mis en place des trottoirs élargis, des crèches publiques, “des plates-formes îlots qui permettent de s’y rassembler, des hamacs dans des zones calmes, des toilettes”. De plus, 60% des logements sont des logements sociaux, également accessibles à une partie des classes moyennes et ceux-ci ont été pensés afin de favoriser des distances courtes avec des lieux de proximité.
Notons que la ville de Liège, dans son “Projet de territoire” en cours d’élaboration, mentionne sa volonté de faire de Liège une “ville des courtes distances” avec notamment la mise en place d’un “maillage d’espaces publics de proximité20”.
Soulignons tout de même que de telles initiatives peuvent s’inscrire dans des processus de gentrification et nous réfléchirons dans une prochaine analyse à l’articulation de ces deux thématiques.
Quelles mobilités pour les mères demandeuses d’emploi
Passons désormais à notre sujet principal, les mobilités des mères demandeuses d’emploi. Pour cela, dans cette partie, nous nous intéresserons premièrement aux freins auxquels ces mères sont confrontées en termes de mobilité dans leur recherche d'emploi. Deuxièmement, nous mettrons en lumière le travail – non rémunéré – qu’elles réalisent au quotidien.
Avant d’aborder ces aspects, précisons que les vécus des personnes au chômage varient selon leurs appartenances sociales. En effet, le chômage touche diverses catégories de la population mais de manière différenciée21. Toutes les chômeuses n’ont pas un accès égal pas aux ressources, aides familiales, patrimoine, etc.
“Il existe différents types de chômeuses, de la jeune qui vient de sortir des études supérieures et qui trouvera du travail dans les six mois à la chômeuse de longue durée, en passant par la chômeuse récente mais qui sort de l'enseignement spécialisé, ou sans qualification, et chacune ont leurs spécificités. Au niveau de la mobilité, elles ont des difficultés très différentes.” (Delphine)
Si le chômage touche différentes catégories de la population, il ne les touche pas dans les mêmes proportions. Le chômage impacte plus massivement les personnes les moins diplômées, les jeunes, les personnes en situation de handicap ainsi que les personnes issues de l’immigration. En effet, “Selon le dernier « Monitoring socio-économique : Marché du travail et origine » du SPF Emploi et Unia, les groupes de personnes d’origine différente n’ont pas la même position sur le marché du travail belge. Bien que la tendance soit positive, les personnes d’origine étrangère sont toujours moins susceptibles d’être employées et, si elles le sont, c’est souvent à des postes moins durables et moins qualitatifs. Les différences entre les personnes d’origine belge et étrangère sont importantes, même lorsque le niveau de diplôme et le domaine d’études sont identiques22”.
Ajoutons que plus une personne reste au chômage, plus ses chances de trouver un emploi baissent. Plus la durée est longue, plus la personne risque également d'avoir des impacts sur sa santé mentale mais aussi sur sa santé physique. L’écart entre les différents types de chômeuses/eurs s’agrandit encore23.
En Belgique, le revenu perçu par le chômage est bien souvent sous le seuil de pauvreté24. Ce revenu est particulièrement bas si la durée de chômage s’allonge, si la personne n'a pas suffisamment cotisé à travers des emplois salariés (à l'inverse des emplois étudiants pour lesquels nous ne cotisons pas ou encore les emplois à temps partiels pour lesquels nous cotisons peu et principalement occupés par des femmes) ou si la personne perçoit le revenu au statut cohabitant, statut qui impacte particulièrement les femmes et est régulièrement dénoncé par les associations féministes25. |
Les conditions de vie au chômage sont difficiles, particulièrement pour les personnes qui possèdent peu de ressources - personnes généralement les plus touchées par le chômage. Dans cette étude, nous allons nous intéresser aux femmes demandeuses d’emploi qui appartiennent à ces classes populaires : peu diplômées et/ou issu·e·s de l’immigration avec des ressources financières limitées. Si nous nous intéressons à ce profil, c’est parce qu’il est majoritaire au sein des participantes de Sofft.
Des freins à l’emploi
(...)
Pour lire la suite de notre étude
Pour citer cette étude:
Juliette Léonard, "Mamans au chômage : quand mobilité et recherche d'emploi ne font pas bon ménage", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), août 2023. URL : https://www.cvfe.be/publications/etudes/473-mamans-au-chomage-quand-mobilite-et-recherche-demploi-ne-font-pas-bon-menage
Contact CVFE :
Auteure : Juliette Léonard -
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
1Les prénoms ont été modifiés.
2En Wallonie, un chômeur sur quatre est en formation (Dossier FBTG “Chômage :bilan de 10 ans d'inefficacité”).
4 Près de 40% des Français·e·s ne partent pas en vacances tandis que les plus riches partent loin et plusieurs fois par an. (Vidéo Blast “LES VACANCES UN TRUC DE RICHE”)
5 “Processus par lequel la population d'un quartier populaire fait place à une couche sociale plus aisée.” (définition dictionnaire Le Robert)
6 Fait référence au « droit à la ville » conceptualisé par Henri Lefebvre définit comme “le droit à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l’usage plein et entier de ces moments et lieux” (Glossaire Géo confluence citant Lefebvre : 1972).
7 terme également utilisé de manière spontanée par une des enquêtées.
8 Emma “Le pouvoir de l’amour”
9 “Poids psychologique que fait peser (plus particulièrement sur les femmes) la gestion des tâches domestiques et éducatives, engendrant une fatigue physique et, surtout, psychique” (Définition Larousse).
A ce sujet voir la BD d’Emma “Fallait demander”.
10 Bruxelles en mouvement “Repenser la ville à partir de la mobilité des mères” (Gillow)
11 Enquête Provélo “Etre femme et cycliste dans les rues de Bruxelles”
12 Terrafemina “Elles ont peur de conduire car la route est un espace masculin” et Slate “Avoir le permis sans prendre le volant : pourquoi les femmes laissent leur conjoint conduire”
13 Enquête Provélo “Etre femme et cycliste dans les rues de Bruxelles”
14 Bruxelles en mouvement “Repenser la ville à partir de la mobilité des mères” (Gillow)
15 Vidéo “Circulations urbaines : au féminin pluriel, Pierre Lannoy (24·09·2020)”
16 Bruxelles en mouvement “Diminuer l’usage de la voiture en ville à tout prix social” (Strale & De Laet)
17 Bruxelles en mouvement “Repenser la ville à partir de la mobilité des mères” (Gillow)
18 Vidéo “Marche dans les Marolles !, Roxanne Chinikar (23·09·2020)”
19 Le Monde “Vienne, capitale du « féminisme urbain » ?”
21 Vidéo “P'tit·Dèche #12 : Les inégalités face au chômage | Le chômage (3/3) [REUPLOAD]”
22 FGTB “Baromètre socio·économique 2022”
23 Vidéo “P'tit·Dèche #12 : Les inégalités face au chômage | Le chômage (3/3) [REUPLOAD]”
24 Depuis 2013, l’allocation moyenne a toujours été inférieure au seuil de pauvreté, et la situation ne fait qu’empirer (FGTB “Chômage : bilan de 10 années d'inefficacité”)
25 A ce sujet voir : https://www.stop·statut·cohabitant.be/