Le travail social à l'ère néolibérale : éternel rebelle ou réaliste résigné ? L'exemple de l'intervention féministe en violences conjugales
Les travailleuses et travailleurs du social sont, comme dans d’autres domaines d’activité liés au care, soumis aux pressions propres au néolibéralisme : il leur est demandé d’accompagner le plus vite possible des individus dans des processus de reconstruction et d’insertion au sein du monde marchand. Dans ce contexte, la puissance critique du travail social est-elle menacée ? Peut-il résister à la tendance à l’individualisation de problèmes sociaux ? Et si oui, quel rôle l’éducation permanente et les principes qui y sont associés peuvent-ils jouer dans la préservation de la dimension subversive du travail social ?
Jusque dans les années 1970, le travail social s’inscrivait dans une croyance dans la grande marche vers le progrès social : le travail social aide les gens qui restent de côté à rejoindre cette marche du progrès social. Donc, il y aura de moins en moins de pauvres, il y aura de moins en moins d’enfants sans diplôme, il y aura de moins en moins de femmes battues, etc.
Il est bien évident que, depuis le temps, plus personne n’oserait dire des choses pareilles et le travail social n’est plus directement associé au progrès social. Maintenant, il est plutôt perçu comme une machine à atténuer les dégâts du capitalisme et des inégalités.
François Dubet[1]
Préambule
Au-delà et malgré la domination de la logique marchande et la fragilisation des services publics des dernières décennies, notre aptitude collective à continuer de faire société est notamment maintenue en vie par un ensemble de pratiques discrètes et fondamentales qui relèvent de ce qu’on nomme le travail social.
Or, dans un contexte où ce travail social est lui aussi soumis à des pressions propres au néolibéralisme (rationalisation, homogénéisation, individualisation des problèmes sociaux), les dispositifs collectifs et individuels proposés par les travailleurs et travailleuses sociales peuvent-ils encore jouer un rôle qui ne soit pas de simple « atténuation des dégâts du capitalisme et des inégalités » ? A quelles conditions gardent-ils (ou récupèrent-ils) une dimension politique, au sens d’un lien avec des processus d’empowerment[2] non seulement individuel mais aussi collectif ?
Cette étude aborde ces questions avec comme fil rouge l’hypothèse d’une proximité et d’une complémentarité indispensable entre travail social et éducation permanente. Dans un premier temps, on tentera de saisir en quoi peut consister le travail social et son lien malmené avec l’aspiration au changement social. On approfondira ensuite le sujet en appuyant la réflexion sur l’exemple concret de l’intervention sociale dans le domaine des violences conjugales et en particulier sur le point de vue d’intervenantes de terrain, d’âges et d’expériences diverses. Enfin, l’étude se clôturera sur une proposition de vade-mecum, à l’attention des équipes qui voudraient s’emparer de ces enjeux.
Le travail social, c’est politique ?
En lisant sur ce qu’est ou ce que devient le travail social, quelques constats s’imposent d’emblée :
- aucune définition de cette expression ne fait l’unanimité,
- des définitions potentielles existantes se dégage une tension entre une volonté transformatrice (au sens de travailler le social pour le changer en profondeur) et des objectifs correctifs centrés sur chaque situation (recréer du réseau autour d’une famille, faciliter l’accès à ses droits pour telle personne,…),
3- ces 20 dernières années sont marquées par une pression constante des pouvoirs publics dans le sens de la gestion et de l’évaluation essentiellement comptables des tâches et des personnes (bénéficiaires ou travailleurs).
Ce qui est certain, c’est que le travail social ne recouvre pas une réalité homogène. Si ses diverses activités constituent, ensemble, l’un des ciments invisibles de notre société, il faut garder à l’esprit qu’entre l’accompagnement de jeunes hommes et femmes en IPPJ et le travail de rue auprès des personnes toxicomanes, entre les activités communautaires proposées en maisons médicales et le suivi des situations en CPAS, entre le rôle d’un éducateur en maison de jeunes ou dans le milieu scolaire et celui d’une éducatrice en maison d’accueil pour femmes victimes de violences, etc., les conditions de travail, les valeurs en jeu ou les manières de se raconter son métier varient fortement.
Certains des mots proposés par l’équipe de l’atelier de pédagogie sociale du Grain[3] pour dire ce qu’est le travail social en dessinent une vision à la fois exigeante, utopiste et inspirante : « profession rebelle », « activité complexe de soutien à l’inédit », « douter avec science, explorer tous les possibles, partager les savoirs et défendre l’équité », « faire face, faire autrement, faire ensemble », « désobéir : il y a des possiblement, dégager : il y a des idéalement, contester : il y a des engagements »… On retrouve dans ces mots-là toute l’importance d’une posture critique, qui concerne en même temps la travailleuse et celles et ceux qu’elle rencontre : questionner et ne pas se contenter de ce qui est, ni a fortiori du monde tel qu’il est, s’engager dans la contestation s’il le faut. Transparait aussi dans ce discours la notion de collectif : le travail social comme soutien à de nouveaux possibles, oui, mais qui reposent pour une bonne part sur des liens, des mises en commun, des solidarités, voire des luttes. Posture critique et sens du collectif sont donc deux des ingrédients indispensables aux pratiques à la fois d’intervention sociale féministe et d’éducation permanente, autrement dit à un travail qui relève du politique.
Le politique recouvre une réalité complexe et subtile : il n’implique pas de déboucher nécessairement sur un mouvement social ou des démarches visibles. Comme l’écrit James C. Scott, « tant que notre conception du « politique » est réduite aux activités ouvertement déclarées, nous sommes amenés à conclure que la vie politique fait essentiellement défaut aux groupes subalternes ou se borne tout au plus à d’exceptionnels moments d’explosion sociale. Ce faisant, nous manquons le terrain politique immense qui existe entre inactivité et révolte[4] et qui, qu’on s’en réjouisse ou non, constitue l’environnement politique des classes soumises. C’est se centrer sur l’arbre de la politique visible et ne pas voir la forêt qui se cache derrière. »[5] Au cœur de cette forêt, faisons l’hypothèse qu’un travail social à visée politique repose donc, a minima, sur les deux dimensions déjà citées de posture critique, d’une part, et de collectif, de l’autre (autrement dit l’opportunité pour les bénéficiaires de passer du Je au Nous -le nous du groupe que l’on fréquente- et parfois de ce Nous aux Nous Toutes -ceux, plus large, de nos communautés d’appartenance).
Mais quelle place et quelle légitimité pour un tel travail social engagé et politique à l’ère de l’individualisation des problèmes sociaux (soit la tendance à faire porter à la personne la responsabilité d’une situation et d’une souffrance dont les causes sont pourtant sociales) et de l’affirmation de la bureaucratisation/technocratisation de l’intervention sociale (avec pour effets le saucissonnage de la réalité en fonction des âges, des problématiques et des tâches, la multiplication des contraintes administratives et au final, ici aussi, la transformation des questions sociales en questions individuelles) ? Autrement dit, qu’en est-il dans le contexte néolibéral ?
Car, alors qu’à l’échelle de la planète comme de notre pays les inégalités sociales entre les groupes humains n’ont fait que grandir depuis près de 50 ans, il faut bien constater que « l’équilibre » ne se rompt pas et que les révoltes qui surgissent ici et là ne se répandent pas, pas encore, à travers le monde comme un des « méga-feux » qui ravagent les forêts terrestres en différents endroits depuis quelques années.
Or, cela s’explique au moins en partie par le fait que 4 décennies dominées par le dogme et les valeurs du néolibéralisme ont sérieusement mis à l’épreuve, sans pour autant l’enterrer, l’idéal de justice sociale porté par celles et ceux qui ont lutté au long des 19e et 20e siècles pour construire une société basée sur une distribution plus juste des richesses et sur l’égalité des droits entre les individus et entre les communautés.
Comment ? En provoquant et en justifiant l’appauvrissement d’une part importante de la population en même temps que l’enrichissement outrancier d’une infime minorité d’individus, mais aussi en valorisant l’individu -justement- et sa performance aux dépens de l’entraide et des solidarités, les logiques de concurrence aux dépens des luttes collectives et des services publics, la précarisation du travail et, plus largement, des existences aux dépens du filet social construit au 20e siècle grâce à ces mêmes luttes.
Dans un tel contexte, à quoi peut servir le travail social et que doit-il se donner comme mission ? Quel rôle son éventuelle proximité avec sa cousine l’éducation permanente peut-elle jouer dans cette optique ? Et en particulier, dans le domaine des inégalités de genre et des violences conjugales, l’intervention sociale peut-elle/doit-elle rester en lien avec une volonté ou un désir de transformation sociale ? Si oui, comment faire ?
Du centre vers les marges : trajectoire du travail social politique
Pour déployer des questions qui s’adressent au travail social de manière générale, on s’appuiera donc, en trois temps, sur l’exemple de l’intervention féministe auprès des femmes victimes de violences (et de leurs enfants).
Tout d’abord en rappelant les origines militantes de ce domaine du travail social et en présentant certaines des traces héritées de cette histoire engagée, y compris dans le travail social centré sur l’individu. Puis en montrant combien, à l’inverse, la professionnalisation des pratiques et la complexification des situations dans le contexte idéologique néolibéral qu’on vient de décrire tendent à fragiliser cet héritage militant et à marginaliser la dimension politique du travail. Et enfin en présentant des résistances possibles et nécessaires à cette tendance contemporaine.
a) L’intervention féministe comme fil rouge -un art de la conversation
L’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales en Belgique a commencé bien avant sa professionnalisation. L’hébergement ainsi que le soutien dans les différentes démarches nécessaires, soit le « travail de terrain », se sont inventés étape par étape, à la fois nourris par et nourrissant en retour un travail militant d’une autre teneur : celui qui consistait à se battre sur le plan juridique et social pour que soit reconnue et combattue la réalité « des femmes battues ».
Le travail social bénévole qui a vu le jour dans la dernière partie des années 70 en Belgique (comme en France et au Québec, notamment) s’est inscrit dans la lignée du Mouvement des Femmes. Ses bases théoriques et ses objectifs étaient féministes et s’en revendiquaient : l’aspect politique de la démarche était premier, évident, indispensable. L’hébergement était le volet pragmatique d’un trio de modes d’action comprenant également la dénonciation (« le privé est politique ») et la conscientisation (celle des femmes concernées autant que celle des juges ou des policiers)[6]. En maison d’accueil, les femmes hébergées étaient accueillies et soutenues par un réseau de femmes bénévoles et, pour celles dont l’hébergement se prolongeait, étaient appelées à auto-gérer leur vie communautaire sous l’angle de la solidarité. La dimension collective (éminemment politique, dans ce cas) était donc essentielle également. Que ce soit via l’hébergement en soi (espaces communautaires partagés, écoute mutuelle informelle, logique participative) ou via des réunions centrées sur les récits des vécus de chacune et sur la mise en perspective de ces vécus en tant que « produits d’un certain état des rapports sociaux de sexe ».
Au CVFE, par exemple, la dimension collective et politique du travail mené dès 1978 au refuge s’est concrétisée 3 ans plus tard dans le premier agrément et les premiers subsides obtenus par l’association (toujours nommée à l’époque Collectif Femmes Battues) : ceux de l’éducation permanente.
En résumé, à l’origine, le travail social qui s’est mis en place dans le domaine des violences conjugales (et plus largement des violences masculines faites aux femmes) était indissociable de la dénonciation publique[7] et de la prise de conscience/conscientisation, donc des dimensions d’action collective et de posture critique : le soin et le travail social étaient politiques et passaient par le politique.
Certaines des valeurs et pratiques associées à l’intervention féministe continuent d’ailleurs de structurer le travail auprès des femmes victimes de violence conjugale et pourraient inspirer les travailleuse·eurs sociales·aux impliqué·es au sein d’autres institutions et auprès d’autres publics.
On pense par exemple au fait de considérer les femmes comme expertes de leur expérience et à la volonté de nouer avec elles une alliance[8] qui passe par une prise de conscience et un questionnement critique du rapport de pouvoir entre travailleuse·eurs et bénéficiaires. Une posture féministe qui doit permettre d’éviter de contribuer à une forme de paternalisme que Nancy Fraser a appelé une relation institutionnalisée de subordination sociale.[9] En favorisant la prise en compte des questions liées à la reconnaissance de la personne et de sa communauté en tant que partenaire égal dans l’échange, dans la discussion, dans les possibilités de participation à la vie sociale et citoyenne, ce parti pris contribue ainsi à un des volets majeurs de la lutte pour plus de justice sociale[10].
Les travailleuses, toujours dans le cadre des rencontres individuelles, formelles (« entretien de suivi ») ou non, ont aussi l’opportunité de prolonger le travail de conscientisation né dans les années 70’ en encourageant, tout en respectant le rythme des femmes bénéficiaires, le questionnement de ce qui jusque-là leur semblait évident ou inévitable dans la relation de couple ou dans les rôles endossés par elles en tant que femmes dans la vie en général. Il s’agit alors d’un art de la conversation, peut-être d’un art de l’ordinaire[11], qui intègre les enjeux et les normes liées au genre non pas pour asséner de nouvelles vérités toutes faites mais pour explorer avec curiosité comment ces enjeux et ces normes résonnent pour chaque femme concernée (une curiosité dynamique et contagieuse de la travailleuse pour la femme, de la femme pour elle-même…et de la travailleuse sur sa propre personne).
Mais alors, si des réunions de groupe sont maintenues et si le travail social mené reste, dans une certaine mesure, fidèle à ses origines militantes, où se situe la tension ? Quel est le problème ?
b) Le travail social féministe[12] sous pression : l’individu avant tout ?
Les auteures francophones qui se sont penchées sur l’évolution du travail social en violences conjugales[13] soulignent toutes que différentes évolutions, parfois incontestablement nécessaires et positives, l’éloignent dans le même temps de ses origines militantes.
*La professionnalisation de l’accompagnement des femmes victimes de violences depuis les années 1980 a progressivement multiplié les points de vue pertinents sur la situation de violences et ancré dans les pratiques autant d’outils potentiels pour travailler sur cette situation. On peut parler d’approche intégrée des violences entre partenaires. Les angles d’approche juridique et administratif se sont ajustés au fil du temps, par exemple pour apporter des réponses plus ou moins satisfaisantes aux problèmes spécifiques vécus par les femmes sans-papiers ou au statut précaire sur le territoire, et différentes approches psys (s’intéressant à la systémique familiale, au vécu corporel, aux traumatismes laissés par les violences, y compris par la maltraitance infantile chez les auteurs) permettent d’aborder avec une grande finesse des situations toujours singulières. Ainsi, les notions de psycho-traumatismes (des femmes comme des enfants) ou de stress post-traumatique, en particulier, et les symptômes qui y sont associés, peuvent également être utilisés pour faire reconnaître l’impact psychologique des violences devant les autorités compétentes.
*Sur ce dernier point, Pauline Delage a comparé les situations française et étasunienne et souligné la progressive psychologisation de l’appréhension des violences conjugales via ces concepts liés au trauma mais aussi, jusqu’à un certain point, via celui d’emprise : « Dans les deux pays, les outils psy permettent d’inscrire un cas singulier dans les processus connus et reconnus, expliqués et explicables.[14] » Les diagnostics peuvent être posés et les modes de soin associés mis en place.
*Dépendances à des produits, troubles de la santé mentale, précarité de statut sur le territoire belge, multiculturalité … au fil des décennies, on a assisté à une réelle complexification des situations vécues par les femmes victimes de violences familiales et conjugales. Dans le même temps, l’aspect multidimensionnel du travail social s’est développé, demandant de la part des équipes et des travailleuse·eurs de multiplier les connaissances (administratives, juridiques, psychologiques, mais aussi sur l’intervention interculturelle et au niveau des langues étrangères, …), les compétences et les types d’intervention.
*La reconnaissance par les pouvoirs publics du rôle des associations et le financement de leurs activités qui en découle, autrement dit l’institutionnalisation de la prise en charge de la problématique des violences conjugales, a eu de multiples conséquences qui, encore une fois, ne sont pas négatives en soi :
-En particulier, le regard de plus en plus précis des pouvoirs subsidiants sur les actions menées au quotidien dans l’accompagnement. Un contrôle qui passe par exemple par certains documents censés structurer le suivi des situations et orienter l’expérience d’hébergement, tel que le Projet d’Accompagnement Individuel (P.A.I) qui, dans les maisons d’accueil, met en avant à la fois les notions de projet et d’objectifs (parentes de celle d’activation qui est propre à l’Etat social actif à la belge[15]) et celle d’individu.
-L’institutionnalisation a eu également pour effet le développement de la collaboration intersectorielle, que ce soit avec la police, la justice ou encore les associations qui accompagnent les auteurs de violences.
-En Suisse ou en Californie[16], cette reconnaissance par les pouvoirs publics et la dépendance à leur égard signifient aussi parfois pour le monde associatif militant l’adhésion plus ou moins contrainte à une vision inclusive des violences entre partenaires qui implique par exemple de renoncer à un vocabulaire[17] dénonçant spécifiquement les violences masculines faites aux femmes.
-Enfin, l’institutionnalisation, c’est aussi la reconnaissance en tant qu’organisme formateur, qui entraîne une tension fréquente pour les formatrice.eurs entre, d’un côté (en tant que militant.es), la volonté d’insister sur une lecture féministe des violences conjugales qui met en lien celles-ci avec le genre en tant que système de partage arbitraire et hiérarchisé des tâches, des rôles et donc du pouvoir et, de l’autre côté (en tant que professionnel.les du travail social), la nécessité d’un discours qui souligne la complexité et la singularité de chaque situation indépendamment des enjeux liés au genre[18].
Ces différentes évolutions du travail social en violences conjugales ont des conséquences indéniablement positives sur la qualité du travail accompli. Mais d’autres types d’effets sont à souligner[19].
Notamment, une vision « intégrative » de l’intervention sociale en violences conjugales -autrement dit le fait de développer et d’affiner, à côté d’une lecture féministe des situations, d’autres points de vue sur ce qui se joue au sein du couple et de la famille - comporte des risques. Car : comment le faire sans que l’adage selon lequel le privé est politique ne soit noyé parmi d’autres « regards » (psy, juridique, administratif, …) sur les situations ? Sans que le féminisme ne recule au sein même du travail social féministe ? Et sans s’exposer, par ailleurs, au déferlement des arguments affirmant que les femmes agissent aussi de la violence, que ce qui se joue dans le couple est systémique et qu’il y a donc co-responsabilité des violences agies…
Un autre effet potentiel des évolutions qui viennent d’être décrites, certainement le plus marquant, découle paradoxalement de la qualité sans cesse affinée de l’intervention singulière/individualisée auprès des femmes victimes et de leurs enfants. Si le travail social mené reste féministe à plusieurs égards, c’est d’un féminisme individualiste qu’il s’agit alors[20]. Qui risque fort de perdre, à des degrés divers, le contact avec l’aspect collectif-militant, ou simplement avec une analyse explicitement socio-politique des violences conjugales, c’est-à-dire une analyse qui rappelle que celles-ci s’inscrivent dans des rapports sociaux (de genre, mais aussi de race, de classe, etc.) et font partie d’un continuum de violences de genre/patriarcales allant des représentations sociales aux violences interpersonnelles, en passant par des violences institutionnelles[21]. Par exemple, des chercheuses québécoises ont mis en évidence que la notion d’autodétermination, longtemps traitée comme un enjeu collectif, « est plus récemment abordée de façon individuelle, dans une perspective d’affirmation de soi, au détriment d’une réflexion collective, axée sur une critique des structures sociales et sur la transformation sociale »[22].
L’analyse individuelle ET collective des mécanismes de domination et des normes de genre est ainsi poussée du cœur de l’intervention sociale féministe vers sa périphérie. Du centre vers les marges. Autrement dit, travail social et éducation permanente sont dissociés au fil du temps, au profit d’une intervention sociale sensible à la complexité infinie des situations et avant tout portée vers la finesse clinique et le travail intersectoriel.
Et au-delà des frontières de l’intervention en violences conjugales ? Il y a fort à parier qu’un tel constat fait écho dans le vaste paysage du travail social, en Belgique et ailleurs, en tout cas dans le monde occidental.
c) Dans le domaine des violences conjugales comme ailleurs : des résistances à inventer
Alors que l’on observe une professionnalisation de l’intervention féministe ainsi qu’une individualisation des problèmes sociaux, le militantisme semble s’actualiser de façon inégale d’une organisation à l’autre, voire d’une travailleuse à une autre. [Notre démarche] s’inscrit ainsi dans une volonté de replacer la justice sociale au centre des préoccupations des organisations féministes, en proposant une lunette qui repositionne les violences vécues par les femmes comme le produit des différents systèmes d’oppression qui structurent nos sociétés.
Intervention Féministe Intersectionnelle[23]
Le défi du travail social, si ses acteurs.trices veulent en préserver la teneur politique, semble être d’inventer des manières de maintenir la qualité des suivis individuels héritée de la professionnalisation en tenant compte des priorités pour les femmes et des pressions de l’environnement (contraintes administratives et financières, notamment)… sans pour autant renoncer à positionner explicitement chaque situation dans son contexte socio-politique et à créer les conditions de possibilité de l’action collective, aussi modeste soit-elle, et de la critique des inégalités sociales.
En d’autres termes l’un des défis qui se pose pour les intervenantes sociales est : comment travailler sur les situations en tenant compte de leur complexité et de leur singularité psycho-familiale (donc en connaissant les personnes dans leurs ambivalences, en accompagnant parfois des hommes et des pères auteurs de violence et en les rencontrant dans ce qu’ils ont d’humain, de singulier eux aussi) tout en maintenant toujours ouverte la porte de l'approche politique des violences dans le couple, c'est-à-dire en continuant de faire le lien entre domination dans les relations interpersonnelles intimes et domination socio-politique de la catégorie des hommes sur celle des femmes.
C’est un équilibre à construire en permanence, qui passe par la résistance à ce qu’on pourrait appeler l’individualisation de l’intervention sociale[24], c’est-à-dire sa dépolitisation.
En ce qui concerne les violences conjugales, cette résistance implique donc :
- de continuer d’investir de façon transversale, au sein des maisons d’accueil, dans le travail de groupe (via les réunions entre femmes, dans « l’intervention-maison » informelle, dans les logements de seconde étape) et d’inviter à une participation active des femmes dans la vie des maisons et en dehors quand c’est possible,
- de repérer et de questionner l’origine sociétale des différentes violences subies (dans le couple et ailleurs) qui, même si elles ont bien entendu des conséquences d’ordre psychologique, dépassent largement les situations singulières de chacune et demandent d’être prises à bras le corps à différents niveaux de réalité si on veut contribuer à un changement social (intervenir au niveau individuel et relationnel, oui, mais aussi sur celui des représentations sociales via par exemple la formation des futur.e.s professionnel.le.s ou celui des institutions, notamment via les campagnes de sensibilisation et les plaidoyers à l’adresse du monde politique),
- de prendre ses distances avec une version individualiste de l’empowerment qui se donnerait pour seul objectif l’augmentation du pouvoir d’agir de chaque femme dans le cadre du monde tel qu’il est, sans remise en question des inégalités sociales et des conditions de vie qui lui sont imposées (par exemple : trouver un travail dans les 3 mois, forcément peu reconnu et sous-payé, et un logement dans les 6 mois, forcément en tant que locataire, pour s’intégrer vaille que vaille à l’économie de marché et (re-)trouver une place au sein de l’état social actif) ; et au contraire raviver la notion d’empowerment radical héritée de Paulo Freire qui l’associait à des objectifs de justice (recherche de reconnaissance des groupes pour mettre fin à la discrimination), de redistribution (des ressources), de changement social, de conscientisation et de pouvoir (celui des gens « d’en bas »),
- de maintenir une distance pareillement critique avec une approche intersectionnelle centrée sur les individus ; la perspective intersectionnelle permet de prendre en compte les différentes oppressions dans lesquelles sont prises les personnes en fonction de leurs identités et positions sociales (en termes de classe, de race, de genre, d’âge, de vie amoureuse et sexuelle…) et les façons dont ces oppressions s’imbriquent et sont interdépendantes ; or, si on n’y prend garde, cette approche peut n’être prise en compte que: a) pour affiner l’intervention individuelle et l’appréhension d’une situation dans sa singularité et b) pour insister sur les capacités de résistances et sur les compétences stratégiques d’une femme, autrement dit sur ses caractéristiques individuelles ; soit deux points évidemment nécessaires mais qui se font alors aux dépens de toute la dimension à la fois critique, solidaire et collective de l’intersectionnalité, sur laquelle nous allons revenir à présent[25].
Justement, pour structurer les résistances des travailleuses·eurs du social, en violences conjugales et par-delà, deux outils parmi d’autres peuvent jouer un rôle important. L’Intervention Féministe Intersectionnelle[26], tout d’abord. Et les notions sœurs d’émancipation et d’empowerment radical, ensuite.
(...)
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Pour citer cette étude:
Roger Herla, Le travail social à l'ère néolibérale : éternel rebelle ou réaliste résigné? L'exemple de l'intervention féministe en violences conjugales, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2022. URL : https://www.cvfe.be/publications/etudes/426-le-travail-social-a-l-ere-neoliberale-eternel-rebelle-ou-realiste-resigne-l-exemple-de-l-intervention-feministe-en-violences-conjugales
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes
[1] Isabelle Ruelland, Quelques réflexions sur les enjeux contemporains du travail social en contexte institutionnel, Entretien avec François Dubet, sociologue, Nouvelles pratiques sociales, Volume 24, n°2, 2013, pp.9-19. Disponible ici : https://www.erudit.org/en/journals/nps/1900-v1-n1-nps0633/1016344ar/
[2] Autrement dit des processus d’autonomisation, du « développement du pouvoir d’agir ».
[3]Cette association se définit comme un collectif pluraliste d’acteurs de terrain, de praticiens-chercheurs et de pédagogues dont les analyses visent à « pointer et comprendre les mécanismes qui empêchent l’émancipation et, à contrario, ceux qui la permettent ou la favorisent » http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=659:repaires-le-vocabulaire-amoureux-du-travail&catid=11:outils-pedagogiques&Itemid=109
[4] C’est nous qui soulignons.
[5] James C Scott, « Infra-politique des groupes subalternes », d’abord publié dans Vacarme n°36, 2006/3. Disponible ici (consulté le 19/08/2021) : https://www.cairn.info/revue-vacarme-2006-3-page-25.htm
[6] Elisa Herman, « Lutter contre les violences conjugales », Presse Universitaire de Rennes, pp.27 et sv.
[7] Via la sollicitation des élu·es afin de créer de l’emploi et d’obtenir un lieu d’hébergement gratuit, via les animations à l’intention du public scolaire, y compris adulte, et du corps enseignant, via l’intervention dans des journées d’études et/ou l’organisation de celles-ci, via la rédaction de cartes blanches,…
[8] Mylène Bigaouette, Céline Cyr, Catherine Flynn, Isabelle-Anne Lavoie, Intervention féministe intersectionnelle. Réflexions et analyse pour des pratiques égalitaires et inclusives, Fédération des Maisons d’Hébergement pour Femmes, 2018, p.10. Disponible ici : file:///C:/Users/Admin/Desktop/EP%203.2/intervention%20f%C3%A9ministe%20intersectionnelle%20-guide.pdf
[9] Nancy Fraser, « Egalité, identités et justice sociale » Monde Diplomatique, Juin 2012. « Ce qui doit faire l’objet d’une reconnaissance, ce n’est donc pas l’identité propre à un groupe, mais le statut, pour les membres de ce groupe, de partenaires à part entière dans l’interaction sociale. » - https://www.monde-diplomatique.fr/2012/06/FRASER/47885 )
[10] Le second volet majeur de ce combat se situant, aux yeux de Nancy Fraser, sur le plan des inégalités et de l’exploitation économiques.
[11] David Puaud, « Le travail social ou ‘l’art de l’ordinaire’ », Col. Temps d’arrêt, Yapaka.be, 2012, disponible ici : https://biblio.helmo.be/opac_css/doc_num.php?explnum_id=356
[12] Elisa Herman, op.cit., et en particulier le chapitre V, pp.207-259.
[13] Notamment Pauline Delage, Elisa Herman, Isabelle Marchand, Isabelle Côté ainsi que les rédactrices du document sur l’intervention féministe intersectionnelle, citées un peu plus haut.
[14] P.Delage, « Du combat féministe à la cause publique », Science Po Les Presses, p.179
[15] Lire par exemple à ce sujet Guillermo Koslowski, Retour critique sur l’état social actif, CFSasbl, disponible ici : https://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/1_analyse_etat_social_actif_enligne.pdf
[16] Lire à ce propos Pauline Delage, op.cit., pp.169 et sv.
[17] Lire à ce propos Roger Herla, « ‘Violences conjugales’, une expression incontournable ? », CVFE, 2021
[18] A propos de cette tension entre identité militante et identité professionnelle, mises en avant différemment par les intervenantes en fonction de leur contexte de prise de parole, lire également Elisa Herman, op.cit., pp.221-222
[19] Au croisement de la psychologisation et de l’institutionnalisation de l’approche des violences conjugales, des chercheuses suisses insistent, elles, sur le risque « que la reconnaissance des violences comme délit mène, à la faveur de changements institutionnels, à une redéfinition des violences domestiques qui accorde une place plus importante à des études psycho-légales et euphémisent les rapports sociaux de sexe comme élément structurant de ces violences. » https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2018-2-page-357.htm
[20] Isabelle Côté, L’évolution des pratiques en maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale au Québec, Thèse, Université de Montréal, 2016. Disponible ici : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/18521/C%C3%B4t%C3%A9_Isabelle_2016_these.pdf?sequence=4
[21] Intervention féministe intersectionnelle, op.cit., pp.29-30. Nous y revenons ci-dessous.
[22] Idem, p.8.
[23] Mylène Bigaouette, Céline Cyr, Catherine Flynn, Isabelle-Anne Lavoie, op.cit., p.9.
[24] Tendance à l’individualisation que les confinements liés au Covid 19 et la réduction de la présence sur le terrain et des rencontres de groupe n’ont pu qu’amplifier.
[25] Caron, R., & Damant, D. (2014). Le féminisme postcolonial à l’épreuve : Comment échapper au « piège binaire » ? Nouvelles pratiques sociales, 26(2), 142-156. Fédération des maisons d’hébergement pour femmes.
[26] Dont une version est présentée et analysée dans le document éponyme déjà cité