L’université peut-elle être un laboratoire du concept de genre ? Entretien avec Claire Gavray
En septembre 2017, un master de spécialisation en études de genre a ouvert ses portes en Belgique francophone. Réunissant plusieurs universités belges et plusieurs disciplines, ce master propose un panel de cours mettant le genre au centre de leur analyse.
Claire Gavray, sociologue à l’Université de Liège et qui y est titulaire d’un cours sur l’analyse transversale de genre, est l’une des pionnières de ce projet de master et de sa matérialisation. Son témoignage nous éclaire sur les utilisations du concept de genre, les limites et les enjeux de son institutionnalisation.
Otti Berger, Book, 1935
Préambule
Genre – de quoi parle-t-on ?
Le terme « genre » nait au milieu du XXe siècle dans les milieux psychiatriques et médicaux américains, en référence au sexe « psychologique », au sentiment d’appartenir à un sexe particulier. En 1972, la sociologue Anne Oakley se l’approprie pour le distinguer du terme sexe : le genre renvoie au culturel et au social, tandis que le sexe renvoie au biologique. Ce concept sociologique s’inscrit dans la foulée des travaux européens et américains de recherche féministe qui se sont développés au XXe siècle. Le concept de genre et son objet d’étude renvoie à la question de la construction sociale du masculin, du féminin et de la place des deux groupes sexués. Le terme genre fait référence « aux mécanismes de dualisation et de hiérarchisation sexuée à l’œuvre à chaque niveau de la réalité sociale (niveau symbolique, sociétal, institutionnel, organisationnel, interpersonnel et individuel). Il peut aussi devenir le synonyme des 'rapports sociaux de sexe' qui en découlent et qui s’articulent à d’autres rapports sociaux (de classe, d’âge…). L’expression ²rapports sociaux² désigne les relations, les interactions, interdépendances, conflits d’intérêt qui s’établissent entre les individus et groupes en fonction de leur position respective dans l’organisation sociale »[1]. Le genre peut être considéré comme l’un des principes organisateurs qui façonnent l’ensemble des interactions et des structures sociales. Le genre est un concept transversal, qui touche à toutes les facettes de la société : le concept de genre est un outil d’analyse des phénomènes sociaux et politiques[2].
Études féministes ou études de genre ?
Les études féministes font, au-delà de l’analyse en termes de genre, allusion à la théorie féministe, aux recherches et aux enseignements féministes qui se sont développés à partir des années 1960. Les études féministes ont précédé et rendu possible l’élaboration du concept de genre comme outil d’analyse[3]. Au niveau institutionnel, il s’agissait d’abord, dans les années 1970, de faire exister les femmes comme sujet d’étude : « ce qu’il y avait à « enseigner », c’était avant tout l’existence sociale des femmes, leur droit à la parole »[4]. Depuis leurs débuts, elles privilégient un paradigme particulier, axé sur la dénonciation des rapports de domination, la prise en compte du sexe comme catégorie sociale et celle des rapports sociaux de sexe. Les études féministes ont construit une méthodologie et une épistémologie particulières, qui dépassent de loin le « sujet femme » et constituent un point d’innovation dans la philosophie du savoir au sens large. Cette épistémologie, axée sur le « stand point » (ou positionnement situé) développe l’idée selon laquelle le savoir « se construit dans un langage et une lecture de l’expérience personnelle, eux-mêmes dominés par des définitions sociales, voire politiques, de la différence des sexes »[5]. Ce courant de pensée défend la possibilité d’un savoir critique, engagé, transparent vis-à-vis de ses implications politiques, sans que cela remette en cause sa scientificité. « La singularité de cette tradition de pensée est d’avoir tenté de déstabiliser et de transformer le savoir établi à travers le partage des expériences, la (re)construction du savoir à partir de l’expertise concrète et politique des mouvements, et d’avoir œuvré à l’instauration d’un continuum intellectuel et politique traversant les hiérarchisations des savoirs, notamment entre intellectuelles académiques et militantes »[6]. Dans les années 1980, les Études féministes s’institutionnalisent, des groupes et centres de recherches universitaires sont créés et plus ou moins reconnus par les instances académiques. En 1989, le premier colloque européen sur les concepts et réalités des études féministes est organisé à Bruxelles. Deux ans plus tard, l’Europe intègre la promotion des études féministes dans son Troisième Programme d’Égalité des Chances[7]. Le concept de genre arrive des États-Unis, soulève l’enthousiasme des chercheu.r.ses et des instances internationales. À partir des années 1990, le concept de genre devient le référant dominant. Comme l’explique Françoise Collin, « [a]u moment de leur entrée dans l’institution universitaire, les études jusque-là dites souvent féministes ont été qualifiées d’Études de genre, qui empruntent leur nom aux gender studies américaines, le terme « féministe » étant trop politique – et donc trop peu respectueux de la neutralité supposée du savoir »[8]. Plus relationnel, l’emploi du terme « genre » peut être considéré comme un moyen de sortir d’une approche tendant à la victimisation et uniquement centrée sur les femmes. Pour d’autres, son utilisation est préférée parce que plus politiquement correcte, sans qu’on en comprenne totalement la portée révolutionnaire.
Entretien avec Claire Gavray
Défendre l'analyse de genre : un parcours personnel et professionnel – un parcours militant ?
Claire Gavray[9], pouvez-vous m’expliquer dans quelles circonstances vous avez été amenée à travailler sur le genre ?
C.G. : La découverte du concept de genre est liée à mes problématiques de recherche mais s’inscrit également dans mon histoire personnelle. Ma mère avait quarante-quatre ans quand elle m’a mise au monde, c’était une des premières femmes docteures de l’Université de Liège. Pendant la guerre, alors que les hommes étaient partis au front, elle a occupé un poste d’assistante à l’Université. À leur retour, on lui a gentiment demandé de retourner « s’occuper de son mari ». En réalité, elle ne m’a raconté cet épisode que très tard mais j’ai toujours senti chez elle cette volonté de me pousser à être autonome et à ne pas accepter de renoncer à mes rêves parce que j’étais une femme. J’ai grandi dans un milieu familial où l’on se questionnait beaucoup sur les évidences, ce qui m’a encouragée à me poser des questions et à avoir un regard très critique sur la société. C’est comme ça que j’ai été amenée à faire des études de sociologie : mes parents m’avaient transmis ce désir d’affronter les stéréotypes et de questionner les réalités sociales.
J’ai été assez tôt familiarisée avec les phénomènes de dualisation genrés sans savoir que cela portait ce nom-là. Notamment lors de mes études : j’ai étudié la sociologie urbaine et rurale et j’étais passionnée par la question de la séparation des sphères publiques/privées, par la manière dont on avait organisé l’espace de la maison et de la ville en fonction des rôles et des fonctions sexuées. J’avais pris comme seconde option sociologie du travail et j’ai été frappée par le fait qu’on ne parle que des carrières théoriquement « neutres » – mais qui étaient en fait des carrières d’hommes !
De la même manière, quand j’ai commencé à questionner la violence juvénile, je me suis rendue compte que traditionnellement on avait étudié les seuls garçons, (probablement parce qu’on pensait que cela ne concernait pas les filles qui étaient soi-disant moins violentes par nature ?). Je me suis aussi interrogée quand l’option était prise de travailler sur un échantillon mixte sans questionner le fait que les causes et conséquences des comportements et pas seulement leur intensité pouvaient différer entre les deux groupes sexués. Dans les années ’90, lorsque j’ai travaillé sur les trajectoires professionnelles, j’ai tenu à étudier parallèlement les trajectoires professionnelles des hommes et des femmes et à prendre en compte l’articulation entre engagement familial, engagement social, engagement professionnel. A cette période, je n’étais nullement spécialiste des études féministes et du concept de genre. Personne ne travaillait vraiment sur cette même problématique avec ce même point de départ à l’ULG. Progressivement, j’ai noué des contacts avec des chercheurs français en économie sociale qui utilisaient une approche de rechercher longitudinale. Je me suis aussi rapprochée d’un réseau de chercheuses qui ont créé le MAGE (marché du travail et genre) en 1995 en France et qui ont beaucoup publié, fédéré les chercheuses. J’ai rapidement réalisé que le genre n’est pas un domaine d’étude en soi mais est une grille d’analyse transversale qui traverse tous les champs d’études. Il s’agit d’analyser les phénomènes de manière historique et dynamique, en tenant compte de l’évolution des injonctions et des différentes opportunités qui sont données aux garçons et aux filles. Le concept de genre oblige à avoir une vision historique où le temps social et le temps individuel entrent en ligne de compte, afin de voir ce qui stagne et ce qui change. C’est un outil d’analyse qui permet de rendre compte de l’évolution, des différents niveaux et de la dynamique d’un phénomène.
L’exemple de la violence juvénile
Si je veux étudier la délinquance juvénile sous l’angle du genre, je suis obligée de me référer à la manière dont on a considéré et traité les garçons et les filles à travers l’Histoire jusqu’à aujourd’hui. En comparant ce phénomène chez les filles et les garçons, on se rend compte que même si ce sont les mêmes mécanismes – une insécurité identitaire et un vécu négatif, ainsi qu’un manque de reconnaissance – qui peuvent mener les uns et les unes à la violence, les formes et circonstances de ce manque de reconnaissance varient. Les filles réagissent davantage à ce qui se passe dans la sphère familiale, qui est la sphère qui leur est classiquement dévolue, tandis que les garçons réagissent davantage à une insécurité ou un manque de reconnaissance dans la sphère publique dans la mesure où on exige d’eux de devenir des acteurs de la sphère publique. Ces questions de genre renvoient, au-delà de la question des stéréotypes, à la façon dont les univers masculins et féminins sont construits et imprègnent le corps et la façon de penser et d’agir des personnes. Par exemple, on peut observer que statistiquement les garçons exercent plus souvent de la violence physique que les filles qui ont plus tendance à reporter cette violence contre elles-mêmes. Ce n’est pas un hasard si les phénomènes de boulimie, d’anorexie, sont majoritairement observables chez des sujets féminins : il s’agit d’un phénomène qui s’inscrit dans un univers social où l’on apprend aux filles à intérioriser leurs frustrations et leur révolte[10].
L’exemple des trajectoires professionnelles
Le concept de genre m’a également aidée à avoir une analyse beaucoup plus fine du marché de l’emploi[11]. Dans les années 70-80, la question de la conciliation était considérée comme une question « de bonne femme », et les trajectoires professionnelles des femmes étaient exclusivement étudiées dans les travaux de recherche en fonction d’éléments démographiques, comme le nombre d’enfants. Au fur et à mesure, les analyses ont pu démontrer que c’est bien l’offre d’emploi faite aux femmes qui construit de manière déterminante et dans la durée leur trajectoire professionnelle : les inégalités se construisent déjà avant qu’elles aient des enfants, notamment en matière d’emploi à temps partiel. Le marché du travail recourt à des arguments naturalistes ou de libre choix personnel pour justifier l’attribution genrée (et plus largement sociale) des places en emploi et en retour il renforce les stéréotypes !
Comment l’analyse de genre a-t-elle été accueillie par l’institution universitaire ? Quel impact cette orientation a-t-elle eu sur votre position au sein de l’institution ?
C.G. : Les institutions, même l’université, ne sont pas toujours ouvertes à l’approche critique. En tant que chercheuse, s’intéresser à ces problématiques-là, c’est faire le choix de vivre une expérience particulière : on devient une curiosité ou alors suspecte parce qu’on nous prend pour des excitées et nous imagine sans rigueur scientifique et seulement dans une posture ‘militante’ (ce que j’étais peu au départ ou alors dans la même mesure que tout autre chercheu.r.se qui choisit rarement sa discipline et son objet de recherche au hasard !).
La relégation statutaire et symbolique, si elle m’a blessée, m’a par contre rendu de la liberté et du temps pour approfondir mes travaux, continuer à me former, étendre mes réseaux, notamment dans d’autres universités et pays où les études de genre et ses adeptes jouissent de plus de reconnaissance. C’est ce soutien qui est venu compenser ma confrontation répétée au sexisme (y compris bienveillant, le plus dangereux !), qui m’a donné de la force et des arguments pour devenir militante, prendre part à des projets et lancer des actions en lien avec mes compétences : la recherche et la formation. Autour de moi, des liens forts se sont noués entre les universitaires et les associations de terrain. De fil en aiguille, année après année, j’ai été mise en contact avec Sophia, réseau belge des études de genre, [12] grâce auquel le FERUlg (femmes, enseignement, recherche, Ulg)[13] a vu le jour en 2001. J’en ai été une des cofondatrices et des membres actifs. Nous avons pensé le FERUlg à la fois comme un réseau de chercheur(e)s et d’enseignant(e)s spécialistes des Études Femmes – Études de genre et comme une association des enseignantes et chercheuses de l’ULiège (nouveau nom adopté suite au bicentenaire de l’université) préoccupées par la situation des femmes dans l’Université et dans la société. Il regroupe d’ailleurs des personnes issues du monde académique et de l’associatif. Sans surprise, le noyau dur est constitué exclusivement de femmes même si à l’origine l’Université avait pensé nous placer sous la surveillance d’un chaperon masculin ! Mais il n’y a pas eu beaucoup de candidats enclins à se laisser moquer par les pairs. Notre but était de faire sortir la recherche de l’université et d’établir des partenariats de terrain, au grand profit de la recherche elle-même d’ailleurs. C’est ainsi que se sont noués des liens avec Barricade[14], une implication dans la marche mondiale des femmes ou encore dans la commission ‘femmes’ de la ville de Liège.
Si peu de jeunes chercheu.r.se.s ont rejoint l’organisation, cela peut être par crainte de stigmatisation[15] mais aussi parce qu’elles n’ont pas obtenu de poste à l’université et ont dû la quitter (certaines restent fidèles depuis l’extérieur). On sent actuellement un renouveau d’intérêt et de mobilisation et peut-être la jeune génération trouvera-t-elle de nouvelles voies et formes d’action.
Le genre à l’université : réticences institutionnelles, limites et enjeux du nouveau master
Quel a été le rôle du milieu associatif dans la mise en place du master ? Comment expliquez-vous qu’il ait fallu tant de temps pour que ce master se mette en place ?
C.G. : Parce que c’est vu comme quelque chose de non scientifique, de militant, parce que cela peut déstabiliser car cela touche aux fondements mêmes de nos sociétés et de nos expériences humaines, y compris intimes. Avant la création du master, tout se passait dans l’ombre, et les cours ou activités liées au gender studies étaient le fait soit de personnes enthousiastes et acceptant de donner bénévolement de leur temps, soit d’associations qui se sont spécialisées dans ce domaine. En même temps, si ce n’était pas valorisé dans la sphère académique, on a senti progressivement l’effet de pressions exercées de l’extérieur (notamment les injonctions de l’Europe en matière de recherche, d’enseignement, de fonctionnement des universités).
C’est Sophia qui est à l’origine des réflexions et des initiatives pour la création d’un master[16]. Cette réflexion a abouti à une étude de faisabilité de la mise en place de ce master (modèle de formation, aspects financiers) publiée en 2011[17]. Mais le modèle bi-communautaire (francophone et néerlandophone réunis) n’avait pas de chance d’aboutir. De plus, les universités avaient du mal à prendre au sérieux une initiative issue du monde associatif même si c’était leurs propres chercheuses et enseignantes qui y avaient travaillé. Il n’y avait donc pas à l’origine de volonté institutionnelle de créer ce master. Ce qui a permis sa création sur la période récente, c’est le fait que les flamands avaient commencé de leur côté, le fait que l’Europe montrait de plus en plus du doigt la Belgique francophone en reprochant aux universités belges d’être les dernières à ne pas avoir ce type de programme alors qu’un intérêt et une demande réelle existent (68 inscrits pour la première année du master à ce jour et de plus en plus d’étudiants qui adoptent cette paire de lunettes dans leur mémoire).
Pour le projet de master actuel, le ministre Jean-Claude Marcourt et la ministre Isabelle Simonis ont mis les six recteurs autour de la table et les ont quelque part obligé à aboutir ensemble à un projet de master, même s’ils ne mettent pas personnellement beaucoup de moyens sur la table dans un premier temps. C’est aussi le fait qu’à l’intérieur des universités, les choses bougent : certaines facultés, centres de recherche ou collègues essaient désormais d’en ‘être’, voire de prendre la main. Ce qui a permis de matérialiser aussi vite ce projet vient du fait que des expert-e-s enthousiastes étaient d’emblée mobilisables (les ‘historiques’ comme les membres de l’’administration qui ont offert un soutien infaillible).
Pensez-vous que le master va changer quelque chose dans la reconnaissance du concept de genre et du féminisme ?
C.G. : Classiquement, le concept sociologique de genre a renvoyé à cette lecture qui disait non aux arguments biologiques, et oui aux arguments sociaux et qui dénonçait la hiérarchisation entre les sexes, entre le masculin et le féminin. Depuis le concept de genre s’est étendu aux questions liées à la sexualité. Cela a permis de mettre en avant le fait que non seulement les femmes et les hommes n’étaient pas sur un pied d’égalité, mais que la dualité même du masculin et du féminin devait être interrogée, certaines études récentes amenant à contester l’existence même de deux sexes biologiques[18]. La normalité de l’hétérosexualité a aussi été progressivement remise en cause. Alors que les études féministes dans les années ’60 affirmaient que les inégalités entre hommes et femmes étaient dues au mariage, que c’était le mariage qui créait les hiérarchies, certains spécialistes en gender studies placent aujourd’hui l’hétérosexualité au centre des inégalités.
Il y a donc une évolution dans l’utilisation du concept ou plutôt une double-référence à ce dernier. La position plus récente insiste sur des identités mouvantes relevant principalement du choix des personnes, le genre se matérialisant au départ de ces expériences. Pour la nouvelle génération qui vit dans une culture beaucoup plus ouverte sur la pluralité des appartenances sexuelles, le genre renvoie à un enjeu de reconnaissance de la diversité, de la pluralité des identités sexuelles, LGBT etc. Comme le dit Eric Fassin, nos sociétés ont ouvert des débats démocratiques sur tout, le dernier enjeu reste le débat sur les sexualités qui est en train d’émerger[19]. La conception plus ancienne qui reste la mienne renvoie de manière centrale à un positionnement matérialiste, à une réflexion en termes de rapports sociaux (re)produits dans une société qui continue à penser en termes de dualisation et hiérarchisation sexuées. Ainsi est-il nécessaire d’évaluer les conditions de transformation des règlements de pension et leurs impacts avec des lunettes de genre et en analysant les disparités au sein de chaque groupe sexué. Pour moi, on peut à la fois remettre en cause la dualité sexuée et dénoncer l’orthodoxie sexuelle bien-pensante et continuer avec acharnement à étudier et démasquer les phénomènes de dualisation sociale et d’infériorisation des femmes et du féminin. Dans une société démocratique, dénigrer cette approche ou penser que les inégalités cesseront quand on supprimera la référence aux deux pôles sexués serait dans l’immédiat une position très dangereuse dans la mesure où ces inégalités traversent l’histoire et reprennent de la force quand résonne le bruit des bottes.
Même si on privilégie la diversité des approches, la manière dont on va exprimer les choses, dont on va même définir le concept de genre, représente un véritable enjeu. Au sein de la formation donnée par le master, il va falloir faire de cette zone de flou un objet de réflexion intégré comme tel dans la formation et casser les tabous. Il ne s’agit donc pas seulement d’un enjeu de formation, mais aussi d’un enjeu démocratique autour de nos sociétés.
Dans les cours proposés, la dimension politique est-elle mise en avant ?
C.G. : Le genre est politique. Le politique en tant qu’« organisation de la cité » est partout, y compris dans la sphère privée. Le concept de genre est utilisé comme un outil pour comprendre les mécanismes sociaux, mais derrière cette compréhension théorique, l’enjeu était de créer une société plus juste, plus solidaire, nous l’avons dit. L’est-il encore ? Un enjeu important pour un meilleur fonctionnement du monde me semble être de travailler à rendre de la valeur symbolique et monétaire à ce qui est mis du côté du féminin et en cela, par exemple, de permettre à chaque personne de diversifier ses choix (d’étude ou de métier…). Il ne s’agit pas d’un objectif de diversité au sens où on l’entend souvent en GRH, pour tirer le meilleur de chaque sous-groupe au vu de qualités partagées et figées supposées (on cherche les hommes pour cela, les femmes pour cela, les étrangers pour cela, on les met dans des petites boites). Ici, la diversité se situe au niveau individuel mais avec une vision de projet collectif : comment faire pour délier les personnes humaines de ce qu’on leur a assigné afin de diversifier leur choix, leur identité et de questionner leur apport et leur rapport à la société et au vivre-ensemble ? Il ne peut pas y avoir d’approche genre dans un projet qui serait autre que démocratique, donc c’est politique en soi.
Le féminisme, parce qu’il questionne l’ordre social, peut avoir une dimension très subversive. N’y a-t-il pas un danger à ce qu’en s’institutionnalisant, il perde cette dimension critique ou subversive[20] ?
C.G. : Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu, un féminisme mais plusieurs féminismes. Certains féminismes prônent le fait qu’il y a une nature féminine et militent pour la fin de la mixité en défendant que les femmes doivent s’occuper des enfants et de leur mari parce que c’est leur rôle. Certains féminismes poursuivent une logique de strict rattrapage selon laquelle les femmes doivent se battre pour être les égales des hommes dans un monde où les buts et fonctionnements masculins ne sont pas remis en cause. Là, il n’y a pas d’approche subversive. Dire que les femmes manquent souvent de confiance en elles, c’est vrai. Tenter de résoudre le problème en créant des séminaires grâce auxquels elles vont pouvoir montrer de l’assertivité et devenir les égales des hommes sans remettre en cause l’origine du phénomène et sans impliquer les hommes et les fonctionnements qu’ils ont imaginés, c’est peut-être un pas nécessaire mais pas nécessairement révolutionnaire. De nombreuses féministes prennent distance par rapport à un objectif de prise de pouvoir, qu’il soit individuel ou collectif.
Mais c’est vrai que certains courants féministes vont beaucoup plus loin dans la remise en cause du système. Concernant l’institution, c’est l’éternelle question, qui dépasse la question du féminisme : est-ce qu’il y a récupération ou pas ?[21] Si l’on se contente de vivre à côté des institutions en se rebellant, est-ce qu’on fait avancer les choses ? Est-ce qu’il ne faut pas se confronter à la réalité et avoir le courage d’affronter les institutions jusqu’au bout ? Je pense qu’il faut un peu des deux. Les actions des Femen, par exemple, sont perçues par certain.e.s comme des actions radicales, incompréhensibles voire honteuses, mais elles permettent néanmoins de porter un message subversif essentiel pour rappeler certaines réalités. Cela ne signifie pas qu’il faut toutes qu’on se mette seins nus ! Chacun.e doit trouver l’expression et la place qui lui convient pour faire avancer les choses.
Suffit-il de parler de genre pour porter un regard critique ?
C.G. : Non, c’est un terme tellement galvaudé ! Finalement, tout le monde l’utilise, peu de personnes savent ce qu’il signifie. On le met au pluriel, le plus souvent comme synonyme de « sexe ». Or le simple fait de mettre « genre » au singulier ou au pluriel change la signification du terme : au singulier, le terme renvoie à la dynamique des groupes tandis que, mis au pluriel, il renvoie davantage à la diversité des appartenances sexuelles. Utiliser le concept de genre nécessite de mener un travail de déconstruction sociale, ça prend du temps, c’est difficile, il ne suffit pas d’utiliser le mot, il faut surtout comprendre son potentiel critique. Ce concept a néanmoins un rôle d’entrainement et de modèle indéniable pour étudier les autres systèmes de dualisation et hiérarchisation.
Vous êtes-vous questionnée sur le type d’enseignement, de pédagogie, à mettre en place pour les cours du master ? Par exemple, tenez-vous compte de ce qui est développé dans la pédagogie féministe en termes de critique des hiérarchies dans la transmission du savoir[22] ?
C.G. : On aimerait et on fera notre possible même si bien souvent les réalités réglementaires et organisationnelles nous rattrapent, tout comme la concurrence entre les universités. Le succès aussi nous rattrape : 68 inscrits dans une salle réservée pour 70 ! Les étudiants qui démarrent la formation ne nous laissent pas nous endormir sur nos lauriers et c’est avec eux que nous comptons construire et améliorer les pédagogies utilisées ! Un problème reste que nous n’avons pas beaucoup de moyens financiers pour créer ce master, outre l’aide substantielle mais temporaire des ministres. Nous sommes sous pression car on doit donner des preuves que le master fonctionne pour que les universités pensent éventuellement à fournir des moyens supplémentaires. A ce jour, les universités mettent à disposition des moyens existants : sauf exception, jusqu’ici les cours à options du master ont été choisis parmi des cours pré-existants. Comme les sciences sociales (principalement impliquées dans ce programme) sont considérées comme des « sciences molles », on considère comme normal de faire les choses et toujours plus de choses gratuitement ! Et c’est là qu’on retrouve les mêmes distinctions féminin/masculin : les sciences dures c’est masculin, c’est sérieux, c’est viril et le travail vaut salaire….
On voit bien que le genre, ce n’est pas seulement une histoire d’hommes et de femmes, c’est une histoire de hiérarchie entre les attributs du féminin d’un côté et ceux du masculin de l’autre. Ces dynamiques de genre se jouent y compris dans la création d’un master ! Mais je dois souligner ici le soutien récent mais réel obtenu de la part du doyen et de nombreux collègues de sciences sociales au sein de mon université.
Je dois aussi témoigner du fait qu’au sein du groupe de travail qui a mis en place le master, il y a une vraie dynamique d’écoute et de respect. On essaie de valoriser la coopération plutôt que la concurrence, caractéristique dite « féminine » (et qui n’a pourtant rien à voir avec la biologie et le sexe de la personne). Pour moi, être féministe ce n’est pas seulement défendre les femmes mais redonner de la valeur à des fonctionnements qui sont souvent dévalorisés, c’est redonner de la valeur à des façons de faire et de vie qui privilégient la qualité et l’excellence mais selon des voies autres que guerrières et concurrentielles.
Conclusion
Cet entretien nourrit notre réflexion sur le genre en tant qu’outil d’analyse des rapports de domination. Un outil essentiel pour une association comme la nôtre, dans l’élaboration d’un regard critique sur la société. On peut se réjouir de son intégration officielle dans les cursus universitaires, à condition de questionner les nombreuses manières dont il peut être utilisé et d’en préciser les pièges et les enjeux.
Le parcours de Claire Gavray montre que même pour les « expert.e.s » du genre, l’utilisation du concept n’a pas toujours été une évidence. Si, une fois qu’on s’y intéresse, les inégalités liées à la hiérarchisation masculin/féminin sont criantes, oser les regarder en face demande de pouvoir se livrer soi-même à un travail d’autocritique, puisque l’analyse de genre est un travail de déconstruction des catégories par lesquelles nous avons appris à regarder et analyser le monde qui nous entoure.
C’est probablement une des raisons des réticences ordinaires à l’analyse de genre et à l’analyse féministe de la société : il faut pouvoir aller vers le trouble, revoir ses certitudes et se demander où se cache « cette partie de l’oppresseur enfouie au plus profond de chacune de nous et qui ne connait que les tactiques des oppresseurs, les modes de relation des oppresseurs »[23] – comme le suggère la poétesse féministe Audre Lorde. Par ailleurs, défendre l’analyse de genre, c’est oser « paraître suspect.e » aux yeux de l’institution et récolter l’incompréhension de la plupart des interlocuteurs/trices. C’est donc, sans nécessairement être engagé dans un quelconque mouvement militant, un acte de militantisme en lui-même.
La mise en place de ce master est un véritable laboratoire du concept de genre – un laboratoire de définition collective et d’application concrète. Claire Gavray rappelle qu’il n’y a pas un mais des féminismes qui entrent parfois en désaccord, de la même manière qu’il n’y a pas une seule définition du terme « genre ». Pour que le genre soit utilisé comme un concept critique, il doit précisément encourager ce travail de re-définition et de déconstruction des catégories. C’est à cette condition que – dans le monde universitaire comme dans le monde associatif – travailler sur et avec le genre peut devenir un réel enjeu démocratique : en invitant des individus, avec leurs propres histoire et bagage intellectuel, à se mettre autour de la table et à nourrir une réflexion commune à partir de leurs différentes appartenances, priorités et réalités.
Pour citer cette analyse :
Héloïse Husquinet, " L'université peut-elle être un laboratoire du concept de genre ? Entretien avec Claire Gavray.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), novembre 2017. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/85-l-universite-peut-elle-etre-un-laboratoire-du-concept-de-genre-entretien-avec-claire-gavray
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] GAVRAY C., « Genre, de quoi parle-t-on ? », in Voix Solidaires. L’expertise universitaire au service du développement durable, n°9 (Été 2017), p. 8-9.
[2] Sur les caractéristiques et la méthodologie des études de genre, voir : http://www.sophia.be/index.php/fr/pages/view/1325
[3] ZAIDMAN C., « Peut-on enseigner le féminisme à l’Université ? », in Les Cahiers du CEDREF, n°13 (2005), Transmission : savoirs féministes et pratiques pédagogiques, [en ligne], https://cedref.revues.org/617
[4] Ibidem
[5] ZAIDMAN C., Op. cit.
[6] PUIG DE LA BELLACASA M., Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 34. Voir aussi : BRACKE S., CLAIR I., PUIG DE LA BELLACASA, « Le féminisme du positionnement. Héritage et perspectives contemporaines », in Cahiers du genre, n°54 (2013-1), p. 45-66 ; COLLIN F., « Ces études qui ne sont « pas tout ». Fécondité et limites des études féministes », in Les Cahiers du GRIF, n°45 (1990), Savoir et différence des sexes, p. 81-94.
[7] Pour un historique plus détaillé de la mise en place des études de genre en Belgique, voir : Groupe de travail du master interuniversitaire en études de genre, « Un master interuniversitaire en études de genre en Fédération Wallonie-Bruxelles. Coup d’œil dans le rétro, premier bilan et perspectives d’avenir », in Chronique féministe, n°119 (janvier-juin 2017), [en ligne], https://www.mastergenre.be/presentation/
[8] COLLIN F., Parcours féministe (entretiens avec Irène Kaufer), Bruxelles, Labor, 2005, p. 154. Citée par LAMOUREUX D., « Les Études féministes au Québec : les limites de la transmission institutionnelle », in Les cahiers du CEDREF, n°13 (2005), [En ligne], https://cedref.revues.org/620#quotation
[9] Docteure en Sociologie, Claire Gavray est chercheuse et enseignante à la faculté de sciences sociales et à la Faculté de Psychologie, logopédie et Sciences de l’Éducation. Elle est responsable du cours de sociologie de la famille et a créé le cours d‘Introduction à l’analyse transversale de genre à destination des étudiants des deux facultés de référence. Elle coordonne pour ULiège le master de spécialisation interuniversitaire en études de genre du côté francophone. Elle est co-fondatrice du FERULiège qu’elle représente dans d’autres hémicycles et associations : Commission ‘femmes et ville’ de la Ville de Liège, Sophia (réseau belge en études de genre) et Grabuges (réseau de jeunes chercheur-e-s et étudiant-e-s en études de genre/féministes en Belgique). Voir : http://web.philo.ulg.ac.be/ferulg/gavray-claire/
[10] Voir notamment : GAVRAY C., « Délinquance juvénile et enjeux de genre », in Revue ¿ Interrogations ?, n°8 (juin 2009). Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Delinquance-juvenile-et-enjeux-de ;
[11] Voir notamment : GAVRAY C., « Genre, emploi et marché du travail : un tableau contrasté », in CORNET, A., LAUFER, J. et S. BELGHITI-MAHUT (Ed), GRH et genre : les défis de l'égalité hommes-femmes, Paris, Vuibert, 2008, p. 5 – 24.
[12] Sophia a pour mission de promouvoir et développer les recherches et enseignements en études de genre en Belgique, d'insister sur leur pertinence sur le plan scientifique, et de montrer leur intérêt pour élaborer des politiques favorables aux femmes. http://www.sophia.be/index.php/fr/
[13] http://web.philo.ulg.ac.be/ferulg/
[14] Association liégeoise d’éducation permanente oeuvrant pour l’émancipation collective et la création d’alternatives, dont les projets concernent notamment les luttes féministes. http://www.barricade.be/barricade/c-est-quoi
[15] Notons que ces réticences ne sont pas de mise aux États-Unis, où les gender studies sont intégrées au cursus universitaires depuis les années 1970 et reconnues par le monde académique. Voir notamment : SCHARTZ P., « Women's studies, gender studies. Le contexte américain », in Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2002/3 (no 75), [en ligne], https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2002-3-page-15.htm
[16] Sur (l’histoire de) la mise en place du master, voir : Groupe de travail du master interuniversitaire en études de genre, « Un master interuniversitaire en études de genre en Fédération Wallonie-Bruxelles. Coup d’œil dans le rétro, premier bilan et perspectives d’avenir », in Op. cit.
[18] À ce sujet, voir le chapitre « L’historicité du sexe » dans DORLIN E., Sexe, genre, sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.
[19] Voir notamment : FASSIN E., « Démocratie sexuelle », in Comprendre, revue de philosophie et de sciences sociales, n°6, (automne 2005). La Sexualité, p. 263-276 ; ID., « Les Frontières sexuelles de l’Etat », in Vacarme, n° 34 (hiver 2006). Politique non gouvernementale, p. 164-168.
[20] Voir à ce sujet : Cahiers du CEDREF, n°13 (2005). Transmission. Savoirs féministes et pratiques pédagogiques, [En ligne], https://cedref.revues.org/329
[21] Voir à ce sujet : LAMOUREUX D., « Les Études féministes au Québec : les limites de la transmission institutionnelle », in Les cahiers du CEDREF, n°13 (2005), [En ligne], https://cedref.revues.org/620#quotation
[22] Voir à ce sujet : DELÉPINE A., Conscientisation féministe et éducation permanente, in Publications du CVFE, [en ligne], http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep2016-conscientisation-feministe-annd-synth-verdana_2.pdf ; SOLAR C., « Dentelle de pédagogies féministes », in Revue canadienne de l’éducation, n°17-3 (1992), p. 264-285.
[23] LORDE A., Sister outsider, trad. CALISE M. et al., Genève, Mamamélis, p. 119, cité par DORLIN E., Op. cit., p.99