Non, les # dénonçant le harcèlement de rue ne vont pas "tuer la séduction !"
Traditionnellement, les filles sont éduquées dans la crainte de se faire attaquer par les hommes dans l’espace public. Toute leur vie, les femmes sont conditionnées à avoir peur des agressions à caractère sexiste quand elles se déplacent en rue.
N’est-ce pas plutôt à ces comportements qu’il faut s’attaquer, comme le veulent les protestations de femmes de plus en plus nombreuses et les dénonciations collectives de ces derniers mois ? Dénoncer le harcèlement de rue va-t-il pour autant mettre fin aux rencontres spontanées, à la naissance d’affinités entre deux individus qui ne se connaissent pas ? Nous ne le croyons pas. Dans cette analyse, nous tordons le cou à cette idée qui pourrait amoindrir la force du mouvement de transformation qui est en route.
En ce mois d’octobre 2017, nous avons vu émerger une déferlante de témoignages portés sur les réseaux sociaux par les #BalanceTonPorc et les #MeToo. Trouvant leurs origines du côté des accusations proférées à l’encontre du producteur américain Harvey Weinstein, ces témoignages ont été encouragés par des célébrités telles que l’actrice Alyssa Milano ou encore la journaliste Sandra Muller. Leur objectif ? Dénoncer les agressions sexuelles et le harcèlement subis par des milliers de femmes à travers le monde, quel que soit leur milieu de vie.
L’espoir de voir les sentiments de peur et de honte changer de camp, passant des victimes aux bourreaux, est également l’un des moteurs principaux de cette initiative collective. En effet, jusque-là, une véritable omerta se maintenait autour de ces agressions, les femmes préférant garder le silence plutôt que d’endurer des conséquences pouvant leur créer encore plus de dommages (licenciement, agression physique, rejet de l’entourage, banalisation, culpabilisation…).
Marie Allibert, porte-parole de l’association française « Osez le féminisme ! »[1], interrogée dans plusieurs médias à cette occasion[2], explique en outre que le succès de la démarche est partiellement dû à l’incapacité des instances judiciaires de prendre en charge adéquatement ce genre de témoignages.
Au CVFE, nous avons suivi cette actualité avec attention et nous nous sommes réjoui.e.s d’une telle libération de la parole des femmes, celle-ci étant à la fois nécessaire et bienvenue si nous souhaitons un jour voir les violences faites aux femmes diminuer partout dans le monde. Cependant, nous n’avons pu échapper aux réactions moins enthousiastes qui ont également circulé sur la Toile. Parmi les contre-arguments les plus redondants, la question de la soi-disant disparition de la séduction.
C’est-à-dire que certain.e.s se montrent perplexes quant aux risques d'amalgame entre séduction et harcèlement. La rencontre spontanée est-elle réellement mise en danger au sein de nos espaces publics ? Si oui, par quoi ? Pourquoi ? Nous allons tenter d’éclairer ces différents points.
Traditionnellement, on apprend aux petites filles à avoir peur de circuler en rue
Premièrement, le harcèlement de rue ne date pas d’hier ! Un climat d'insécurité et de méfiance s’est donc installé dans nos espaces publics bien avant que les femmes osent le dénoncer sur les réseaux sociaux. De plus, le phénomène est extrêmement diffus et concerne tous les milieux socio-culturels[3]. Les agressions ont donc lieu constamment, indépendamment des caractéristiques physiques et ethniques de la victime comme de l’agresseur.
Autrement dit, les révélations actuelles ne sont que le reflet, que la mise en évidence de ce qui n'était jusqu'alors pas nommé. Nous considérons que cette dénonciation est avantageuse, car la prise de conscience du problème, tant chez les femmes que chez les hommes, va peut-être pouvoir ouvrir de réelles mesures de prévention et d'intervention afin d'éradiquer ce harcèlement de rue.
Ensuite, la majorité des femmes savent faire la différence entre une approche respectueuse et du harcèlement/une agression. Pourquoi réagissent-elles donc parfois avec agressivité, avec mépris, avec défiance à des sollicitations a priori honnêtes ? Eh bien, car elles ont appris à avoir peur. Depuis leur plus jeune âge, on leur a inculqué la peur de la rue tout comme celle des inconnus. Cette dernière leçon est valable tant pour les petits garçons que les petites filles, sauf que l’on insiste plus fermement et plus longuement auprès des secondes.[4]
De ce fait, et malheureusement pour la spontanéité, les réactions réflexes priment sur l'ouverture vers autrui. Ces petites filles, devenues jeunes femmes, vont développer au fil du temps une panoplie de plus en plus riche de stratégies visant à leur éviter d’être importunées, même si cela leur déplaît ou leur complique la vie, comme par exemple : s’habiller sobrement, éviter certains quartiers, se déplacer accompagnées, mettre des écouteurs pour ne pas entendre d’éventuelles remarques, jouer l’indifférence, modifier leur trajectoire pour passer par des rues fréquentées, etc.
Nous sommes d'accord : ce constat est malheureux et bloque certainement quelques portes. Cependant, il pointe du doigt une véritable nécessité d'éduquer la population aux notions de consentement, de respect, de sexisme ordinaire, de culture du viol...
Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés d’apprendre à nos filles à craindre le monde extérieur, dépeint comme particulièrement hostile à leur égard. Ne serait-il pas temps, plutôt que de les préparer à affronter les divers obstacles inhérents à nos sociétés, parmi lesquels les agressions masculines, de se tourner vers les processus qui engendrent ces agressions ? Ne serait-il pas plus judicieux de prendre le problème à la source ? Si nous souhaitons que nos filles, nos sœurs, nos amies, nos collègues se sentent suffisamment sécures pour ne plus adopter une attitude défensive vis-à-vis des inconnus qui les côtoient dans les lieux publics, il faudra d’abord penser à supprimer les facteurs qui provoquent harcèlement et agressions.
On peut nuancer et distinguer séduction et harcèlement
Selon Le Monde, trois français sur quatre ne distinguent pas harcèlement et séduction.[5]
Certains hommes se sentent d’ailleurs humiliés et découragés par les réactions des femmes qui les repoussent, alors qu'il ne leur semble pas avoir fait quelque chose de répréhensible.
Il leur serait sûrement utile de considérer cette réponse dans le contexte social dans lequel elle s'inscrit. En effet, plus de 90% des femmes déclarent avoir déjà été harcelées dans l'espace public. Conséquemment, Messieurs, prenez conscience que :
- Vous n'êtes peut-être pas le premier à aborder cette femme dans la journée, vous pourriez même être le dixième ;
- Que celle-ci a peut-être atteint un seuil de tolérance zéro à force de cumuler les expériences désagréables dans l’espace public ;
- Qu'elle a peut-être juste envie de vaquer tranquillement à ses occupations à ce moment précis ;
- Qu'elle exprime peut-être un refus aussi ferme afin d'éviter que l'on puisse retourner une situation d'agression contre elle ("Vous êtes sûre que vous ne l'aviez pas un peu provoqué/cherché?").
Comprenez ainsi, Messieurs, que ce refus de communiquer avec vous n’est pas un affront personnel des femmes à votre égard, et que celui-ci peut être interprété de dizaines de façons différentes, sans même qu’une seule ne vous concerne.
Par ailleurs, si un homme doute du caractère opportun de son attitude, il existe de plus en plus de ressources aidant à faire la nuance entre comportements de séduction appropriés et attitudes harcelantes/agressives envers les femmes.
Nous vous proposons de consulter les références suivantes :
La chaîne Youtube de Madmoizelle.com. Vous y trouverez quelques conseils distillés sous forme humoristique, avec beaucoup de second degré. Dans cet article du Huffingstonpost, un tableau permettant de distinguer facilement les comportements de drague ou de harcèlement est présenté.
Marion Seclin a fait le buzz avec cette vidéo dans laquelle elle tente de déconstruire les principaux stéréotypes du harcèlement de rue. Malgré les polémiques qui ont suivi, cette vidéo reste une référence pour qui souhaite en apprendre davantage sur les mécanismes du dit harcèlement.
Would You React? est né d’une volonté de reproduire diverses scènes du quotidien via des caméras cachées afin de sensibiliser les gens à certaines problématiques sociales. Ici, les remarques sexistes. Le site « STOP harcèlement de rue » regorge d’informations sur le sujet. Sur cette page, les auteurs répondent à la question « comment savoir si je harcèle ? ». Marie Allibert, porte-parole de l’association « Osez le féminisme », évoque la différence entre séduction et harcèlement sur le plateau de l’émission « 7 jours sur la planète ». |
Notons également que l’ensemble des espaces publics ne sont pas adéquats pour ce type d'interaction ! Il convient de distinguer une situation où une jeune femme se rend simplement à son travail (et ne désire pas être dérangée) de celle où cette même jeune femme, se trouvant dans une rue bondée par jour de fête, prend un verre avec ses amis. Ce dernier exemple n'assurant pas pour autant qu'elle sera disposée à entrer en contact avec un inconnu.
Néanmoins, un contexte festif ou dédié aux loisirs se prête mieux à une approche de séduction, au sens où la femme que vous aborderez se sentira probablement plus en sécurité et donc plus ouverte à la discussion qu’en se rendant au supermarché pour faire ses courses, ou qu’en attendant son bus seule sur le trottoir. Encore restera-t-il à travailler vos méthodes de drague. Bien entendu, il ne faudra pas vous attendre à des résultats concluants si vous sifflez, suivez, oppressez, collez, touchez, insultez une femme qui vous a tapé dans l’œil.
Par rapport à cette notion de harcèlement, quelques hommes répliqueraient qu'ils sont d’accord d’y prêter attention, à condition de ne pas tomber dans l’excès !
Et puis, ajouteront-ils, pourquoi ne balance-t-on pas les femmes qui harcèlent ? Et oui ! Parlons un peu du cas contraire, afin de noyer l'argument des victimes. S'il est certes très intéressant d'élargir le débat, et primordial de ne pas négliger la souffrance des hommes qui ont déjà été harcelés (car, c'est un fait, ils existent), cette démarche minimise la particularité du phénomène. Nous parlons ici d'un groupe social qui est discriminé à cause de la spécificité biologique de son sexe (féminin), statut entrainant une série de violences nommées « sexospécifiques ». Beaucoup d’autres groupes vivent des violences propres au statut attribué par la société dans laquelle ils s’inscrivent, au même titre que les femmes (par exemple : homosexuels, personnes en surpoids, en situation de handicap, non caucasiennes...).
Les statistiques démontrent clairement cette réalité, rendant compte d’une différence significative entre les hommes et les femmes en matière de harcèlement.
S'il fallait convaincre les sceptiques, voici quelques chiffres à l'appui :
- 50% des femmes belges ont déjà subi des caresses ou des attouchements de la part d’inconnus dans l’espace public, selon une étude mondiale réalisée par l’Université de Cornell[6].
- 69% des femmes belges ont déjà été suivies dans la rue par un homme ou un groupe d’hommes et se seraient senties en danger, selon cette même étude[7].
- En Europe, plus d’une femme sur deux (55%) a indiqué avoir été victime d’harcèlement sexuel depuis l’âge de 15 ans (60% en Belgique)[8].
- Selon une étude menée par JUMP en Belgique et en France, toutes les femmes ont déjà dû subir des comportements sexistes ! 98% dans la rue ou les transports en commun, 95% dans les lieux publics, et 94% au travail[9].
- 63% des femmes disent ne pas avoir été aidées ou soutenues par les témoins[10].
Promouvoir une communication saine et consentie, qui ne craint pas le repli sur soi
Oui mais, que dire des hommes qui se taisent ? La même chose que pour toutes les femmes qui maintiennent encore le silence, car un grand nombre de victimes féminines ne dénoncent pas non plus leur(s) bourreau(x)!
Pour plus de précisions sur la nature et la fréquence des agressions sexuelles hommes/femmes, voyez l’article que le site de l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques consacre un article à ce sujet.[11]
En clair, le consentement doit être le mot d'ordre au sein des dynamiques de séduction. Il doit être la priorité, même dans d’autres types de relations, que ce soit vis-à-vis d'un homme ou d'une femme ! Néanmoins, vouloir relativiser le caractère spécifique du harcèlement de rue, découlant directement de rapports inégaux entre les sexes (violences sexospécifiques), c'est nier une réalité sociale.
Par ailleurs, la question de départ ("Est-ce que la dénonciation du harcèlement va tuer la séduction ?") ne reflète-t-elle pas un souci de voir disparaître nos modes de fonctionnement acquis depuis des décennies ? Il est facile d'établir un parallèle entre ceci et le mariage pour tous ("bientôt, on autorisera même la zoophilie !" entendions-nous dire lors des manifestations). Nous pourrions faire de nombreux parallèles, mais la question sous-jacente reste : jusqu'où tout cela va nous mener ? Eh bien... Nous ne le savons pas ! Mais nous pourrions faire le pari de placer notre confiance en nos contemporains, qui sont à présent en réflexion. Nous avons déjà dégagé plusieurs pistes (éducation, pénalisation, conscientisation, prévention...) qui permettraient de changer les rapports de domination hommes/femmes. Si l’on travaille sur la diminution du harcèlement, on laisse plus de place à une communication saine et consentie entre deux individus. Ce n'est pas parce que l’on souhaite mettre des limites à un problème que ces dernières vont forcément déborder, faisant ainsi disparaître la séduction dans leur sillage.
Enfin, si certain.e.s craignent de perdre "un précieux contact humain" : demandez-vous si vous êtes aussi avides de contact de la part de femmes ET d’hommes.
Aborderiez-vous un homme de la même façon que vous abordez cette femme accoudée au bar ? Souriez-vous de toutes vos dents aux femmes ET aux hommes que vous croisez en ville ? Votre bonjour a-t-il véritablement pour but de vous montrer aimable envers autrui, ou votre volonté sous-jacente est-elle plutôt de séduire ?
ll est important d'être au clair avec ses positionnements, et de ne pas jouer les grands défenseurs des relations humaines quand ces relations sont conditionnées par le sexe de la personne qui se présente à vous. Si vous ne souhaitez pas perdre la convivialité des rapports humains, commencez par remettre en question votre propre manière de communiquer en société.
En conclusion
Travaillons ensemble, citoyen.ne.s, à distinguer séduction et harcèlement, afin de permettre à chacun.e. de jouir de l'espace public, de se le réapproprier positivement, et de continuer à se séduire/se surprendre dans le respect de ses propres limites.
«Changer la ville en luttant contre le sexisme affiché sur les murs, l'étalage de la virilité et le harcèlement de rue permet d'imaginer que le consentement deviendra une vertu urbaine»[12]
Nous croyons donc que les hashtags ne vont pas tuer la séduction ! Au contraire, nous espérons les voir réussir l'exploit de la réactiver.
Pour citer cette analyse :
Floriane Namêche, " Non, les # dénonçant le harcèlement de rue ne vont pas "tuer la séduction". ", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), novembre 2017. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/81-non-les-denoncant-le-harcelement-de-rue-ne-vont-pas-tuer-la-seduction
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
[1] http://osezlefeminisme.fr/
[2] Voir le journal de TV5, 7 jours sur la planète, du 23 octobre 2017 sur https://www.youtube.com/watch?v=ze7hYV40cpw
ou encore son interview sur Sudradio : https://www.sudradio.fr/societe/balancetonporc-les-agresseurs-beneficient-aujourdhui-dune-grande-clemence (consultés le 14 novembre 2017)
[3] Cf. l’article de Stéphanie Khoury, « Harcèlement de rue : comment aborder le problème sans tomber dans le racisme », in SlateFR , 2 août 2012, sur http://www.slate.fr/tribune/60157/harcelement-rue-racisme-sexisme (consulté le14 novembre 2017)
[4] Clémence Bodoc, « Harcèlement de rue ou compliment ? Je veux comprendre », in madmoiZelle, 5 avril 2017, sur http://www.madmoizelle.com/drague-harcelement-de-rue-322645 (consulté le 14 novembre 2017)
[5] Laura Mottet, 17 octobre 2017, in http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/17/trois-francais-sur-quatre-ne-distinguent-pas-harcelement-blagues-salaces et-seduction-et-vous_5202242_4355770.html, cité dans l’article « Du féminisme et des hommes », sur https://reflechirsansflechir.com/2017/10/20/du-feminisme-et-des-hommes/, consulté le 14 novembre 2017..
[6] https://www.slideshare.net/iHollaback/street-harassment-statistics-in-belgium-cornell
[7] Ibidem
[8] file:///C:/Users/Utilisateur/Downloads/fra-2014-vaw-survey-main-results-apr14_en.pdf
[9] https://jump.eu.com/wp-content/uploads/2016/11/Full_Report-Sexisme-French_Englishweb.pdf
[10] Ibidem
[11] Lorraine Tournyol du Clos et Thomas Le Jeannic, « Les violences faites aux femmes », in Insee Première , février 2008, n°1180, disponible sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280722.; cité dans l’article « Du féminisme et des hommes », sur https://reflechirsansflechir.com/2017/10/20/du-feminisme-et-des-hommes/, consulté le 14 novembre 2017.
[12] Raibaud (Yves), cité par Aude Lorriaux, in «#balancetonporc : que va-t-il rester de la drague de rue ?» in SlateFR, 31-10-2017, http://www.slate.fr/story/153212/que-va-t-il-rester-de-la-drague-de-rue, consulté le 14-11-2017.