Skip to main content

04/223.45.67 |  Ligne d'écoute et d'urgence CVFE (24/7) 0800/30.030 |  Ligne d'Ecoute violence conjugale (24/7)

Publications
en Éducation Permanente

Un écho à la voix des femmes afrodescendantes. Entretien sur l'afroféminisme

Les discriminations raciales et sexistes que les femmes afrodescendantes subissent, marques de l’héritage colonial, sont aujourd’hui encore inconscientisées et niées. Comment, tout en laissant aux femmes noires le soin et la place de se réapproprier leur propre vécu et leur Histoire, contribuer à faire bouger les choses ?

Emmanuelle Nsunda, militante afroféministe, chercheuse et chargée de projet à l’asbl La Zone où elle a mis en place le projet Afrofeminism in progress, a accepté de répondre à nos questions. Son témoignage nous éclaire sur la réalité que vivent les femmes noires en Occident et sur les enjeux de l’afroféminisme, ici et maintenant. Pour une association comme le CVFE, féministe et ouverte à la diversité, il est essentiel d’en partager le récit et l’analyse afin de déconstruire le racisme systémique et de valoriser l’expérience et le savoir inconfortable mais powerful des minorités.

 

 

H.H. : Emmanuelle, tu as mis en place le projet Afrofeminism in progress1, un projet qui vise à faire découvrir l’afroféminisme et à donner un espace d’expression aux femmes afrodescendantes. Peux-tu expliquer ce qu’est l’afroféminisme et l’objectif de ce mouvement ?

E. N. : L’afroféminisme a pour objectif d’aider les femmes noires à trouver une place dans la société. Le combat afroféministe est une vraie nécessité pour les femmes afrodescendantes qui vivent dans un milieu occidental, dans leur lutte pour obtenir un rapport d’égalité de femme à femme et de femme à homme. Je tiens à préciser « qui vivent dans un milieu occidental » car il y a des différences selon que l’on se situe dans un contexte africain, occidental européen ou américain. La nécessité de ces combats ne semble pas toujours évidente parce que les inégalités ne sont pas toujours visibles. Il y a peu de traces vraiment apparentes de l’esclavage, de la ségrégation raciale, de tous ces traumatismes du passé, qui sont pourtant bien là. Les stéréotypes projetés sur la femme noire découlent de cette histoire mais sont très facilement niés, parce que cette histoire n’est pas dite.

Un autre problème est que l’on fait très peu la différence entre femmes afrodescendantes et femmes africaines, alors que l’on s’adresse parfois à la deuxième ou la troisième génération de filles qui sont nées ici et qui s’attendent à être considérées comme belges, européennes, françaises ! Mais qui ne le sont pas parce que la vision de la femme noire qui prévaut dans l’imaginaire ici, c’est encore la femme africaine, avec tous les clichés : maltraitée, obligée d’avoir beaucoup d’enfants, vivant dans la polygamie, excisée, …

Quand on connait une femme noire dans sa sphère proche, on a du mal à s’imaginer et comprendre ce qu’elle vit au quotidien : il s’agit de petits coups de marteaux qui te rappellent quotidiennement que tu n’es pas à ta place. Des exemples de la vie de tous les jours montrent à quel point le racisme est structurel. C’est présent dans absolument tout ce à quoi on est exposé.e.s. À tous les niveaux de ta vie privée ou professionnelle, on te demande de te justifier, de dire pourquoi t’es là et pourquoi tu voudrais aller là alors que ces questions ne sont pas posées aux eurodescendant.e.s.

Au niveau de l’éducation, la croyance est toujours très marquée que les afrodescendant.e.s sont faits pour tels types de métiers ou de carrière… Dès que tu avances une idée qui sort un peu de cet imaginaire, tu dois te frayer ta place. La manière dont les afrodescendant.e.s sont représenté.e.s est le meilleur exemple : quand tu vois, par exemple, dans les magazines ou dans les dessins animés pour enfants, la place que les afrodescendant.e.s occupent, il y a toujours ce message implicite : « ce n’est pas pour vous ». Du coup, les afrodescendant.e.s et les eurodescendant.e.s l’intègrent et dans toutes les interactions de la vie quotidienne, si quelque chose déroge à la règle et que l’on voit un.e afrodescendant.e à la place où il ne devrait pas être, sa place va être remise en question.

Mais à l’inverse, dans le milieu des arts de la scène notamment, on peut te donner à jouer un rôle typiquement blanc en mettant en avant le fait que ce soit la première fois que le rôle est joué par un.e noir.e ! Du coup, tu te retrouves quand même instrumentalisé.e et stigmatisé.e par ta couleur de peau… Une afrodescendante m’a racontée récemment qu’au Forem, l’employée avait noté sur sa fiche « parle très bien le français »…comme si ce n’était pas possible qu’une personne noire soit totalement francophone ! Quand j’ai travaillé comme guide dans un musée, on m’a déjà demandé « comment ça se fait que tu t’intéresses à la vie culturelle wallonne »…alors que c’est tout ce que j’ai connu, la Wallonie !

Comment mettez-vous cet objectif en pratique dans les ateliers ?

Les luttes que nous menons à travers les ateliers concernent notamment dans l’amélioration de la qualité de vie et la liberté psychologique : permettre aux femmes afrodescendantes d’opérer des choix dans leur vie, que ce soit pour choisir un compagnon, un travail, des études. Nous nous questionnons sur les barrières psychologiques que l’on se met par rapport à notre condition raciale, des barrières qui s’imposent petit à petit comme mécanismes de défense en fonction des expériences antérieures et des représentations stigmatisantes. L’afroféminisme permet d’arriver à une liberté de choix, et contribue à l’émancipation des femmes noires à travers, notamment, le fait qu’elles puissent s’exprimer par elles-mêmes. Cela passe par la dénonciation de ce qui se passe, puis par la recherche de solutions avec les personnes qui font partie de cet environnement occidental, qu’elles soient eurodescendantes ou afrodescendantes.

Des dissensions peuvent exister dans le mouvement afroféministe lui-même par rapport au terme « afrodescendantes » : on a vite tendance à établir des échelles d’oppression au sein d’un groupe minorisé (les métisses, par exemple, pourraient être exclues du mouvement parce que les discriminations auxquelles elles font face seraient moins lourdes que celles que subissent les femmes à la peau plus noire). Les ateliers en non-mixité raciale que nous organisons sont destinés aux femmes qui se considèrent comme afrodescendantes elles-mêmes.

Que permet le fait d’être en non-mixité ?

Le fait de se réunir juste entre personnes qui subissent la même oppression, dans ce cas entre femmes noires afrodescendantes, permet de libérer la parole et de créer un climat de confiance. Parce que généralement, lorsque ces personnes essayent de parler de leur expérience en milieu « dominant », cette expérience est constamment niée ou diminuée. Ce climat de confiance permet donc de leur dire « on est là pour vous écouter et on vous croit ». L’objectif est de retrouver confiance en soi et de puiser de la force dans ces échanges. Le fait d’écouter des expériences qui correspondent à la sienne est salvateur. Dans la non mixité, par l’échange et le partage, on peut trouver des solutions, qu’elles soient individuelles ou collectives. Le fait que le débat ne soit pas parasité en permanence le rend aussi beaucoup plus constructif. Pour moi, la non-mixité est un outil mais à terme, c’est invivable de ne rester qu’entre filles noires, car cela voudrait dire qu'il faut tirer un trait sur la vie sociale avec les autres personnes non racisé.e.s.

Le premier atelier organisé par Afrofeminism in progress portait sur le cheveu crépu. Pourquoi cette thématique ?

Le cheveu crépu, c’est un cheveu qui est assez mal vu et difficile à porter parce qu’il est vu comme un cheveu d’artiste, pas « professionnel ». Ça commence à changer, mais il y a une grosse lacune dans la transmission des soins à lui donner. Or, il est encore plus difficile à porter si on ne sait pas comment s’en occuper. C’est pour cela que le fait de se réunir entre femmes qui ont la même expérience et une certaine expertise est très important, pour apprendre à s’occuper de son cheveu et à reprendre confiance dans le fait de le porter. Mais la perception du cheveu crépu varie encore beaucoup selon la classe sociale. Plus tu descends dans les classes populaires, plus la pression d’être la plus blanche possible est présente, on va donc retrouver beaucoup de perruques, de lissage, etc. À l’opposé, les filles qui portent les cheveux naturels ont pu avoir une vision très extrême du type « je refuse la pression et je montre mon cheveu crépu et celles qui ne le font pas sont des vendues, etc », alors que maintenant, on commence à tirer profit du fait d’avoir un tissage ou une perruque et à assumer que c’est juste parce qu’on n’a pas envie de se prendre la tête tous les jours.

Comment fais-tu pour prendre en compte ces différences de classe sociale dans tes ateliers ? La dimension intersectionnelle de la lutte – c’est-à-dire le fait de refuser de diviser les oppressions race/sexe/ classe, de faire comprendre que les trois oppressions vécues ensembles amènent des formes de discrimination particulières, de combiner les luttes et de refuser de les hiérarchiser - est-elle vraiment effective dans les ateliers ?

Je veux que les ateliers soient accessibles, mais le problème est que l’afroféminisme est un mouvement qui est devenu très intellectualisé. Il y a beaucoup de théorie, et un jargon que tout le monde utilise du genre « intersectionnel », « non-mixité », « misogynoir », etc., et si tu ne rentres pas dans le truc, tu es mise de côté. Or il y a plein de filles à qui le sujet parlerait mais qui n’osent pas s’en emparer parce qu’elles se sentent exclues. Des interactions liées aux privilèges de classe sont apparues dans les premiers ateliers : beaucoup d’universitaires sont venues, et les premières conversations au sujet des diplômes dénotaient du fait qu’on ne se rend pas toujours compte de son propre privilège. Malheureusement, les milieux afroféministes sont encore très élitistes. Certaines filles peuvent témoigner du fait que si elles expriment leur incompréhension ou leur méconnaissance, on leur renvoie des tonnes de théorie, de reproches et de mépris qui les épuisent.

Comment faire pour ne pas créer ces barrières ?

Tout ce qui est vulgarisation, vidéos sur internet, fonctionne bien. Mais la façon dont on aborde les ateliers, dont on parle est très importante. Les ateliers sont assez prise de tête pour certaines, il faut trouver des activités plus ludiques : même en chantant, en lisant, on peut faire passer un message ! Dans le choix du vocabulaire, il faut veiller à expliquer tous les mots, en expliquant pourquoi on a choisi d’utiliser tel mot, en précisant qu’on n’est pas obligé d’employer le terme.

Quelle perception les filles qui viennent dans les ateliers ont-elles du féminisme ?

Elles ne se disent pas forcément féministes mais elles le sont, leur idéal s’inscrit clairement dans un objectif d’émancipation des femmes. Je pense qu’on a tendance à oublier le poids qui a pesé sur les femmes, la manière dont elles ont été handicapées par le fait de ne pas pouvoir travailler, de ne pas pouvoir avoir de compte en banque, et cetera. On l’oublie parce qu’on n’a jamais eu à se poser ces questions.

Avant de découvrir l’afroféminisme, j’adhérais à ce qui était défendu dans le féminisme mais je ne voyais pas la nécessité de me battre. Pour moi, il s’agissait de bon sens au quotidien, je n’avais pas envie de rentrer dans un groupe pour le défendre et mes priorités étaient différentes. Mon énergie allait prioritairement dans la lutte contre le racisme. L’afroféminisme m’a permis de lier ces deux combats.

Ceci dit, cela reste compliqué de se revendiquer afroféministe, de mettre en avant sa couleur de peau, de parler de racisme dans un environnement blanc. Cela veut dire que tu dois remettre tout en question : tu deviens hyper consciente de tout ce qui se passe et tu ne peux plus rien laisser passer. Lors d’un atelier, une participante a expliqué que depuis qu’elle a eu le « déclic », elle est fatiguée et préférerait revenir à avant, quand elle n’était pas consciente. D’autres filles parmi celles qui participent aux ateliers sont dans le déni total et refusent d’expliquer ce qu’elles vivent par la dimension raciale.

As-tu pu observer des tensions liées aux différences de générations ou entre les femmes africaines et les femmes afrodescendantes ?

On peut se dire, en tant qu’afrodescendantes, que nos mères se sont fait écraser par leurs patrons, leurs maris, qu’elles ont abandonné leur famille en Afrique…en fait, il ne s’agissait pas forcément d’un choix mais d’un réflexe de survie, qui nécessitait énormément de force ! Ces mères ont accepté des jobs et des conditions de misère parce qu’elles ont fait le choix de survivre. Je considère de plus en plus les mamans africaines comme des féministes dans le sens où elles ont été le pilier de la famille. De notre place de filles noires qui sommes nées en Belgique, on a déjà un privilège de classe : si on compare la vie que nos parents ont eu et la nôtre, on remarque qu’on bénéficie de beaucoup plus de confort.

Peut-être qu’il y a une conscience féministe différente chez les Africaines, qu’elles ont envie de sortir de ce schéma patriarcal, de choisir le sens de leur vie, de choisir leurs études tout en restant liées aux traditions alors que nous, nous avons été coupées des traditions. Cela dépend bien sûr des familles : dans ma famille, il n’y a pas eu de transmission de tradition mais dans certaines familles où les traditions ont été présentes, les filles sont vraiment tiraillées. D’un côté, elles subissent la pression de leur famille, la comprennent et ont elles-mêmes envie de respecter les traditions dans lesquelles elles ont été ancrées, d’un autre côté, ces traditions sont parfois incompatibles avec la vie sociale de la société dans laquelle elles vivent.

Je remarque beaucoup la volonté des mères d’augmenter le confort et la liberté de leurs filles et de bénéficier d’outils qu’elles n’ont pas eu elles-mêmes. Alors que la génération de nos parents nous disaient « tu dois travailler deux fois plus pour avoir la moitié », la génération d’afrodescendant.e.s qui fait des enfants aujourd’hui leur dira peut-être « tu travailles comme tu peux, tu as le droit d’être qui tu es et nous ferons en sorte que ça passe ». Malgré la bonne intention des parents, on a tou.te.s mal vécu ces mises en garde parce qu’on se demandait pourquoi on devait travailler deux fois plus que les autres ! Mais peut-être que nos propres paroles ne seront pas non plus reçues par la génération de nos enfants comme on l’attendrait…

Qu’est-ce que la découverte de l’afroféminisme a provoqué comme changement dans ton environnement, dans ta vie, dans ton rapport à toi-même ?

Personnellement, ma famille est très européanisée et refusait de lier les injustices au racisme. J’ai grandi dans une culture de la méritocratie du type « il faut bosser si tu veux réussir ta vie ». À diverses reprises, je me suis dit « sur ce plan-là, je crois que j’ai bossé assez et je n’ai pas les résultats attendus », mais jamais je ne m’autorisais à dire ou à penser que ça pouvait être lié à la dimension raciale. Quand j’ai travaillé, dans le cadre de mes études, sur le cheveu crépu et la transmission des pratiques qui y sont liées, j’ai découvert l’afroféminisme et ça a été libérateur ! Parce que j’ai découvert que d’autres filles avaient vécu des choses similaires et faisaient les mêmes constats. Ces filles avaient mis des mots sur ce qu’elles vivaient, elles étaient nombreuses et du coup, c’était la preuve que je n’étais pas folle ! J’ai commencé à beaucoup lire et à théoriser l’histoire que j’avais vécue et à développer une colère qui était déjà là, mais tapie dans le fond de moi, et qui a explosé. J’ai mis quelques mois à trouver un équilibre : trouver quels sont les moments adéquats pour en parler et militer et ceux où je passe juste une soirée tranquille. Maintenant je ne ressens plus tout le temps le besoin de reprendre tout le monde sur ce sujet mais au quotidien ça reste pénible, c’est compliqué d’écouter la radio sans entendre un truc qui pose problème. Même chose concernant les blagues liées à la couleur de peau, même dans des cercles intimes, on se pose toujours la question « est ce que je vais encore être la rabat-joie ou celle qui se casse » ?

C’est vrai qu’une fois qu’on est consciente d’une injustice, c’est comme un trou béant dans le ventre. Toutes les petites informations qui vont dans ce sens, tu les captes alors que tu ne les captais pas avant. Comment tu gères cette sensibilité et ta tolérance envers les gens qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent et font en disant ?

Je crois que je commence à accepter que pour bien le vivre, il faut accepter cette image militant-rabat-joie. Si tu ne l’acceptes pas, ça va tout le temps te piquer. Je pense aussi qu’il faut agir en fonction du contexte et de la relation que tu as avec la personne : si tu sens que tu peux y aller et lui expliquer que ça ne te fait pas rire ok, mais si tu sens que tu vas perdre ton temps et expliquer quelque chose pendant une demi-heure à quelqu’un qui n’a pas envie d’écouter, ça ne sert à rien. C’est une chose que nous abordons dans nos ateliers : rechercher l’émotion qui ressort de ces situations et voir comment l’utiliser à bon escient sans se laisser bouffer par ça. C’est aussi important de savoir comment gérer le temps que tu accordes aux autres : si tu as l’énergie, tu lui donnes cinq minutes de ton temps, sinon, tu ne fais rien et surtout tu ne culpabilises pas.

La colère, son usage, sa gestion est une problématique qui semble fort présente dans ce que les afroféministes (et les féministes) racontent de leur quotidien et de leurs luttes ?

Arriver à gérer la colère…oui et non. Ça, c’est quelque chose qui met encore plus en colère : tu as le droit d’être en colère mais tu ne peux pas le montrer ! La colère se vit sous différentes formes, certaines personnes accumulent et explosent, d’autres l’expriment plus facilement. Ce qui est certain, c’est que si on ne fait pas un travail individuel là-dessus, ça ne s’éteint jamais parce que le fait que ce ne soit pas une colère acceptée ne fait que renforcer les choses. C’est parfois compliqué de savoir comment et contre qui diriger cette colère : contre les institutions ? Les personnes ? Chaque publicité que tu vois dans la rue ? Il y moyen d’être en colère tout le temps. Il y a même des choses qui ne m’ont pas mise en colère auparavant et qui, maintenant que j’y repense, provoquent de l’énervement. Comme la question du maquillage, par exemple : plus jeune, j’ai toujours dit « le maquillage, ce n’est pas pour moi », mais je me rends compte que c’est parce qu’il n’y avait rien qui était adapté à ma couleur de peau dans les magasins ! C’est une construction a posteriori que je fais là, mais peut-être que plein de conditionnements de cet ordre-là ont existé dans ma vie.

Est-ce que le contexte militant permet de canaliser cette colère, de l’exprimer de manière bénéfique ?

Il peut aider à la transformer en quelque chose qui fait du bien, individuellement. Il y a plus de compréhension dans les milieux militants, la colère peut éclater et tu peux être accompagné.e par des personnes qui vivent la même chose. Mais selon moi, c’est au niveau institutionnel, dont dépend la gestion des organismes publics, qu’il faudrait laisser cours à la colère, alors que c’est l’endroit où c’est le moins accepté.

Quelle place accordes-tu aux institutions, au politique et à l’individuel dans ta démarche ?

Les ateliers sont davantage axés sur la dimension individuelle. Les femmes repartent avec des outils pour se sentir mieux au jour le jour. Mais le but de l’exposition finale est qu’elle soit compréhensible et accessible à tout le monde. Que les gens nous voient, se posent des questions.

Nous menons aussi un travail de fond au niveau institutionnel en créant des collaborations. Par exemple, c’est parfois compliqué de faire comprendre la différence entre femmes africaines et femmes afrodescendantes et de ne pas être confronté à un amalgame de façon permanente. Bien sûr, il ne s’agit pas de deux groupes homogènes et les femmes ne doivent pas être réduites à leurs origines, mais leur bagage culturel n’est pas toujours le même et cela peut influencer la lecture qu’elles font de ce qu’elles vivent en Occident. C’est important de sensibiliser les milieux institutionnels à cette question, parce que ce sont ces organismes qui sont censés œuvrer pour l’intégration. A force de discussions, les personnes qui y travaillent le comprennent et cela peut influer sur les activités développées par ces institutions.

C’est la même chose dans le domaine de la psychologie et de la psychiatrie : on réalise que beaucoup de professionnel.le.s ne se rendent pas compte de ce qu’est le racisme institutionnel et systémique, et du fait qu’il peut avoir un impact sur les afrodescendant.e.s, non seulement sur les immigré.e.s nouvellement arrivé.e.s. La dimension politique se situe pour moi à ce niveau- là : créer une prise de conscience de cette réalité dans ces milieux.

Tu peux te reconnaître aujourd'hui dans le féminisme d'un point de vue militant et aussi plus théorique, via l'afroféminisme. Quel est le lien entre cette démarche et une vision plus universalisante ou inclusive de la lutte des femmes ?

Jusqu’ici, j’avais tendance à me méfier du débat autour de la convergence des luttes car c’est une question qui intervient alors que les mouvements féministes minoritaires commencent à se faire entendre (du moins en Europe). Les afroféministes ont d’abord commencé à militer dans les mouvements féministes mainstream/blancs et ont ressenti le besoin de s’en détacher parce que leurs priorités et revendications n’y étaient pas entendues. La séparation des espaces a pour moi été salutaire pour le bien des libertés individuelles. Il est bien sûr intéressant voire primordial que les différents mouvements féministes se rencontrent, mais pas à tout prix dans l’optique de trouver des terrains d’entente. Cette démarche serait pour moi la première dérive permettant de retomber dans les erreurs du passé.

Cela ne veut pas dire que je ne suis contre toute tentative de réunion et de convergence de luttes. Il en existe de toute façon – la plus évidente pour moi étant l’appel à la liberté de choix individuel et le respect de ces choix de vie par et pour chacune – sans jugements. Cependant, ce ne doit pas être l’objectif absolu à atteindre, car je pense que les luttes peuvent avancer de manière conjointe sans s’opprimer les unes les autres. Je pense que dans le cas où cela arrive, c’est que des jugements de valeurs interviennent. Par exemple, lorsque les féministes blanches refusent le port du voile ou plus largement l’inclusion de la religion dans les mouvements féministes, ou bien lorsque certaines féministes excluent des femmes qui ont fait le choix de ne pas travailler pour s’occuper de leurs enfants, ou encore quand les féministes excluent et invisibilisent les prostituées de la lutte. Le même raisonnement peut être suivi pour les femmes trans ou les actrices porno, etc.

En résumé, pourquoi pas aller vers une convergence des luttes, si aucune exclusion de priorités n’en résulte. Mais pour y arriver, il est indispensable que chacun fasse le point sur son angle de vue (stand point) et sa définition de l’universalisme. Car, à mon sens, ce mot à trop souvent été utilisé par les dominants, pour faire avaler de force des vérités qui ne correspondaient pas aux réalités des dominés.

On assiste en ce moment à une mode de la culture africaine traditionnelle en Occident, dans les domaines de la musique et de la mode, notamment. Comment perçois-tu ce phénomène ?

Je suis allée au concert de Baloji : tout le monde dansait, j’étais super heureuse de voir ça et en même temps…il reprend la musique de mon enfance, qu’on n’a jamais pu partager à l’extérieur de la maison parce que c’était toujours vu comme quelque chose d’exotique mais « à part ». J’éprouve de la rancœur à ne pas avoir pu le partager en étant plus jeune sans que cela soit vu comme quelque chose de totalement extérieur. L’appropriation culturelle peut me mettre en colère, mais c’est aussi un signe d’intérêt pour la culture. Ce qui est problématique, davantage que le fait de reprendre des éléments, c’est qu’il n’y a aucune conscience historique derrière ce geste : prendre quelque chose sans y donner de crédit et sans en reconnaître la valeur, je trouve ça insoutenable. On parle d’appropriation culturelle quand un membre ressortissant d’une communauté dominante s’approprie un élément patrimonial/culturel d’une communauté dominée sans en reconnaitre « publiquement » la source. Si cet emprunt est instrumentalisé à des fins économiques, les conséquences sont  encore plus dommageables pour les communautés flouées qui, non contentes d’être discriminées pour ces mêmes éléments culturels dont elles sont les porteuses et créatrices, perdent les éventuelles plus-values que cela aurait pu leur apporter. Un exemple assez flagrant ces derniers temps est l’engouement pour le tissus wax temps qui se retrouve jusque dans les chemises H&M - quand les « Mamans » en boubous sont encore moquées et ne peuvent aller travailler facilement dans ce costume traditionnel. La mode des nattes aussi relancée et « valorisée » par les Kardashian a quelque chose d’amer dans le sens ou beaucoup de fillettes aux cheveux crépus, portant cette coiffure adaptée à la texture de leur cheveux sont l ’ objet de moqueries. Des femmes afrodescendantes, se retrouvent plus tard obligées de lisser leurs cheveux, ne pouvant les natter pour aller travailler, cela étant considéré comme trop peu soigné.

D’un autre côté, je vois maintenant que les noir.e.s assument beaucoup plus leur négritude qu’avant, je me dis que ça doit être super d’avoir leur âge maintenant, j’espère que ça va continuer et que ce n’est pas juste un effet de mode. Mais l’idéal serait d’inculquer la dimension historique en plus.

Cette dimension historique est quelque chose qui semble avoir beaucoup d’importance à tes yeux ?

Oui, il faudrait enseigner l’histoire coloniale en englobant dans la même histoire l’histoire coloniale, l’histoire des européodescendants et des Congolais, sans rendre ça culpabilisant. Arriver à déconstruire tous les héritages coloniaux, arriver à en discuter sereinement et pas juste dans l’émotion. Plusieurs collectifs organisent des cours d’histoire africaine, des groupes sur les réseaux sociaux se créent, qui mettent en avant des faits historiques africains. C’est un bon moyen de vulgarisation mais je pense qu’il faut faire attention à ne pas tomber dans une sur-valorisation de l’histoire africaine et à ne pas idéaliser le comportement des africains, à ne pas être trop manichéens dans la manière dont on présente les choses. Je pense qu’il faut essayer de privilégier un traitement scientifique de la question : plus ce sera enseigné, plus on pourra contrôler le contenu, tandis que sur les réseaux sociaux, le contenu peut être influencé par la colère, toutes les traditions africaines sont mises en valeur, certains vont jusqu’à prôner la polygamie parce qu’elle est critiquée ici. Tous les débats peuvent selon moi rester ouverts mais à condition de rester critique et de s’interroger vraiment sur la question.

Bell hooks a écrit un livre « de la marge au centre », questionnant la manière dont les marges peuvent apporter un regard sur la norme. Penses-tu que les marges, les minorités, développent un regard particulier sur le monde alentour ?

Oui, même si tu grandis dans un environnement, dans une culture, dans une société auxquels tu es complètement adapté.e, je suis certaine que tu développes une capacité à prendre du recul plus rapidement, parce que tu arrives à faire co-exister ces deux points de vue et à te positionner par rapport à ça. Je pense que cela permet aux militant.e.s qui luttent contre une forme d’oppression de devenir les allié.e.s d’autres groupes, d’autres combats. Parce que tu te dis « de mon point de vue, je ne comprends pas ces difficultés mais je comprends les miennes et je ne veux pas reproduire ce genre d’oppression ».

Quand tu es dans la marge, c’est comme si tu développais des anticorps ! En fait, c’est ça le moteur de notre projet : essayer de comprendre pourquoi les minorités provoquent autant de colère chez les majorités, de la colère qui va engendrer de la résistance, et essayer de faire en sorte que majorité et minorité discutent sereinement. J’aimerais qu’on parvienne à faire comprendre qu’on est dans un monde où tout le monde a sa place et où tout le monde a le droit de parler, et que ce n’est pas pour ça que vous n’avez pas votre place aussi en fait il y a de la place pour tout le monde !

Mais j’admire aussi les personnes qui, sans être « à la marge », ont développé cette sensibilité et cette conscience-là, parce qu’en fait ce n’est vraiment pas évident.

On peut se demander, en tant que « dominant.e », à quel point on peut vraiment comprendre, comment prétendre être aux côtés de ceux qui subissent ces discriminations…

Selon moi, c’est déjà assez exceptionnel de se poser la question. « Être sensible mais ne pas comprendre » : c’est exactement ça. On ne peut pas toujours comprendre, mais ce n’est pas grave ! En fait, il n’y a même pas à essayer, il y a juste à soutenir ! C’est un comportement à adopter, une vigilance, juste accepter son ignorance. Par exemple, je m’y connais très peu sur la question de l’identité trans mais je me suis rendue compte que j’ai pu involontairement et inconsciemment tenir des propos blessants ou injustes vis-à-vis de cette communauté et je le reconnais et je l’accepte. La personne concernée aura toujours raison ! Cela ne veut pas dire qu’elle va instaurer une dictature ! Mais c’est sa réalité et elle aura toujours raison par rapport à sa propre réalité.

La notion de privilège reste pour la plupart des gens un concept choquant, comme si le fait d’être conscient d’un privilège induisait de ressentir de la culpabilité. Or ce n’est pas parce que l’on est conscient d’avoir un privilège qu’on en est responsable ?

Je pense que l’hégémonie occidentale est instaurée depuis des siècles et qu’on tourne sur le même modèle depuis des centaines d’années. Un modèle de noyau familial, hétérosexuel, avec des rôles de genre bien définis… Même si cela a déjà été remis en question et que l’hégémonie occidentale s’écroule, les mentalités individuelles ne changent pas. Je pense aussi que les personnes qui jouissent des privilèges blancs aujourd’hui n’ont jamais été armées pour vivre en minorité. C’est aussi une caractéristique des personnes racisées : elles ont une grande résilience parce que depuis leur petite enfance, elles apprennent à se défendre et à encaisser. Quand on met le nez de certaines personnes dans leurs privilèges à quarante ans, c’est différent, la résistance est souvent plus importante.

Quelle serait la ou les choses que tu aurais envie de transmettre ? Quel serait ton souhait par rapport au monde de demain ?

L’idéal pour moi, ce serait que tout le monde puisse se sentir inconfortable sans le prendre nécessairement mal, en sachant qu’en fonction des moments de la journée et des situations ça va évoluer. C’est à dire : pouvoir vivre le fait d’être en minorité et accepter le fait que les gens autour de soi n’aient pas le même mode de vie, sans pour autant avoir l’impression que l’on nie son propre mode de vie… Sans penser qu’il faut se protéger à tout prix et nier le mode de vie des autres. Je perçois vraiment cette peur : celle d’exister moins parce qu’on donne le droit à l’autre d’exister avec ses propres particularités. Et la croyance qu’il n’y a aucune force à tirer de cette position en marge, alors que, justement, il y a en a énormément ! Je voudrais pouvoir faire passer ce message et qu’il soit entendu.

 

 

Quelques références pour aller plus loin

 Blogs

Podcasts

 Séries

  • Insecure
  • Queen Sugar
  • Being Mary Jane
  • Dear white people
  • Nola Darling n’en fait qu’à sa tête

Courts-métrages et documentaires

  • Ouvrir la voix (Amandine Gay, 2017)
  • Mariannes noires (Mame-Fatou Niang & Kaytie Nielsen, 2016)
  • Le bleu-blanc-rouge de mes cheveux (Josza Anjembe, 2015

 Auteur.e.s

  • Frantz Fanon
  • Toni Morrisson
  • Fania Noel
  • Leonora Miano
  • Bell Hooks
  • Françoise Verges
  • Juliette Smeralda
  • Chimamanda Ngozi Adichie
  • Kiyemis
  • Rokhaya Diallo
 
 

Pour citer cet article:

Héloïse Husquinet, "Un écho à la voix des femmes afrodescendantes. Entretien sur l'afroféminisme", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), juin 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/72-un-echo-a-la-voix-des-femmes-afrodescendantes-entretien-sur-l-afrofeminisme-2

Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Suivez-nous sur les réseaux sociaux pour vous tenir au courant de toutes nos dernières actualités !

Nous contacter

Siège social du CVFE Rue Maghin, 11 4000 Liège Tél. : 04.221.60.69(du lundi au vendredi de 9h à 12h) Mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. Prendre contact
Copyright © 2019-2023 - CVFE - Un site créé par Zzam ASBL CVFE (ou Collectif contre les violences familiales et l’exclusion Asbl) 11, rue Maghin 4000 Liège www.cvfe.be – Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. Belfius : BE21 0682 2105 0903 N° 418559057 – RPM Liège division Liège