La sécurité des femmes en ville, oui, mais à quel prix social ?
Les différents mouvements féministes alertant sur les violences faites aux femmes ont permis d'imposer les violences au sein de l’espace public dans les débats politiques et médiatiques. Certaines des politiques qui ont été instaurées afin de s'y attaquer nous questionnent en raison de leur caractère répressif et du rôle qu'elles peuvent jouer dans un processus de gentrification. Dans cette étude, nous tentons de réfléchir à ce que serait une ville féministe qui répond aux besoins des femmes dans leur diversité et qui n’exclut aucune population.
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La ville : lieu de matérialisation des inégalités
Une ville par et pour les hommes
De nombreux travaux de sociologie et de géographie ont mis en avant la construction genrée des espaces publics, notamment urbains1. Les villes ont pendant longtemps été pensées et construites par des hommes (majoritaires dans les professions d’architectes, urbanistes, géographes, politiciens, etc) en se calquant sur un modèle masculin : le citadin lambda serait un jeune homme valide. Cette construction se marque notamment au niveau des réseaux de transports : ceux-ci répondent aux besoins de mobilité d’un individu qui “circule de façon pendulaire entre domicile et lieu de travail, déchargé de toute obligation familiale” (Duplan, Tillious & Dietrich : 2022). Ces infrastructures ne correspondent pas aux mobilités complexes des femmes qui sont souvent chargées, souvent accompagnatrices et qui effectuent de nombreuses distances courtes en zig-zag2. L’espace public est également marqué par des noms de rue presqu’exclusivement dédiés aux hommes ainsi que par des infrastructures sportives collectives correspondant à des sports investis majoritairement par des hommes (football, basket, skate…). Et lorsque les infrastructures ne sont pas dédiées à un genre en particulier, elles se voient tout de même majoritairement accaparées par des hommes (terrasses de café, places publiques, parcs, etc), et ce, de manière encore plus marquante la nuit3.
Les féministes matérialistes ont analysé cette spatialisation comme le produit de la division genrée du travail : l’espace public est réservé aux hommes tandis que les femmes sont reléguées à l’espace privé qu’est le foyer (Emmanuel, 2021). Bien évidemment, cela ne signifie pas que les femmes ne circulent pas dans l’espace public et les études féministes ont mis en avant l’importance du travail lié au soin et à la prise en charge des proches réalisé hors-foyer par les femmes (courses, accompagnement d’enfants, personnes âgées). Cependant, bien que l'espace public soit un lieu de travail pour les femmes, l’appropriation de cet espace peut être compliquée car il ne correspond pas à leurs besoins. Par exemple, en Belgique, pas ou très peu de toilettes, de tables de change, de fontaines… sont accessibles gratuitement. Pourtant “à défaut de fournir des toilettes publiques décentes, on se condamne à des espaces publics où personnes âgées, enfants et femmes ne peuvent rester longtemps, et où ne stationnent en public que les personnes qui peuvent uriner contre un mur ou dans un buisson” (Hancock : 2018).
Cette division entre un espace public réservé aux hommes et un espace privé réservé aux femmes est renforcée par l’image véhiculée de la ville comme étant un lieu de tous les dangers pour les femmes. Bien que la plupart des violences aient lieu au sein des familles (Hancock : 2018), les femmes redoutent particulièrement les espaces publics. Le mythe du viol commis par un inconnu dans une ruelle sombre4 impacte nos cartes mentales, la manière dont nous nous représentons la ville, nos déplacements et signifie in fine aux femmes : “la ville n’est pas pour vous” (Kern : 2022). Les mises en garde contre l’espace public sont tellement fortes et omniprésentes, que la menace n’a pas besoin d’être statistiquement fondée pour que les femmes l’évite5.
Un mouvement de protection qui n’en n’est pas moins légitime car, si les violences graves commises en ville sont moins courantes que celles agies au sein du foyer, les femmes sont bel et bien confrontées dans l’espace public à de nombreuses remarques, intimidations, regards, harcèlements qui renforcent également la crainte de sortir. “Selon une étude menée par Plan international en 2019, 91% des filles ont témoigné avoir été victimes de harcèlement sexiste. Pour plus de 4 filles sur 5, le harcèlement s’apparentait à des sifflements et des commentaires sexistes, tandis que pour plus d’une fille sur 3, le harcèlement s’est traduit par des attouchements non consentis”67. Ces comportements commencent parfois dès que les filles ont entre 11 et 13 ans : Les femmes font ( sont exposées) ainsi un apprentissage anxiogène précoce, et mettent ainsi de nombreuses stratégies, précautions en place lorsqu’elles doivent se déplacer dans l’espace public, particulièrement la nuit : modifications de l’apparence, du comportement, évitement de certains lieux, certains parcours (Louargant, 2015).
En résumé, l’espace public peut donc représenter un lieu hostile pour les femmes en raison d’infrastructures non adaptées à leurs besoins, de l’accaparement des espaces par des hommes, de la menace associée à cet espace ainsi que des comportements sexistes auxquels elles doivent faire face.
Une ville capitaliste
En plus de cette construction genrée, de nombreux auteurs, dans la tradition de David Harvey et Henri Lefebvre, notent que les villes sont le lieu idéal pour la surproduction et la surconsommation (Gaudreau : 2013) et répondent aux besoins et intérêts d’acteurs capitalistes. Les villes sont le terrain de jeux de grands groupes et promoteurs immobiliers qui façonnent l’espace urbain selon leurs impératifs (qui sont de l’ordre de “fabriquer et vendre avec profit toutes sortes de marchandises, spéculer sur des bâtiments ou des terrains pour capter des plus-values immobilières ou foncières, inscrire la domination sociale dans le paysage des villes tout en se prémunissant des révoltes…8”) plutôt qu’en fonction des besoins des usagères/ers des villes.
Ces auteur-e-s et militant-e-s, à travers leur critique du capitalisme urbain nous montrent, comme le font les chercheuses/eurs féministes, que la ville telle que nous la connaissons n’est pas une donnée “naturelle” mais résulte de choix politiques. “La production de l’espace repose constamment sur toute une série de choix posés en fonction d’intérêts économiques, d’ambitions politiques, de cadres idéologiques ou encore de logiques institutionnelles. Par (sans) qui l’espace urbain est-il produit ? Pour (contre) qui ? Au profit (détriment) de quels intérêts ? En phase (décalage) avec quelles aspirations ? Au nom de quel modèle de développement ? Qui décide (ou pas) ? Les réponses à toutes ces questions ne découlent jamais d’un « bon sens » universel ou d’un « intérêt général » défini une fois pour toutes. Au contraire, elles sont ordinairement affaire de concurrence, de rivalités et d’antagonismes, entre des fonctions, des activités, des groupes d’intérêts, des classes ou fractions de classes… Produire la ville est une activité sociale éminemment conflictuelle et les transformations qui en découlent dans le cadre de vie sont d’ordinaire bien plus violentes (socialement, économiquement ou symboliquement) qu’elles n’en ont l’air de prime abord. En ce sens, la ville est aussi un champ de bataille9”.
Ces conflits, concurrences et volontés capitalistes se marquent concrètement dans la configuration des espaces. Comme le souligne la géographe Kim England, “l’emplacement des zones résidentielles, des lieux de travail, des réseaux de transport ainsi que la disposition générale des villes sont le reflet de normes capitalistes et patriarcales qui dictent les modalités de nos activités : les endroits et les moments où certains types d’activités ont lieu, et les gens qui les pratiquent” (Kim england citée par Kern : 2022). Les villes ont été bâties en fonction des mobilités, temporalités et espaces nécessaires au capitalisme. Par exemple, le métro, avec sa rapidité et son efficacité, permet de parcourir de longues distances, tout en suivant des horaires parfaitement adaptés au rythme de travail. Ce qui signifie, en creux, que ces infrastructures et horaires ne conviennent pas toujours à certaines catégories de personnes considérées comme improductives : les personnes âgées, en situation de handicap, malades, ainsi que les femmes au foyer10. La ville laisse également de côté tou-te-s celles et ceux qui n’ont pas les moyens de consommer : bien souvent, afin de profiter d’un peu de chaleur, d’un peu de wifi, ou, comme nous l’avons précédemment mentionné, pour faire usage de toilettes, il est nécessaire de dépenser de l’argent.
Nous observons que les différentes inégalités découlant de ce système économique se cristallisent également au sein de l’espace urbain. Ce dernier produit et reproduit les inégalités sociales, de genre, de race, etc (Van Criekingen : 2021). Les différenciations spatiales présentes entre les différents quartiers de nos villes - qui sont inégalement fournis en termes d’espaces verts, transports, logements salubres, écoles, commerces, taux d’emploi, etc - ne sont donc ni une donnée naturelle, ni le fait du hasard, mais sont la conséquence d’une construction historique, de rapports de force, de conflits et convoitises pour l’espace et d’exclusions.
Des politiques féministes mises en place ?
Depuis quelques années, le constat de la ville comme étant un espace genré et la question de la place des femmes dans l’espace public se sont enfin imposés dans les débats médiatique et politique. Le sujet, après avoir été pratiquement ignoré pendant des décennies, est enfin à l’ordre du jour et ce suite aux mobilisations féministes et sous l’influence de différents travaux issus de la sociologie et de la géographie du genre. Plusieurs villes importantes, telles que Berlin, Paris, Barcelone, Francfort…, ont mis en place de nombreuses actions et politiques publiques afin de s’attaquer à la ville inégalitaire et masculine. Différents plans, nationaux et internationaux, tentent d’améliorer ces inégalités de genre comme les plans « fair shared cities », “Urbact” ou encore “Safe cities” (Lieber : 2018 dans Déviance et société). Toutefois, ces plans ne sont pas toujours respectés et cette thématique n’est pas pour autant miraculeusement devenue la priorité des politiques publiques (Zeilinger & Chaumont : 2021). Par exemple, en Belgique, il existe une obligation du gender mainstreaming11, mais très peu de politiques wallonnes sur l’aménagement du territoire prennent en compte la dimension de genre (Zeilinger & Chaumont : 2021).
Si nous pouvons nous réjouir de ce rayonnement qui permet de politiser les vécus des femmes et mettre en lumière le caractère collectif de ceux-ci (Gayet-Viaud : 2018), il nous semble néanmoins nécessaire de rester critique et de réfléchir à la manière dont ce sujet est saisi et appliqué dans ces politiques publiques. Nous allons nous pencher sur deux aspects qui nous questionnent particulièrement dans leur mise en place : le focus mis sur le harcèlement de rue qui implique la sur-visibilisation de certaines catégories d’hommes et l’invisibilisation de certaines catégories de femmes ainsi que le risque de gentrification découlant de ces politiques.
Il est important de souligner que ces questions complexes suscitent des débats internes au sein du CVFE, car elles mettent en tension nos différents principes. Pour cette raison-même, il nous semble primordial d’aborder ces aspects particuliers quand on s’intéresse à la ville sous l’angle du genre. Nous avons pour volonté d’ouvrir au mieux le débat et de nous inscrire dans une approche féministe intersectionnelle de la ville qui, tout en accordant une importance à la sécurité des femmes, évite de tomber dans une approche purement sécuritaire, répressive et d’exclusion qui peut mener à des politiques de gentrification sur lesquelles nous reviendrons.
La lutte contre le harcèlement de rue
Lorsque sont abordées les questions de sexisme et d’espace public, le harcèlement de rue est rapidement pointé comme étant le principal problème rencontré par les femmes (Lieber : 2018 dans Déviance et société). Et cela malgré les nombreuses autres difficultés rencontrées, comme nous l’avons souligné plus haut, liées au manque d’infrastructures et de transports adaptés. Cette association entre danger, féminité et espace public se traduit dans les politiques publiques mises en place. En effet, afin de s’attaquer à ce problème du harcèlement de rue, de nombreux outils ont été développés pour mieux comprendre le phénomène, mieux le prévenir, mais aussi mieux le réprimer. Des réponses pénales ont ainsi été apportées, par exemple en France “l’outrage sexiste” a été inventé et en Belgique la “loi sexisme” a vu le jour.
Si cette prise en charge correspond à une certaine avancée, cette pénalisation du harcèlement de rue correspond également à “un tournant punitif dans certains discours féministes, que Bernstein (2012) qualifie de « féminisme carcéral ». Les travaux sur l’homo-nationalisme (Puar, 2007), la démocratie sexuelle (Fassin, 2010), et le fémo-nationalisme (Farris, 2017) analysent comment des partis politiques de droite collaborent de plus en plus avec certaines féministes pour mettre en place des politiques répressives des violences fondées sur le genre, les attribuant principalement à un problème lié à l’immigration” (Dekker : 2018).
Encore une fois, nous pouvons nous demander si la répression et la punition vont réellement éradiquer le harcèlement de rue . N’y a-t-il pas d’autres pistes d’action à privilégier, telles que la sensibilisation et la prévention ou d’autres qui prônent l’égalité entre les hommes et les femmes ?
Pour lire la suite de notre analyse
Pour citer cette étude:
Juliette Léonard, "La sécurité des femmes en ville, oui, mais à quel prix social ? ", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2023. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/485-la-securite-des-femmes-en-ville-oui-mais-a-quel-prix-social
Contact CVFE :
Auteure : Juliette Léonard -
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
1 Citons les travaux pionniers de Jacqueline Coutras (Coutras : 1987, 1993)
2 Voir notre étude “Mamans au chômage : quand mobilité et recherche d’emploi ne font pas bon ménage”
3 Interview Canal U de Chris Blach “Femmes dans la ville : entre exclusion et réappropriation de l'espace public”.
4 Si “tous types de violences sexuelles” se déroulent dans l’espace public, les viols et tentatives de viols y sont rares et bien que les chiffres diffèrent selon les sources, il semblerait que la plupart des viols aient lieu dans l’espace privé et par une personne connue (voir les chiffres sur (Hamel & cie : 2016) ou sur https://arretonslesviolences.gouv.fr/je-suis-professionnel/chiffres-de-reference-violences-faites-aux-femmes ou encore https://www.amnesty.be/campagne/droits-femmes/viol/article/deconstruire-mythes-stereotypes-viol).
5 Interview Canal U de Chris Blach “Femmes dans la ville : entre exclusion et réappropriation de l'espace public”.
6 Article les Grenades de Camille Wernaers “Join the fam: la campagne bruxelloise contre le harcèlement dans l’espace public n’évite pas quelques “maladresses”.
7 A ce sujet, nous vous renvoyons vers l’étude de Vie Féminine “Le sexisme dans l’espace public”
8 “La ville est un champs de bataille” Van Criekingen (Lava Revue)
9 Même article
10 En effet, le métro, en comparaison aux bus et aux trams qui permettent plus de dessertes de proximité, est moins accessible physiquement : il exige de descendre sous terre, d’emprunter de nombreux escaliers et escalators en plus de devoir passer des portiques pas toujours adaptés pour les personnes PMR ou encombrées. A ce sujet, lire l’article IEB “Tram 55 : chronique d’une mort annoncée?” Ce qui ne veut pas dire qu’il faut bannir les métros de nos villes et qu’il ne représente pas néanmoins un mode de transport utile pour de nombreuses/eux habitant-e-s.
11 Depuis une vingtaine d’années, les politiques européennes et nationales autour de l’égalité entre les femmes et les hommes, sont réunies sous l’appellation de gender mainstreaming. L’idée est d’intégrer la dimension de genre à toutes les étapes des politiques publiques (conception, mise en œuvre, application, évaluation). En Belgique, le gender mainstreaming est devenu obligatoire par la loi du 12 janvier 2007 et en Région wallonne par le décret du 11 avril 2014” (Zeilinger & Chaumont : 2021)