Comment (re-)valoriser les métiers féminisés ? L'exemple de l'aide à domicile. Une interview de Marie-Claire Sepulchre
La valorisation et la reconnaissance des métiers liés au soin, en tant qu’activités indispensables à toute société humaine, est un des enjeux centraux mis en lumière par les théories du care et les luttes féministes des dernières décennies. Un enjeu soudain révélé aux yeux du plus grand nombre lors de la crise provoquée par le Covid-19. Quels liens entre reconnaissance et valorisation ? Sur quels éléments tangibles se construisent ou se renforcent-elles ? Quelle place la revalorisation salariale occupe-t-elle dans ce paysage ? Pour aborder ces questions d’une façon très concrète, partons à la rencontre de Marie-Claire Sepulchre qui a occupé pendant près de 20 ans la fonction de direction dans une asbl regroupant plus de 1600 salarié·es et proposant de l’aide à domicile en milieu rural, avant de devenir durant une décennie la Secrétaire Générale de la Fédération Wallonne des Services d’Aide à Domicile (FEDOM).
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Préambule
La crise du Covid-19 a eu notamment pour conséquence une soudaine reconnaissance sociétale des métiers « essentiels » du care, occupés très majoritairement par des femmes. Entre les revendications légitimes de La Santé en Lutte et les belles intentions affichées par le monde politique, le thème de la nécessaire revalorisation salariale de ces métiers a traversé l’espace médiatique avec insistance avant de s’estomper. C’est dans le cadre de la préparation d’une analyse sur ce sujet qu’une chercheuse universitaire nous a mis en contact avec Marie-Claire Sepulchre.
Après avoir travaillé, notamment, dans la formation des édcateurs·trices en promotion sociale, Mme Sepulchre, à présent jeune retraitée, a occupé un poste de direction dans le domaine de l’aide à domicile et a joué à ce titre, puis en tant que Secrétaire Générale de la FEDOM[1], un rôle très actif dans de nombreuses négociations avec le monde politique et les syndicats et, plus largement, dans divers projets liés à la valorisation des métiers de l’aide à domicile.
Grâce à elle, qui a accepté de partager ici à la fois son expérience unique et ses convictions, nous proposons donc dans ce texte de porter notre attention (de « zoomer ») sur les métiers de l’aide à domicile, et en particulier sur celui d’aide familiale, sans perdre de vue -et même pour mieux percevoir- l’enjeu plus global d’une (re)connaissance des métiers féminisés (notamment de l’ensemble de compétences souvent invisibilisées qu’ils requièrent) ainsi que d’une (re)valorisation qui ne peut pas dépendre uniquement des salaires.
Penchons-nous d’abord sur les métiers de l'aide à domicile et en particulier sur celui d'aide familiale, que vous connaissez sur le bout des doigts : pouvez-vous les présenter et dire en quoi ils sont emblématiques des métiers féminisés et culturellement dévalorisés ? Notamment nous expliquer en quoi le métier d'aide-familiale est effectivement "essentiel" à notre société ?
95% des métiers de l’aide à domicile sont occupés par des femmes, et quand je dis des métiers je ne parle pas que de celui d’aide familiale. Hormis le métier d’ouvrier polyvalent qui est majoritairement masculin, tous les autres métiers sont surtout féminins. C’est intéressant, à ce propos, de voir que le métier d’ouvrier polyvalent est masculin dès le début et reste masculin. Ce qui démontre que les compétences techniques qui sont demandées pour ce métier-là relèvent, aux yeux des gens, de la sphère masculine. D’ailleurs, jamais nous n’avons une femme qui se présente pour un emploi de ce type.
Ce qu’on peut constater pour les métiers dits féminins, c’est l’inverse de ce que je viens de décrire pour l’ouvrier polyvalent. Ce qui illustre bien la force des représentations autour des compétences considérées comme féminines et masculines dans notre société et montre comment cela oriente les choix. Dans les autres métiers (aide familiale, aide-ménagère et garde à domicile pour ce qui concerne les prestations au domicile des client·es, puis assistante sociale, employé·e à la permanence téléphonique, employé·e administratif et direction), on trouve donc très majoritairement des femmes.
Ce sont des métiers essentiels car sans eux plus ou moins 48.000 ménages wallons ne pourraient vivre en autonomie et en sécurité à leur domicile, quel que soit le jour de l’année et de jour comme de nuit. Quand je dis « ménage », cela représente un nombre de personnes nettement plus important au total, que j’évalue à environ 90.000. Ce qui est important en termes d’aide.
Ces métiers aident différents publics : des personnes âgées de plus en plus âgées, des familles en difficulté passagère ou permanente (dont les situations de décomposition et recomposition familiale), les personnes handicapées, les adultes en précarité sociale, les personnes vivant avec une santé mentale fragilisée ou désorientées, les jeunes en apprentissage d’une vie autonome, les personnes malades (que la maladie soit passagère ou chronique) et des personnes en fin de vie.
Le métier d’aide familiale est donc un métier de l’aide polyvalent, non seulement du point de vue des publics aidés mais aussi au niveau des tâches réalisées : il y a d’abord l’aide à la vie quotidienne - donc faire les repas, faire les courses, faire du nettoyage, entretenir le linge, aider les personnes dans leurs déplacements extérieurs ; il y a le rôle sanitaire qui est la veille à la santé, à l’hygiène, au confort et à la sécurité, autour de l’hygiène ; il y a tout le rôle éducatif qui concerne l’adaptation au logement, le changement de régime alimentaire, l’éducation des enfants et le soutien aux parents dans ce rôle-là ; il y a le rôle relationnel en termes d’écoute, d’observation, de soutien, d’accompagnement ; et il y a le rôle social qui passe par des démarches administratives ou encore l’accompagnement vers des organismes spécialisés. On voit bien à quel point le mot polyvalent correspond bien à ce métier.
L’aide familiale est une travailleuse du quotidien qui souvent octroie une aide de longue durée à des personnes en perte d’autonomie ou en difficulté sociale. Elle travaille au domicile des personnes et ainsi entre dans la sphère intime des bénéficiaires. Quand on fait les toilettes d’hygiène, quand on s’occupe du linge, on est vraiment dans l’intime et c’est une particularité importante du métier.
C’est aussi pour cela que les métiers de l’aide à domicile sont emblématiques des métiers féminisés : c’est parce qu’ils relèvent historiquement d’une professionnalisation des savoir-faire et des savoir-être des femmes dans la sphère privée. A l’origine, il s’agissait d’une aide apportée par des femmes à d’autres femmes. Et ça reste largement le cas aujourd’hui. Comme, historiquement, il est attribué aux femmes -dans leur vie privée- de prendre en charge les enfants, les personnes âgées, les malades, … en fait l’aide familiale vient en aide non seulement à la personne bénéficiaire, quel que soit son genre, mais souvent aussi à une compagne, une sœur, une mère, une fille qui sinon devrait prendre en mains la situation parce que socialement c’est comme ça que ça continue à s’organiser.
Ce sont des métiers emblématiques également parce qu’ils sont peu ou moyennement qualifiés, ce qui est récurrent dans beaucoup de métiers féminisés. Donc le maximum de la qualification pour des travailleuses de l’aide à domicile, c’est le diplôme de l’enseignement secondaire supérieur. Et c’est emblématique aussi parce que ce sont des rémunérations considérées historiquement comme des salaires d’appoint au salaire du conjoint, salaire masculin considéré comme plus fondamental. Le fait d’avoir un salaire « d’appoint » fragilise évidemment les femmes qui se retrouvent en situation de mono-parentalité.
Ces métiers sont culturellement dévalorisés parce que, dans nos sociétés, le niveau des qualifications fonde la hiérarchie des professions et aussi le niveau de salaire. Parce qu’on valorise les savoir-faire techniques au détriment des savoir-faire et savoir-être relationnels. De plus, pour un employeur, engager une femme reste un choix considéré comme risqué (le « risque » en question étant lié aux absences potentielles et évidemment légitimes pour grossesses, congés de maternités, congés d’écartement, gestion des maladies et des enfants) : on peut le déplorer mais cela participe au fait que les métiers féminisés sont dévalorisés. Une autre spécificité féminine de ces métiers est la fréquence du temps partiel, qui relève souvent (mais pas toujours) d’une demande de la travailleuse en lien avec les différentes contraintes familiales. Et puis le dernier élément auquel je pense englobe en quelque sorte tous les autres : c’est que tout ce qui relève de la sphère féminine a moins de valeur, culturellement, que ce qui relève de la sphère masculine, mais je pense qu’on aura l’occasion d’y revenir.
Est-ce que les aides familiales doivent toutes être capables de mener à bien toutes les tâches dont vous nous avez parlé ?
Quand une aide familiale choisit ce métier, cette diversité dans les tâches fait partie des valeurs auxquelles les travailleuses sont attachées. Maintenant, dans la façon dont les directions et le personnel d’accompagnement organisent le travail, on ne met jamais une seule travailleuse sur une situation. Il faut couvrir les périodes de congé et de maladie, il peut y avoir un congé de maternité, etc. Enfin on essaie qu’il y ait une équipe qui aide les personnes, surtout si les situations sont très complexes et très lourdes. Et on essaie aussi que les travailleuses ne s’épuisent pas dans les situations, donc il y aussi une forme de soutien nécessaire aux travailleuses. Mais quand on met plusieurs personnes sur une situation, on peut imaginer que l’une soit hyper à l’aise avec la couture et que l’autre soit plus compétente en cuisine et donc on va tenir compte des atouts des personnes dans l’organisation générale de l’aide apportée aux bénéficiaires. Et il faut insister sur le fait qu’on essaie de faire au maximum avec les bénéficiaires. Si une bénéficiaire est encore en mesure de prendre les poussières, la travailleuse va essayer de permettre que ce soit le cas, pour l’encourager à rester active et relativement autonome le plus longtemps possible. Donc l’aide-familiale doit aussi avoir cette compétence de faire avec et non à la place de, quand c’est possible.
Les équipes de travail sont composées d’environ 10-12 personnes par secteur géographique et quand on choisit les 2 ou 3 personnes qui vont s’impliquer dans une situation, on le fait en fonction de contraintes d’horaire, notamment, mais surtout en fonction de qui est la bonne personne à la bonne place. Donc on essaie que les bénéficiaires rencontrent les bonnes travailleuses, celles qui répondront le plus adéquatement à leurs besoins spécifiques.
La complexité de la coordination et de la réalisation concrète du soin, du care, apparaît bien ici…
Oui, et cela veut aussi dire que le travail de l’aide familiale passe par un dialogue constant avec les bénéficiaires. Il y a une charge de travail globale à prendre en compte quand vous rencontrez pour la première fois le bénéficiaire, puis, ensuite, concrètement, ça s’organise au jour le jour à l’intérieur-même des journées de travail des travailleuses. Il y a cette capacité importante qui consiste à s’adapter constamment aux personnes et à se coorganiser avec les bénéficiaires : « Aujourd’hui j’avais prévu de faire ça, est-ce que ça vous convient ? ». Parfois des situations se dégradent sur le plan de la santé, parfois, au contraire, des personnes récupèrent : il faut pouvoir en tenir compte et s’ajuster sans cesse.
Je me suis battue toute ma carrière pour qu’on ne décrive pas le métier d’aide familiale par les tâches. Quand on a rédigé le statut d’aide familiale, je me souviens avoir bataillé avec les syndicats là-dessus. Alors, bien sûr, quand vous décrivez les tâches, c’est plus facile pour chacun·e de comprendre ce qu’elles font. Et en même temps, c’est quand on parle de rôle qu’on voit qu’à travers les tâches il y a quelque chose d’autre qui se passe, qui se joue. Quand vous réduisez un métier à ce que la personne fait et que vous oubliez comment la personne interagit dans ce faire, vous neutralisez certains aspects essentiels du métier, vous les rendez invisibles.
Vous avez largement contribué à un travail de revalorisation de ces métiers : pouvez-vous nous dire d’abord ce qui a été fait qui a permis des avancées ces dernières décennies en Belgique ?
Si on parle de re-valorisation ou de re-connaissance, ça suppose qu’il y ait eu d’abord une valorisation, une connaissance de ces métiers. Je me rends compte que nos actions ont porté aussi sur ces deux niveaux-là : la valorisation et la connaissance.
Par rapport aux bénéficiaires et à l’entourage, nous avons essayé, avec les syndicats, que les métiers soient d’abord connus. C’est-à-dire faire que, quand une travailleuse arrive chez le bénéficiaire, celui-ci sache en quoi consiste la fonction de cette travailleuse. On a donc travaillé sur des descriptions de fonction, qui impliquent une définition claire et donc une mise en lumière des diverses compétences requises par le métier, et sur l’édition de brochures qui sont données lors de la première rencontre avec le bénéficiaire, de façon à ce qu’il puisse retourner à ce document. Par exemple, pour les personnes âgées c’était important qu’elles puissent lire puis relire afin de pouvoir tout comprendre de la fonction d’aide familiale, qui est une fonction riche et complexe. Et les travailleuses ont été associées à la rédaction de ces brochures : elles savaient ce qui était dit d’elles et elles pouvaient, parce que ça avait été discuté, s’appuyer sur cet écrit officiel pour expliquer leur métier aux bénéficiaires.
Par rapport au grand public, il y a eu des campagnes de médiatisation de leur réalité. On a fait des campagnes d’affichage, on a rédigé un livre[2] qui décrit le métier d’aide familiale, on a diffusé des témoignages et des films documentaires, et on a créé aussi des sites internet[3] qui sont vraiment des plateformes où on peut aller chercher de l’information. A la fois pour appréhender en quoi peut consister un projet d’aide mais aussi, pour aider des gens qui auraient envie d’aller vers ces métiers à mieux les connaître.
Par rapport aux autres professions de l’aide à domicile, on a travaillé sur une connaissance mutuelle du métier de l’autre et on a développé des actions de coordination des métiers. En créant les centres de coordination d’aide et de soins à domicile, on a permis que les métiers de l’aide et des soins à domicile se parlent et que les coordinatrices·eurs rendent les actions des différentes travailleuses dans un même domicile cohérentes et basées sur la collaboration.
Par rapport aux syndicats et aux décideuses·eurs politiques, il y a eu beaucoup d’actions au fil du temps pour expliquer l’histoire du secteur et ses spécificités. J’ai personnellement passé beaucoup de temps à informer les gens des cabinets, tellement le secteur était méconnu par eux.
Cet aspect de connaissance des métiers de l’aide à domicile est important, et les supports qui la rendent possible et sur lesquels les acteurs du secteur ont su se mettre d’accord, c’est une étape indispensable à une éventuelle reconnaissance. Et aussi à une valorisation.
En termes de valorisation, justement, nous avons travaillé beaucoup sur la négociation de meilleures conditions de travail et d’une rémunération plus juste au fil de la carrière. Notamment via l’amélioration des salaires grâce aux accords du non-marchand à la fin des années 90 puis dans la décennie qui a suivi. L’amélioration des sursalaires a été un chantier important également parce que le métier comprend de nombreuses heures de travail en horaire décalé, de w-e, férié ou de nuit. On a amélioré les conditions de primes de fin d’année, on a amélioré les indemnités kilométriques et celles liées à l’entretien des vêtements de travail. On a fortement amélioré tout ce qui concerne les jours de congés. On a mis en place des mesures d’aménagement de fin de carrière et d’autres permettant de concilier vie privée et vie professionnelle. Et on a fait passer des métiers du statut ouvrier au statut employé. Donc ça représente un sacré chantier. Ce à quoi on doit ajouter que nous avons aussi allongé les carrières, qui étaient très courtes à l’origine. De 8 ans d’ancienneté possible fin des années 1990, on est passé à 14 puis à 29 ans aujourd’hui. Imaginez que vous commencez dans le métier à 20 ans, cela signifie que jusqu’à 50 ans votre salaire augmente tous les deux ans, suivant les grilles barémiques définies dans le cadre des accords du non-marchand. C’est quand-même une amélioration des conditions de salaire très importante par rapport aux année 90’.
A côté de cela, on a essayé de dire la valeur du métier pour les bénéficiaires et leur entourage ainsi que pour les travailleuses elles-mêmes. Il est nécessaire que les bénéficiaires expriment en quoi ils estiment les métiers de l'aide à domicile. Il est aussi très important que les travailleuses intègrent ce qu'elles aiment dans ce métier (grande autonomie, zone de décision, liberté d'organisation, diversité de publics aidés et de rôles). Ceci leur permet alors d'en parler de manière valorisante entre pairs, avec les autres professionnel·les, avec les bénéficiaires ou avec des tiers.
On a beaucoup travaillé aussi par rapport aux autres intervenant·es présent·es (les médecins, les infirmières, les délégué·es de l’aide à la jeunesse, les assistantes sociales des cpas…) : on a pris le temps de bien définir les rôles de chacun·e et les frontières de l’intervention de chacun·e. Prenons un exemple : une infirmière va faire la toilette parce que celle-ci nécessite des soins et ne relève donc pas seulement de l’hygiène -auquel cas la tâche relève de l’aide familiale, et bien il arrive régulièrement que l’infirmière en question, qui doit courir elle aussi d’un domicile à un autre, ne range pas et laisse sur place la bassine d’eau comme si cette tâche de rangement revenait à l’aide familiale. Ce qui ne devrait pas être le cas et ce que cette dernière vit très mal. Donc il a fallu dire aux infirmières de mener leur tâche jusqu’au bout.
On a créé des cahiers de communication, qui restent au domicile et peuvent être lus par le bénéficiaire comme par ses proches. Ça permet de partager des éléments de vigilance concernant la situation entre professionnel·les (et proches). De dire ce qui a pu être fait ou pas, de partager également des éléments qui concernent l’évolution de la santé de la personne bénéficiaire. Mettre en place un cahier de coordination demande qu’on se mette d’accord sur des codes à respecter quand on communique mais aussi qu’on veille à la bienveillance mutuelle dans la façon dont on communique les unes avec les autres. Ce qui n’est pas toujours évident entre des personnes et des métiers si différents. Et qui faisait l’objet de journées de formation continuée avec les aides familiales.
Quant au travail en réseau, je vais prendre l’exemple de situations où l’on intervient avec l’aide à la jeunesse. Ça a fait l’objet d’un travail de longue haleine parce que c’est un partenaire important dans le cas de situations souvent délicates. Dans les cas où il y a eu maltraitance ou violences envers les enfants, les aides familiales sont des actrices importantes car elles sont beaucoup là et dans des situations où les compétences parentales des parents sont parfois remises en question, elles essaient d’accompagner les parents dans le fait d’intervenir sans violences. Donc leur travail est vraiment un travail éducatif. Assez souvent les familles demandent que les aides familiales soient présentes lors des réunions de coordination autour des situations. Car une fois que la situation de contrainte que vivent les familles est acceptée par celles-ci, les membres des familles considèrent les aides familiales comme un soutien dans leur prise de parole face aux professionnel·es de l’aide sociale qui les accompagnent. Or, au début, on a eu des refus de la part des délégué·es de l’aide ou de la protection de la jeunesse qui préféraient, selon moi, se retrouver entre intervenant·es d’un niveau d’étude comparable, plutôt que d’accueillir l’aide familiale impliquée dans la situation. On s’est battu·es pour que les aides familiales aient accès à ces réunions et que leur parole soit ainsi entendue et valorisée.
Donc à travers des exemples comme celui-ci ou celui du cahier de communication dont j’ai parlé plus tôt… on a vraiment travaillé d’abord à la connaissance des compétences et des contraintes de travail de chacun·e, pour arriver à un protocole de collaboration avec l’Aide à la Jeunesse. Ça a beaucoup aidé à comprendre comment on pouvait travailler les uns avec les autres.
On a également amélioré les espaces de parole avec la hiérarchie, entre pairs et entre professionnelles des différentes disciplines. On a travaillé beaucoup aussi sur la manière de parler. Car on peut se sentir valorisé ou dévalorisé par la façon dont on nous parle. Je l’ai évoqué en ce qui concerne les rapports entre médecins et aides familiales. Ça se joue également avec les infirmières. C’est important d’avoir une parole égalitaire, de veiller au bien-être de chacun et de ne pas se décharger sur l’autre. Quand on est dans une position inférieure d’un point de vue hiérarchique, on risque à tout moment d’être dévalorisé (ou de se sentir dévalorisé) professionnellement par la manière dont d’autres intervenant·es vont se décharger sur nous. On a beaucoup travaillé à encourager les aides familiales à dire ces situations d’injustice vécues sur le lieu de travail, à les dire de façon non-agressive, sans se positionner en victime mais avec l’assurance d’avoir des droits et d’avoir le droit d’exprimer des demandes à ce sujet.
Voilà, à côté des enjeux financiers et de conditions de travail, c’est donc extrêmement important de pouvoir exprimer et reconnaître la valeur du métier d’aide familiale. Pour soi et pour les autres. C’est ce que j’ai essayé de rappeler ici.
Pour être complète, je dois aussi dire qu’en termes de valorisation et de revalorisation on a travaillé sur la communication à l’égard des hommes demandeurs d’emploi. On l’a fait avec le Forem et avec les Bassins-Emplois-Formation. Attirer des hommes va automatiquement donner une valeur différente à ces métiers.
On a également veillé à ce que les AF se retrouvent dans des groupes professionnels « par métier ». Dans un métier qui se réalise très seul au quotidien, c’est vraiment important de se retrouver collectivement dans certains espaces. Cela se fait au niveau de l’action syndicale, avec les délégations employées et ouvrières, mais créer un groupe professionnel hors des enjeux syndicaux cela permet de penser et de décrire la réalité de sa profession et d’en construire collectivement l’identité. Quand le groupe de travailleuses dit d’une même voix « voilà ce que nous sommes », alors c’est chacune de ses membres qui gagne en force. La valorisation passe par ce passage de l’individuel au collectif.
Enfin, on a intensifié les formations continuées pour leur permettre d’acquérir plus d’aisance dans la communication interprofessionnelle. Et cette intensification a permis également des prises de parole publiques de travailleuses sur leur métier, par exemple lors de colloques ou de journées ouvertes, mais aussi lors d’interviews par les médias. On a essayé qu’elles soient présentes lors des passages en télé, notamment, et qu’elles puissent témoigner afin de toucher le grand public.
On comprend en vous entendant qu’un travail important et à de multiples niveaux a déjà été fait. Qu’est-ce qui, de votre point de vue, doit/peut encore être fait et quelle vigilance doit être maintenue pour maintenir ce qui a été conquis ?
Il faut entretenir et continuer d’adapter tout ce qui a été fait depuis 20 ans. Les métiers et les situations des bénéficiaires évoluent sans cesse. Donc les outils doivent être ajustés sans cesse également.
En particulier, il faut continuer à accentuer les formations aux pratiques transdisciplinaires dans le cadre des différents cursus et veiller à ce que dans la formation aux métiers à haute qualification (supérieure et universitaire) on apprenne la reconnaissance authentique des professions moyennement ou peu qualifiées.
Quand on est dans le champ de l’aide et des soins à domicile, on est bien dans les métiers du care. Mais il y a une hiérarchie implicite entre ces différents métiers, et c’est regrettable. Tant qu’on considérera l’activité médicale et les métiers du soin comme supérieurs à l’action sociale, il y a une dévalorisation générale qui s’opèrera qui n’est pas liée à un métier précis mais qui est le fruit d’une conception culturelle.
On ne sait pas faire certaines choses dans le secteur de l’aide à domicile si d’autres choses n’évoluent pas en amont et ailleurs. Apprendre à parler de façon non-dévalorisante, cela doit être fait de manière extrêmement concrète mais ça passe aussi par le fait que les étudiant·es prennent conscience du fait qu’ils et elles se sentent effectivement supérieur·es aux représentant·es d’autres professions.
Par ailleurs, pour entretenir les acquis, le programme de formation continuée, exigeant et bien structuré tout au long de la carrière, pourrait faire l’objet d’une reconnaissance particulière. Par exemple, la formation pourrait être prise en compte dans l’évaluation du salaire, à partir d’un certain nombre d’heures de formation suivies. Une attestation annuelle de formation pourrait être ajoutée à leur diplôme et valorisée lorsqu’elles postulent auprès d’un employeur. Pour éviter que les compétences ne semblent figées dans le marbre alors même que la qualification réelle des aides familiales évolue effectivement au fil du temps.
Les salaires, eux, doivent continuer à s’adapter, non seulement par le biais des indexations, mais aussi dans le cadre de la transversalité des fonctions. Il y a deux points de vigilance ici : il ne faut pas, alors qu’on a réussi à harmoniser les rémunérations au sein même du non-marchand, qu’un nouveau déséquilibre se crée entre les rémunérations du non-marchand d’un côté et celles du marchand de l’autre. Pourquoi un garagiste devrait-il avoir un meilleur salaire qu’une aide familiale, par exemple ? Cela recrée automatiquement une forme de dévalorisation des métiers du non-marchand. Il faut aussi veiller à ce que les salaires restent en adéquation avec le coût de la vie : une bonne négociation à un moment donné n’assure pas une rémunération permettant une vie digne sur le long terme.
Il faut également, comme je l’ai dit, intensifier les voies d’accès des hommes à ces métiers. C’est important de diffuser des modèles d’aides familiales hommes. Par des campagnes de publicité, des films, des documentaires, des reportages à la télé. Je sais, grâce aux hommes que j’ai rencontrés, qu’ils font très bien ce métier et leur témoignage est primordial. Il faut en faire la publicité.
Il faut veiller également à ce que les nouveaux travailleurs et stagiaires, qui entrent dans les métiers de l’aide à domicile, se voient transmettre les valeurs de leur métier. Tout ce qu’on a compilé comme travail de mise en lumière et de valorisation, pour maintenir les acquis, il faut que ça soit transmis aux nouvelles. C’est la transmission à la fois par les écoles et les centres de formation mais aussi par le personnel d’encadrement et de direction et les aides familiales qui sont plus anciennes. Et de la même manière, l’histoire du secteur devrait également être transmise. Et pour cela, idéalement, elle devrait être écrite, à l’image de ce qu’on avait fait en éditant un livre à l’occasion des 50 ans de l’ADMR[4]. Il faut continuer à élaborer un discours sur la valeur de ces métiers et ici aussi en laisser une trace écrite, ce qui aide à ce que ça se transmette. Et il faut que le personnel d’encadrement parle de la valeur des métiers de prestataires, tout comme les travailleuses d’expérience qui font du tutorat auprès des nouvelles arrivantes. Ainsi, tout de suite, les personnes apprennent à parler positivement de leur métier.
Pourquoi d’après vous est-ce qu’il ne suffit pas de reconnaître un métier (via sa professionnalisation notamment, mais aussi d’un point de vue salarial) pour que les personnes qui l'exercent se sentent reconnues ?
Un certain sentiment de non-reconnaissance reste présent malgré toutes les avancées obtenues sur un plan politique, en effet. Cela montre que ça reste un sentiment individuel, de groupe professionnel et culturel qui s’inscrit dans le champ social : le sentiment de non-reconnaissance peut être lié à une trajectoire de vie singulière, à des combats propres à un groupe professionnel ou à une culture plus large. Et les 3 niveaux interagissent. Il faut que les travailleuses se sentent reconnues par les autres, par les politiques mises en place et par la société.
En fait, il doit y avoir une cohérence d’organisation et de financement. Si on annonce que les services d’aide à domicile représentent un travail d’accompagnement important pour la société dans son ensemble, cela n’aura de sens que si les moyens mis à la disposition des services concernés correspondent aux moyens dont ces services ont besoin pour répondre aux besoins de la population. Si on ne donne pas les moyens, on ne peut pas réaliser l’accompagnement en question qui par définition demande une présence et du temps. Or, à l’heure actuelle, les contingents d’heure n’augmentent pas régulièrement avec l’accroissement des besoins. En, conséquence il y a une parcellisation de l’aide : le gâteau est divisé en parts de plus en plus petites, avec pour résultat que les aides familiales courent de plus en plus d’un bénéficiaire à l’autre.
Il y a aussi, chez les décideurs, une tendance à penser à la place des acteurs de terrain alors que ce sont les acteurs qui savent ce qu’il faut faire et ce qui est possible. Et parfois, les sentiments de dévalorisation viennent aussi des attitudes stigmatisantes du monde politique et de ses représentant·es. Notamment d’une tendance à réagir à des événements isolés -où un problème est effectivement constaté sur le terrain- par la création de normes rigides qui ne tiennent pas compte de la diversité des réalités de terrain ni des besoins propres à chaque situation. »
Enfin, à un niveau sociétal, c’est important de comprendre que le problème est aussi culturel et qu’on ne peut s’attaquer aux racines culturelles d’une telle dévalorisation des métiers féminisés que par un travail en profondeur, sur le temps long.
Cette reconnaissance sociale des métiers de l’aide à domicile et des métiers du care en général -comme vous l’avez évoqué en quelques mots à propos de la description des fonctions- elle passe et passera donc aussi par la mise en lumière des différentes compétences sur lesquelles ils se basent ? Des compétences qui sont à la fois techniques et relationnelles.
Oui, et il ne faut pas opposer compétences relationnelles et techniques[5]. Je crois que si on fait ça on va piéger les travailleuses. Les bénéficiaires disent avant tout leur besoin d’aide technique (la cuisine, la toilette, les courses) mais ils ne disent pas leur besoin d’aide relationnelle (« j’ai besoin qu’on parle avec moi, j’ai besoin qu’on m’écoute, j’ai besoin qu’on m’accompagne dans cette tâche où je ne me sens plus tout-à-fait autonome »). Or, il faut leur permettre d’exprimer leurs besoins d’aide non-technique. C’est ce que je disais concernant les tâches et le rôle : les aides familiales ont des tâches qui sont nécessaires pour les personnes parce qu’avoir une maison bien entretenue, avoir ce qu’il faut dans le frigo pour manger, être propres sur eux, …est très important, mais tout ce qu’elles font en même temps qu’elles réalisent ces tâches, les échanges, l’écoute, les apprentissages qu’elles rendent possibles en partageant leurs savoirs, tout cela est invisible. Alors que c’est ça qui fait la valeur essentielle et la complexité de leur travail. Ce qui veut dire que si on veut raconter le métier en distinguant ses dimensions technique et relationnelle, ça ne marche pas. C’est artificiel.
Il y a toutefois une difficulté pour les aides familiales quand elles valorisent ces compétences relationnelles, c’est que les bénéficiaires ne peuvent accepter qu’elles se contentent de parler, donc d’être dans le relationnel. Aucun bénéficiaire ne fait appel à une aide familiale en disant « Je voudrais qu’elle vienne parler avec moi une heure par semaine ». Personne ne fait ce type de demande, qui serait une forme de reconnaissance en soi de l’aspect relationnel du métier. Pourtant on pourrait l’imaginer, mais ça ne se fait pas. Ce qui veut dire que tout le travail relationnel se fait nécessairement par le biais d’une autre activité, plus concrète ou technique. Elles doivent trouver les justes manières de faire pour pouvoir à la fois réaliser leurs tâches pratiques et prêter attention à la qualité de la relation avec la personne. Et elles doivent le faire, le plus souvent, sans pouvoir mettre des mots explicitement avec le-la bénéficiaire sur cet aspect de leur métier. Il y a une absence de métacommunication sur le sujet qui fait que ce n’est pas si simple pour les aides familiales de valoriser leur métier en mettant cette dimension relationnelle en avant. L’attente de reconnaissance et de valorisation ne doit pas peser sur les épaules des bénéficiaires, selon moi, mais plutôt se porter vers d’autres lieux, d’autres institutions, d’autres personnes.
On peut trouver de la valorisation en discutant en équipe, avec les collègues, avec d’autres intervenant·es présent·es sur les situations qui mesurent les effets bénéfiques de la présence de l’aide familiale sur les bénéficiaires.
Que pensez-vous des tensions, soulignées par Pierre Artois[6], entre d'un côté la volonté des pouvoirs publics de soutenir, notamment via les Titres-Services, la création de nombreux emplois pour des personnes peu qualifiées[7] (et donc de nouveaux métiers, tels qu'aides-soignantes et aides-ménagères) et, de l'autre, la qualité de l'intervention auprès des personnes à domicile ?
Les décideurs politiques doivent se positionner, dans ce domaine, au cœur de nombreuses contraintes. L’évolution de l’augmentation des besoins, la répartition des moyens financiers entre les ministères, la disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée, la lutte contre le chômage et l’insertion du personnel peu qualifié et en particulier des femmes peu qualifiées. Toutes ces contraintes sont mesurées par des outils numériques : les contingents d’heure, l’évolution démographique de la population, les courbes d’évolution budgétaires, les nombres de demandeurs d’emploi ou celui des travailleurs formés. Je trouve qu’on accorde trop d’importance aux facteurs quantitatifs au détriment du sens des projets d’aide. Quand on gère la pénurie des moyens et des ressources, on fait sans cesse du curatif et il n’y a plus de place pour le préventif. Il faut sortir du discours théorique et vérifier que ce qu’on veut faire, après en avoir défini le sens, on est capable et on a les moyens de le réaliser effectivement.
Le secteur est porteur de création d’emplois, ce qui est évidemment positif, mais il doit recevoir les moyens de les créer en réunissant assez de compétences pour réaliser les projets d’aide tels qu’ils sont attendus. Par exemple, ça n’a pas de sens de créer des emplois d’aides ménagères en masse pour répondre à la demande massive de chercheuses d’emploi peu qualifiées…si les besoins réels sur le terrain sont des besoins d’aides familiales qualifiées. Pour répondre à cette problématique, j’ai toujours préconisé qu’on travaille sur des transitions professionnelles, des progressions professionnelles, donc qu’on puisse mettre en emploi des aides ménagères mais en les formant progressivement pour qu’elles puissent investir des emplois et des rôles d’aide familiale. Alors seulement, la création massive d’emplois d’aides ménagères peut avoir du sens. On répond alors à la problématique de création d’emplois, mais on permet aussi à des personnes de découvrir le secteur et d’accéder aux qualifications dont il a besoin. Et cela permet aussi à ces personnes d’atteindre des salaires qui leur permettent de s consolider économiquement et de gagner en autonomie familiale. Le cercle est alors vertueux.
Quand on a permis d’augmenter le nombre d’aides ménagères c’était parce qu’on savait que la première demande des personnes âgées qui ne sont pas encore trop dépendantes concerne le nettoyage et l’entretien du linge. Donc avec un contingent de personnel moins qualifié, on peut répondre aux premières demandes des personnes âgées mais on sait qu’avec l’âge et la perte d’autonomie les besoins se transforment et des compétences plus qualifiées sont nécessaires. En engageant des aides ménagères, on peut donc répondre à ces premières demandes, qui constituent une partie des demandes de la population, puis en les formant au métier d’aide familiale on leur permet d’évoluer professionnellement tout en répondant aux demandes secondaires, en quelque sorte, des bénéficiaires. Il ne faut donc pas opposer les aspects plus techniques du métier d’aides ménagères à des compétences plus fines et relationnelles qui seraient propres aux aides familiales, il faut utiliser intelligemment les politiques de l’emploi de façon à leur donner un sens dans le cadre du travail qu’on doit réaliser.
Quant à la multiplication des interventions, et d’interventions plus courtes et spécifiques, au domicile des personnes, cela a des conséquences à deux niveaux différents.
Pour les bénéficiaires d’abord, je suis d’accord avec Pierre Artois sur le fait que faire passer 36 professionnelles au domicile du bénéficiaire n’a pas de sens, donc il faut réfléchir à ce qui est le plus cohérent pour les personnes. Et ça, c’est au personnel d’encadrement d’organiser les choses au mieux en fonction du personnel disponible et des demandes des personnes.
Pour les aides familiales, ça a des conséquences puisqu’elles font parfois 6 à 7 prestations sur une journée. Parfois elles passent par la même maison à plusieurs reprises sur la journée. Donc elles font des prestations moins longues mais plus nombreuses, pendant lesquelles elles sont soumises à des demandes plus affirmées de la part de beaucoup de bénéficiaires qui se perçoivent comme des client·es face à une offre de service qu’ils considèrent comme marchande (puisqu’ils la payent) et voudraient que les aides familiales en fassent toujours plus en peu de temps. Il y a là de nouvelles conditions de stress importantes, dépendantes de l'évolution des mentalités et des comportements. Et il y a aussi un nombre plus important de situations dans lesquelles les travailleuses sont impliquées au même moment. Et, de ce point de vue en effet, comme le suggère Pierre Artois, la qualité du travail qui peut être mené en réunion -quand bien même le nombre d’heures de réunions n’a pas diminué- peut avoir baissé puisque les travailleuses n’ont pas la possibilité d’aborder les situations qui les mettent en difficulté comme auparavant. Puisque les échanges lors de ces rencontres sont très importants pour les travailleuses au niveau d’un sentiment de reconnaissance de leur travail et d’appartenance à un collectif, il faut continuer de réfléchir à des manières de réduire les équipes ou d’augmenter le nombre d’heures de réunion pour que des échanges de qualité puissent continuer d’exister en réunion.
Pensez-vous qu'une revalorisation financière et sociale des métiers du care est compatible avec la logique de "quasi-marché"[8] qui traverse le secteur (mise en concurrence entre prestataires de services d’aide à domicile publics et privés, recherche d’efficacité et approche centrée sur les demandes des client·es et plus sur l’offre)? Et quel rôle peut ou doit, selon vous, jouer l'Etat belge aujourd'hui en 2023 dans une dynamique de revalorisation ?
Une prochaine revalorisation ne pourrait arriver qu’après les prochaines élections. Les politiques ne connaissent que le temps d’une législature. Il faudra être attentif à ne pas faire des promesses non tenues.
La logique de marché du capitalisme s’appuie sur la production de biens matériels que l’on revend avec un certain bénéfice pour couvrir ses coûts de réalisation et assurer un certain bénéfice à ses dirigeants et actionnaires. Quand on parle de marché c’est de ça qu’on parle. Dans le secteur de l’aide à domicile, il n’y a pas de production de biens matériels mais plutôt une production de services humains, que l’on ne peut vendre au prix coûtant de réalisation car les bénéficiaires ne pourraient se le payer. C’est donc l’Etat qui fixe la part contributive des bénéficiaires et qui comble la différence. Il n’y a pas de profit financier en jeu comme dans le marché mais un profit humain, à la fois pour les bénéficiaires et pour leur entourage. Or, parce que l’Etat finance jusqu’à 75% de la mission à remplir, l’Etat fixe les critères d’évaluation : le nombre d’heures à réaliser, le nombre de bénéficiaires à aider, le budget disponible.
Cette évaluation annuelle vise à rendre compte au gouvernement, au parlement et au peuple de manière globale des résultats de l’action menée mais permet aussi d’anticiper sur l’année à venir et de piloter l’offre de services en tenant compte de l’évolution des demandes. Pour évaluer réellement la portée de tous ces projets d’aide, il faudrait utiliser d’autres méthodes d’évaluation, pas uniquement les chiffres. Cela demanderait d’établir une typologie détaillée des bénéficiaires et de déterminer pour chaque groupe la spécificité des demandes. On pourrait alors fixer pour chaque groupe des indicateurs pertinents d’évaluation de l’accompagnement réalisé ce qui permettrait de détailler le sens des actions menées, sens qui pourrait constituer une base de reconnaissance identitaire du métier. Cela rendrait possible une réflexion plus aboutie autour de ce que devrait être un salaire juste, un salaire qui tienne mieux compte de l’apport de ces métiers pour la population. Pour cela l’Etat ne devrait pas seulement se comporter comme un gestionnaire, il devrait reprendre une place de décideur et de co-concepteur d’une action d’aide socio-sanitaire (place qu’il a en partie quittée). La proposition que je fais c’est qu’on pourrait chaque année mettre le focus sur un ou deux groupes spécifiques de bénéficiaires et progresser pas à pas vers une vision plus globale. Mais il est important que l’Etat légifère en ce sens.
Pour revenir un instant au rapprochement entre marché et aide à domicile, il a du sens parce que si les bénéficiaires et leur entourage sont de plus en plus revendicatifs c’est aussi parce qu’ils ont, d’une certaine manière, une mentalité de consommateurs. Il n’y a pas que le commanditaire, il y a le client aussi. Donc il faut s’adapter, faire avec. Et on s’est pas mal adapté en essayant de donner du sens à ces éléments importés du marché dans notre domaine non-marchand. On a négocié des contrats d’aide qu’on fait signer et qu’on a choisi de nommer des conventions. Mais on n’est pas un marché parce qu’il y a une importante intervention de l’Etat.
Si d’un côté, c’est pertinent de représenter un métier par des statistiques, je pense qu’on sous-estime le fait qu’on doit le mettre en lumière et le valoriser par le sens social de son action. Cela suppose que les méthodes d'évaluation s'intéressent à ces deux dimensions, les chiffres et le sens. Or, les outils numériques et comptables importés du marché ne permettent pas d’évaluer la réussite de l’action professionnelle quant à ses missions. La valorisation ne se réalisera pas sans qu'on réintègre cette dimension.
Quelle forme de lutte privilégier (s’il faut en privilégier une) entre refinancement général d’un secteur d’un côté et lutte corporatiste (comme celle des infirmières du canton de Genève qui ont obtenu d’être payées comme les gendarmes du même canton), de l’autre ?
Du point de vue d’un refinancement, mon idée est qu’il faut sans cesse adapter les volumes de financement en fonction de l’indexation, des résultats de négociation, du nombre de bénéficiaires à aider, des types de services à dispenser, de l’évolution des équipements, etc.
Et dans un secteur à multi-métiers comme celui-ci je pense que la lutte corporatiste a ses limites. Il y a un risque d’opposition des métiers entre eux. Et je sais de quoi je parle quand je dis ça. Pour moi, la lutte transversale est plus efficiente. Soit qu’il s’agisse d’une transversalité au sein d’un même secteur (on lutte pour que tous les métiers avancent ensemble), soit qu’on parle d’une transversalité intersectorielle et là je parle plus d’accords du non-marchands qui concernent l’ensemble des secteurs. Et il faut trouver pour chaque problème le niveau le plus adapté de lutte collective : sectoriel ou intersectoriel. Une lutte propre à un métier particulier peut aussi avoir du sens et relever d’une stratégie pertinente, comme quand les aides familiales ont demandé à obtenir le statut d’employées au même titre que les assistantes sociales et les employé·es administratifs·ves. Une telle stratégie est juste, de mon point de vue, parce qu’elle ne s’oppose pas à d’autres travailleuses, à d’autres métiers. Contrairement à un combat comme celui qui a pu être mené, dans le cadre des accords du non-marchand de la fin des années 90, par des associations d’assistantes sociales pour que les éducateurs, pourtant détenteurs d’un diplôme équivalent, ne soient pas payés comme les A.S. Des luttes corporatistes comportent un risque de polarisation de positions et de maintien de hiérarchies symboliques entre métiers au sein d’un même secteur.
En ce qui concerne la nécessité de lutter pour une revalorisation sociale et salariale, le changement attendu du point de vue des valeurs est sans doute étroitement imbriqué à celui de la reconnaissance financière. Mais on peut aussi considérer que ce qui est en jeu derrière une telle reconnaissance sociale c’est un renversement de la conception du monde individualiste, dualiste et capitaliste aujourd’hui dominante.
Autrement dit, ce qui se joue avec la (re)valorisation des métiers féminisés, dont ceux de l’aide à domicile, est-ce que ce n’est pas carrément une révolution dans notre façon de concevoir ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui a de la valeur ? Et si oui, comment s'y prendre ? Comment parvenir à influer sur les représentations et les croyances liées aux rôles assignés aux hommes et aux femmes ? Qu'est-ce qui serait prioritaire à vos yeux ?
Ce sur quoi je suis d’accord avec vous c’est que la question de la valorisation des métiers féminisés, c’est une sorte de révolution dans la manière de considérer ce qui est bon, ce qui est juste et ce qui a de la valeur. Mais valoriser un secteur c’est d’abord reconnaître que ce secteur et les métiers qui le composent ont une valeur, et même des valeurs. Encore faut-il les définir pour que cette valorisation soit effective socialement. Et revaloriser un secteur veut dire que l’on ajoute ou modifie les valeurs énoncées précédemment. Ces métiers féminisés se sont construits sur la professionnalisation du savoir-être et du savoir-faire développés par les femmes dans la sphère privée, mais, depuis le néolithique nous fonctionnons avec des références à des archétypes répondant à un modèle binaire -un peu dans toutes les sociétés d’ailleurs. Il est donc logique que les métiers reposant sur les compétences que les archétypes attribuent aux femmes aient moins de valeur puisque ce modèle binaire survalorise les compétences masculines et dévalorise les compétences féminines.
Les aides-familiales sont des femmes, des compagnes, des mères…avant d’être des professionnelles de l’aide à domicile. Donc, comme nous tou·tes, elles ont plus ou moins intériorisé cette infériorité féminine. Dans la sphère professionnelle, elles aident des bénéficiaires qui fonctionnent également, tout comme leurs proches, dans cette logique binaire. Et même au sein de leur secteur au sens large, la hiérarchisation des professions socio-sanitaires les renvoient également au bas de l’échelle. Par quel hasard pourraient-elles concevoir qu’elles font un métier de valeur (sinon, parfois, par la reconnaissance individuelle de la part de certains bénéficiaires) ?
Oui, il faut concevoir autrement ce qui est bon, ce qui est juste et ce qui a de la valeur mais pour cela il faut prolonger les luttes féministes et continuer le démontage, la déconstruction et la dénonciation des valeurs liées à la domination masculine et à son envers, la soumission féminine, qui restent inscrites dans l’inconscient collectif de notre société et dans les fantasmes du modèle viriliste. Pour moi, il n’y a pas d’autres moyens. Il faut refonder l’éducation des enfants et des adolescent·es sur un modèle d’égalité entre les genres, par l’école, par les familles. C’est sur cette base qu’on pourra construire une égalité entre métiers féminisés et masculinisés.
Et ça il faut le dire et le redire : si on ne travaille pas assez sur la lutte entre les genres, on ne peut pas traiter en profondeur le problème. Comme le dit Rafaël Liogier[9] : notre responsabilité à nous, les hommes, c’est de dire qu’il y a un problème collectif au niveau de notre groupe humain. D’arriver à le dire et à se coltiner la question : comment et quand est-ce qu’on en sort ? Il ne s’agit pas de changements individuels, je parle bien des hommes en tant que groupe. Ce qui a fait changer les femmes, notamment, c’est le féminisme en tant que mouvement collectif : rien ne changera suffisamment radicalement chez les hommes tant qu’il n’y aura pas un réel travail collectif à leur niveau. Et la vraie question à se poser est « pourquoi ça ne se fait pas ? », en dehors du fait que ça leur profite bien. Je crois que la question de l’infériorisation des métiers dits féminins touche à cela. Elle touche à ce tabou-là.
Pourtant, et pour finir, c’est bien dans ce contexte culturel-là que vous-même, Marie-Claire, avez travaillé pendant 25 ans, individuellement et collectivement, à transformer la réalité des métiers féminisés de l’aide à domicile, …
Si vous ne prenez pas conscience de ce que les femmes qui travaillent en tant qu’aides familiales ont intériorisé en tant que filles, que femmes -avant d’être travailleuses- à propos de leur propre valeur et des rôles de genre, quelque chose vous échappe. Le genre est l’enjeu central ici. Et il n’y aura pas d’autre solution forte, me semble-t-il, que celle qui passe par un travail collectif des hommes. Parce que si un travail collectif des hommes se faisait il pourrait y avoir une confrontation constructive avec le travail collectif des femmes et on pourrait construire alors quelque chose d’égalitaire. Mais l’égalité ne peut s’atteindre que si un travail se fait des deux côtés : c’est à ce manque et à cette nécessité qu’on est confronté·es.
Pour citer cette analyse :
Roger Herla, Comment (re-)valoriser les métiers féminisés ? L'exemple de l'aide à domicile. Un interview de Marie-Claire Sepulchre, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre 2023. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/480-comment-re-valoriser-les-metiers-feminises-lexemple-de-laide-a-domicile
Contact CVFE :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] FEdération wallonne des services d’aide à DOMicile
[2] Les Carnets d’Irène, de Josiane De Ridder et Réjane Peigny, 2004, disponible ici : https://www.docaidants.be/bibliotheque-new/les-carnets-direne-paroles-daides-familiales/
[3] Voir notamment le site de l’Association des Services d’aide aux Familles et aux Aînés (AsSAF) : https://www.aidesadomicile.be/besoin-d-aide/aide-familial/
[4] L’ADMR, un défi permanent, Luc Pire, 2001. Il s’agit de l’Aide à Domicile en Milieu Rural (ndlr). Voir aussi : https://www.admr.org/
[5] Pierre Artois, Les aides familiales en Belgique. Une professionnalisation au cœur de tensions, Academia-L’Harmattan, 2021.
[6] Pierre Artois, op.cit.
[7] Tout en sachant que ce développement de l'intervention publique se fait, selon les mots du chercheur, dans une logique gestionnaire néolibérale "sacralisant la performance"
[8] Pierre Artois, op.cit., p.58 t sv.
[9] Raphael Liogier, Descente au cœur du mâle. De quoi #Metoo est-il le nom ?, Les Liens qui Libèrent, 2018.