Comment protéger l'emploi et l'autonomie financière des femmes victimes de violences conjugales ?
L’emploi et les violences sont deux enjeux majeurs du point de vue des inégalités de genre. Les violences conjugales, en particulier, influent lourdement sur les capacités des femmes qui en sont victimes à trouver ou garder un emploi et par conséquent une certaine autonomie financière par rapport à leur partenaire. Mais différentes actions peuvent être mises sur pied et/ou systématisées pour mieux prendre cette problématique en compte et proposer un accompagnement des victimes de qualité.
Ce que l’on sait
Les violences intrafamiliales, et en particulier les violences conjugales, ont des impacts multiples sur la santé psychique et physique des victimes. Mais les violences affectent également ces dernières d’un point de vue social, via l’isolement contraint, en ce compris l’interdiction de travailler, et différentes autres formes de contrôle (fréquentations, déplacements, habillement, etc.). Inévitablement, les conséquences des violences conjugales pour les femmes qui en sont victimes concernent donc aussi très souvent leur vie professionnelle.
Venant confirmer les observations des associations qui accompagnent les femmes victimes de violences de la part de leur (ex-)partenaire, des études ont montré, d’une part, que l’autonomie financière – permise notamment par l’emploi - est étroitement liée à la capacité des femmes à s’extraire des violences. Dans ce contexte, « (…) les femmes appartenant à des groupes marginalisés ou opprimés courent un risque plus élevé de subir des violences conjugales, parce qu’elles ont moins de ressources disponibles pour échapper à cette situation. En fait les études suggèrent que dès qu’une femme voit sa stabilité financière augmenter, la probabilité qu’elle subisse des violences conjugales diminue »[1].
Et la littérature scientifique indique également, d’autre part, que les violences altèrent de manière directe ou indirecte les aptitudes au travail de 75% des femmes victimes[2] et par conséquent les possibilités qui sont les leurs de s’engager ou de maintenir leur engagement dans le travail salarié :
- quand les auteurs de violences prennent pour cible directe le travail salarié de leur partenaire, ils harcèlent celle-ci durant les « heures de bureau », l’agressent sur le lieu de travail ou l’empêchent de s’y rendre, voire, dans près de 15% des cas, contactent directement l’employeur ou des collègues pour parler de la victime et lui nuire[3]. Les impacts sur le milieu de travail peuvent donc être importants également[4];
quelles que soient les intentions de l’auteur, ses passages à l’acte ont pour conséquences potentielles la précarisation de la situation professionnelle de la victime et l’aggravation de sa dépendance financière à son partenaire. On sait désormais que les « femmes victimes sont moins en emploi, ont moins de ressources et plus d’interruptions dans leur vie professionnelle que les auteurs de violences: 49 % des victimes seulement ont un emploi contre 70 % des auteurs, cet écart étant trois fois plus important pour les femmes [victimes] que dans la population générale ». [5]
- Quant aux violences subies au quotidien, qu’elles soient physiques, psychologiques ou économiques (confiscation de la carte de banque, voire des revenus propres, par exemple), elles peuvent avoir, elles, des effets lourds sur la santé mentale et l’estime d’elles-mêmes des victimes qui affectent indirectement leurs performances professionnelles et leurs carrières. Et cela jusqu’à bien après une séparation puisque « l’instabilité émotionnelle et le manque de confiance en soi, tout comme le manque de ressources sociales»[6] viennent limiter leur retour à l’emploi, parfois pour plusieurs années[7].
Autrement dit, dans le cadre de violences conjugales, les femmes dépendantes financièrement (du bon-vouloir) de leur partenaire le sont souvent restées ou devenues suite à différentes stratégies de contrôle exercées par celui-ci. Or, quand on sait que dans une telle situation de dépendance, le risque de subir des violences physiques est plus de 4 fois plus élevé que pour une femme ayant développé et/ou maintenu son autonomie financière[8], on voit se dessiner un cercle infernal dont il est essentiel d’aider les victimes à sortir.
La problématique est à présent reconnue. Elle fait depuis le début du siècle l’objet d’une attention certaine dans la recherche (avant tout anglosaxonne) et est à l’agenda politique de plusieurs pays, en particulier de ceux qui ont ratifié la Convention sur l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail proposée par l’Organisation Internationale du Travail[9] et en vigueur depuis juin 2021. Une convention qui stipule dès son préambule que « la violence domestique peut se répercuter sur l’emploi, la productivité ainsi que sur la santé et la sécurité », et que « les gouvernements, les organisations d’employeurs et de travailleurs et les institutions du marché du travail peuvent contribuer (…) à faire reconnaître les répercussions [de cette violence], à y répondre et à y remédier »[10]. En Belgique, jusqu’à présent, les différents acteurs du monde du travail ne semblaient pas encore avoir pris suffisamment la mesure de l’ampleur du phénomène, ni par conséquent avoir mis en place les moyens nécessaires pour le combattre. La ratification toute récente de la convention, en juin 2023[11], pourrait cependant donner un nouvel élan aux institutions belges en ce qui concerne la prise en charge de la problématique des liens entre les violences conjugales et l’emploi des femmes qui en sont victimes.
Cette analyse a pour ambition de contribuer, à son niveau, à cet élan. Pour y parvenir, elle prend d’abord appui sur le point de vue de travailleuses de l’insertion professionnelle sensibles à ces enjeux, avant de faire l’inventaire d’un certain nombre de points d’attention et de bonnes pratiques repérées à l’étranger en ce qui concerne le maintien et la recherche d’un emploi, mais aussi la possibilité de ne pas être contrainte de travailler pendant un temps.
Ce qui pourrait/devrait être fait du point de vue de professionnelles de l’insertion
A l’origine de ce texte, il y a l’observation faite par une collègue impliquée au sein de Sofft, le centre de formation pour femmes demandeuses d’emploi du CVFE : les liens entre violences conjugales et emploi restent largement méconnus et mal pris en compte par les différents organismes concernés par l’insertion socio-professionnelle en Belgique. En ont découlé des échanges avec deux travailleuses de Sofft autour des manques constatés et surtout des actions qui pourraient être mises en place pour améliorer la situation, de leur point de vue. Voici les idées qui ont émergé de ces conversations en ce qui concerne les organismes privés ou publics directement impliqués :
*les entreprises qui bénéficient d’un service social, qu’il soit interne ou externe[12], devraient se voir imposé de former leurs intervenant·es aux enjeux liés aux conséquences des violences conjugales ainsi qu’à sensibiliser les « personnes de confiance » comme les conseillers·ères en prévention et les dirigeant·es d’entreprise ;
*l’employeur peut être une ressource mais, au sein de l’entreprise peuvent aussi se vivre des conflits non maîtrisés, du harcèlement ou des hyperconflits (qui débordent sur la vie privée) ; dans un contexte où des femmes victimes de violences conjugales subissent du harcèlement moral et/ou sexuel au travail, l’employeur ou d’autres employé·es ne sont alors pas les mieux placé·es pour venir en aide ; dans ce type de circonstances, la médecine du travail devrait pouvoir palier jouer un rôle d’accueil et de soutien à la travailleuse victime de violences conjugales ;
*pour faciliter le maintien de la femme dans son poste (si tel est son désir), les employeurs·euses devraient être encouragé·es, voire contraint·es, de proposer des ajustements ou accommodements spécifiques et concrets[13], inspirés des « aménagements raisonnables » auxquels les personnes en situation de handicap ont droit pour diminuer les impacts négatifs de l’environnement et favoriser leur participation à la vie sociale ;
*le service social généraliste proposé par les agences du FOREM et autres maisons de l’emploi, ou encore par les mutualités, ne permet pas toujours de repérer ni donc d’intervenir en cas de violences conjugales : il devrait être complété à tout le moins par une personne référente « violences conjugales » (voire plus largement « violences de genre ») au sein de l’équipe qui permettrait une détection et un accompagnement avisés des situations de violences conjugales ;
Détection et évaluation des conséquences des violences par l’INAMI et les Mutualités
Je connais plusieurs femmes, toujours en couple ou séparées, qui ont été mises à l’arrêt suite à des violences conjugales. Elles sont considérées à tort par leur Mutuelle comme étant en dépression ou comme ayant d’autres problématiques de santé mentale alors qu’elles vivent « simplement » une situation normale post-traumatique ou qu’elles ont développé un choc post-traumatique suite aux violences subies. La prise de pouvoir sur elles par les mutualités, l’INAMI ou le médecin conseil peut être très violente.
Je pense à J, une dame récemment suivie dans le cadre d’une convention de collaboration Forem/INAMI. L’objectif de cet accompagnement était son retour vers le travail après une période d’incapacité longue lié à un stress post traumatique (diagnostiqué à tort comme dépression) faisant suite à des violences conjugales. J. n’ayant pas de diplôme spécifique en Belgique et espérant augmenter sa confiance en elle en mettant toutes les chances de son côté pour obtenir une qualification et ainsi un métier, était déterminée à reprendre des études. Malgré un argumentaire fort pointu que nous avons coconstruit avec elle, son projet a été recalé.
J subit donc une forme de victimisation institutionnelle, ou de double victimisation. Quand les femmes sont victimes de VC, si elles s’arrêtent de travailler et prennent le temps de soigner les symptômes ou pathologies liées au trauma, elles prennent le risque de se faire étiqueter « malade mentale ». C’est interpellant. Ça me questionne, surtout en termes d’étiquetage. Le trauma et les VC ne seraient-elles pas assez graves que pour provoquer, dans certains cas, une incapacité de travail ? Faut-il vraiment apposer une étiquette de « dépressive » sur le front des victimes, sachant tous les liens qu’on peut faire avec la psychiatrisation[1] à outrance des femmes et le vaseux diagnostic d’hystérie mis à toutes les sauces depuis le 19è siècle ? [sans compter que le diagnostic de dépression peut être utilisé par les auteurs pour discréditer la parole des femmes ou faire douter les juges de leur capacité à assumer la garde des enfants]
Delphine, intervenante à Sofft
[1] Comme l’écrit par exemple Stéphanie Pache à la suite de la psychologue féministe Phyllis Chesler : les « problèmes et souffrances [des femmes] sont rapidement classés comme des pathologies psychiatriques et un comportement non conforme aux normes de genre apparaît comme un symptôme de trouble mental ». Extrait de Revendications féministes en santé mentale : histoire et impact, Rhizome, vol. 85, no. 2, 2023, pp. 3-4.
*les CISP (Centre d’Insertion Socio-Professionnelle) devraient pouvoir accepter l’ensemble des femmes victimes de violences, même si elles ne rencontrent pas toutes les conditions imposées par les pouvoirs subsidiants ; autrement dit, leur expérience de violences pourrait constituer un critère d’éligibilité en soi aux formations délivrées par les centres d’insertion socio-professionnelle ;
*les CISP devraient être encouragés à innover, par exemple en créant des partenariats avec des entreprises solidaires qui accepteraient notamment des aménagements d’horaires pour faciliter la reprise d’un emploi sans mettre à mal un accompagnement psychosocial adapté, ou encore via le soutien à une forme de coaching inspirées de la pair-aidance[15] (dans le cadre d’un CISP, une femme ayant été victime de violences en accompagnerait une autre dans ses démarches vers l’emploi, dans un format proche de la formule intergénérationnelle du Duo-for-a-Job[16]).
Des avancées spécifiques dans le monde du travail et de l’insertion n’auront pas la même efficacité sans être accompagnées de progrès en matière de droits sociaux et de ressources disponibles, dans plusieurs domaines connectés à l’emploi et qui font l’objet de revendications de longue date par les mouvements féministes :
*l’individualisation des politiques sociales et fiscales, qui implique d’évaluer les revenus individuels de chacun.e et pas seulement ceux du ménage, devrait venir soutenir l’autonomie financière des femmes. On pense notamment à la suppression du statut de cohabitant[17];
*des solutions en matière de garde d’enfants plus nombreuses et accessibles (à la fois financièrement et géographiquement) ;
*un accès au logement facilité, tant il est devenu difficile pour une femme seule avec des enfants de trouver un logement décent à un prix correct dans un contexte de saturation des logements sociaux ;
*des espaces-ressources pour l’après-crise, l’après-hébergement en maison d’accueil, ou l’après-formation en ISP, autrement dit sur le moyen et le long-terme. Sofft a récemment mis en place un Café des femmes qui se veut un lieu d’accueil convivial, permettant de trouver du soutien et des informations, de faire des rencontres avec d’autres femmes, de souffler un peu pendant que les enfants sont pris en charge …) : ce genre de lieux mériteraient d’être développés et pérennisés.
Ce dont la Belgique pourrait s’inspirer
Ce point de vue critique, exprimé par des travailleuses de terrain, à partir de leur expérience en Belgique francophone, trouve autant de confirmations et d’échos que d’enrichissements dans certaines propositions et expériences menées à l’étranger. Les pages qui suivent présentent ces dernières dans le but de rassembler un ensemble diversifié et argumenté d’améliorations/revendications possibles en ce qui concerne les conséquences des violences conjugales sur l’emploi et l’autonomie financière des femmes qui en sont victimes.
En effet, différentes pratiques dans d’autres pays, notamment soutenues par les pouvoirs publics, méritent d’être mises en lumière et peuvent nous inspirer ou nous permettre de clarifier des revendications, comme d’ailleurs à tou·tes celles et ceux qui, en Belgique ou ailleurs, accompagnent des personnes victimes de violences conjugales.
La plupart de ces possibles revendications concernent la recherche d’un emploi adéquat ou le maintien souhaité de la personne dans son emploi (points b et c ci-dessous). Mais avant de les présenter, il faut signaler que le premier soutien à apporter dans certaines situations à dangerosité élevée ou aux conséquences particulièrement incapacitantes pour les victimes, c’est bien le retrait par rapport au (lieu de) travail (point a).
a) Ne plus travailler (pendant un temps)
Ainsi, Pauline Delage, chercheuse qui a notamment comparé les approches française et californienne des violences conjugales, explique qu’à Los Angeles, au-delà d’un premier temps de mise à l’abri en urgence pendant lequel maintenir le travail n’est pas souhaitable, voire est impossible, certaines politiques publiques « envisagent l’emploi des victimes comme étant contraire à la reconstruction psychique des victimes »[18]. Les violences conjugales y constituent en effet, comme ailleurs aux Etats-Unis, une problématique abordée (logiquement) sous l’angle du risque encouru par les victimes, mais aussi, de façon prononcée, comme un enjeu de santé mentale. Dans ce contexte, les associations d’aide engagent essentiellement des psychologues et ont développé des connaissances fines sur les possibles conséquences psychiques des violences, dont en particulier le trouble du syndrome de stress post-traumatique. Conséquences prises à présent en considération par les pouvoirs publics. Ainsi, quand une femme est reconnue comme victime par les intervenantes spécialisées, elle peut échapper à la fois aux pressions à la recherche d’emploi et à la dégressivité de ses revenus de remplacement. Tout l’enjeu en effet est de permettre à ces femmes victimes de violences de ne plus travailler pendant un temps -voire, dans certains cas jugés plus graves par les intervenantes, de carrément décourager un retour au travail considéré comme contre-indiqué- tout en préservant un revenu qui leur permette de faire face aux frais potentiels (déménagement, rachat de meubles, avocat, …) liés à une telle situation.
A ce propos, pour Delphine :
Le monde politique doit prendre la mesure des réalités du lien entre VC et difficultés liées à l’emploi et exempter les femmes subissant des VC des obligations de recherche d’emploi pendant la période nécessaire à la stabilisation de leur situation. Sans pour autant aller jusqu’à la « contrainte thérapeutique » ou à la contrainte de suivi au sein d’une association spécialisée. Mais cela implique de sortir, au moins dans certaines situations spécifiques comme celle des VC, d’une logique de contrôle. Et les responsables politiques sont-iels prêt·es à le faire ?
[On peut en douter quand on sait, d’une part, que le droit aux allocations de chômage dépend depuis 2004 d’un niveau « d’activation » du/de la travailleur·euse sans emploi qui est « contrôlable et contrôlé » et, d’autre part, que la dernière réforme ambitieuse du Forem (nommée ‘Talents-Impulsion-Mobilisation’ ), entrée en vigueur à l’été 2022, implique plus activement encore cette institution dans la logique de contrôle, malgré le fait que sa mission originelle est l’accompagnement des demandeurs·euses vers l’emploi[19].]
Et notre collègue exprime également à la fois une nuance et un bémol à ce sujet :
Ce serait dommageable d’en arriver à priver des femmes de leur droit à re-tester le travail. En effet, chaque victime a ses réactions propres et sa victimisation peut avoir des conséquences très incapacitantes ou plus anodines : elle peut lui donner l’envie de travailler, de se développer, ou au contraire de se recroqueviller chez elle. Il n’y a pas de bonne réaction de victime et, à mon sens, pour éviter de les revictimiser, il faut surtout laisser celles-ci expérimenter, essayer, mesurer où elles en sont vraiment en sachant que le risque de se tromper (et notamment de reprendre trop tôt le travail) est accepté. Au final, c’est à elles de décider en leur âme et conscience de ce qu’elles veulent faire.
De façon générale, il faudrait pouvoir leur accorder du temps pour se reconstruire et se former : concrètement, ça veut dire qu’une femme victime de violence ne devrait pas voir ses allocations régresser si sa formation se prolonge. Autrement dit, il faudrait pour elle une protection sociale renforcée. Pourquoi ne pas créer un fonds pour les victimes de violences conjugales auquel elles pourraient faire appel pour les aider à se sortir d’une situation tendue financièrement suite à une victimisation ? Ce fond pourrait être co-alimenté par les pouvoirs publics, les associations de terrain via des dons, des initiatives privées, etc.[20]
En France, comme en Belgique d’ailleurs, la façon d’appréhender le retour au travail ou la recherche d’un emploi diffère de cette approche étasunienne. Même si l’éloignement provisoire par rapport au travail est évidemment recommandé et soutenu en cas de dangerosité, dans ces deux pays les intervenant·es des associations spécialisées nées des luttes féministes ont considéré l’emploi, de manière générale, avant tout comme une des étapes et un des moyens de soutenir « l’autonomisation sociale et conjugale » des femmes victimes, celle-ci constituant leur principal objectif professionnel.
b) Accéder à l’emploi -les violences conjugales comme frein spécifique
Dans cet esprit, le Centre Hubertine Auclert pour l’égalité femmes-hommes, situé en Île-de-France, a coordonné une enquête instructive, intitulée « Améliorer l’accès à l’emploi des femmes victimes de violences conjugales »[21], qui présente, entre autres, certaines pratiques innovantes. Adressé aux actrices·eurs de terrain, équivalents du Forem ou des CISP en Belgique, ce document les invite à voir les violences conjugales comme un « frein spécifique » à l’emploi, un frein qui pour être « levé » doit être considéré comme un enjeu prioritaire. Outre les compétences en termes de détection (repérage d’indices, faciliter la confidence en veillant à ne pas la forcer) et d’orientation adéquate des femmes victimes de violences sur lesquelles on a déjà insisté plus haut, l’enquête met en lumière un ensemble de dispositifs spécifiques de soutien caractéristiques d’une approche proactive et adaptée de la réinsertion des femmes victimes de violences par les organismes de réinsertion professionnelle :
*sensibiliser et former les équipes sur les spécificités des violences
faites aux femmes ;
*désigner au sein de l’équipe une personne « référente » formée sur les questions des violences faites aux femmes, maitrisant les réseaux des partenaires ;
*accorder un·e conseiller·ère emploi unique et formé·e aux violences faites aux femmes afin qu’il·elle puisse instaurer une relation de confiance avec ses interlocutrices et prêter une attention toute particulière à la reconnaissance de leurs compétences et de leur potentiel ;
*dédier un espace à l’accompagnement des femmes victimes de violences ; des associations peuvent par exemple y assurer des permanences
*renforcer la confidentialité des informations et la discrétion, via cet espace dédié et, s’il le faut, grâce à une dérogation au droit commun (par exemple : pas d’obligation de faire la queue ou de passer par la salle d’attente et de risquer d’y croiser son ex-partenaire).
*toujours recevoir une femme seule (jamais avec son conjoint) ;
*développer, en toute discrétion et dans le respect de la confidentialité pour éviter toute forme de stigmatisation, une offre de sessions collectives d’accompagnement destinées uniquement aux femmes victimes de violences, dans l’objectif de travailler sur les freins générés par les violences ;
*mettre en place un suivi spécifique du volet indemnisation (traitement rapide du dossier, versement accéléré des prestations de chômage) ;
Notons que les deux premiers critères de cette liste se retrouvent également dans les recommandations formulées par nos collègues de Sofft ainsi que par des chercheuses.eurs de l’Université de Nouvelle-Galles-du-Sud, à Sydney, qui soulignent l’importance de créer des conditions propices au dévoilement des violences conjugales par les victimes et de se baser sur des protocoles clairs permettant l’orientation de celles-ci au sein du réseau d’acteurs compétents[22].
Delphine, toujours :
Sans formation au sujet des Violences Conjugales (VC) chez les partenaires, iels ne peuvent comprendre à quel point les VC influent sur le travail des femmes et donc leur disponibilité sur le marché de l’emploi. Elles ne sont pas considérées comme une raison valable et suffisante, justement, pour ne pas être disponible sur le marché de l’emploi. Les femmes victimes sont autant contrôlables que les autres par les instances publiques et être victime de VC ne signifie pas être malade, même s’il existe un impact sur la santé physique et mentale non négligeable. Bref, si le sujet n’est pas compris ni pris en compte dans sa spécificité par les différents acteurs impliqués, comment réussir des collaborations à ce sujet ?
La pratique du partenariat est donc centrale. Deux formes principales de collaboration avec le monde associatif peuvent être nouées par les organismes liés à la politique de l’emploi (Pôle Emploi ou les Maisons de l’emploi en France, le Forem en Wallonie, Actiris et Bruxelles-Formation à Bruxelles): co-construire un dispositif avec une association spécialisée dans l’accompagnement vers l’emploi des femmes victimes de violences[23] ou, en s’appuyant sur les savoirs des associations spécialisées, construire en interne un dispositif spécifique d’accompagnement des femmes victimes vers l’emploi.
Dans le premier scénario, la collaboration peut consister, pour les employé·es du Forem, à orienter simplement des femmes ayant été victimes vers Sofft ou un service équivalent.
Quant au second mode de partenariat, qui débouche sur l’intégration de compétences voire d’une structure spécialisée en violences conjugales au sein même des institutions publiques « emploi », elles s’avèrent pertinentes à deux niveaux au moins. D’une part pour les femmes concernées qui peuvent compter in situ sur un accompagnement individualisé qui ne vise pas simplement à maintenir une pression prédéfinie et standardisée à la recherche d’emploi mais au contraire tienne compte des freins spécifiques à l’emploi provoqués par les violences conjugales.
Mais elles sont également pertinentes, d’autre part, pour soulager les associations spécialisées de ce volet « réinsertion professionnelle » et leur permettre de se concentrer sur les différents aspects de leur accompagnement psycho-social et juridique. Par exemple quand, comme à Berlin, « le suivi par la conseillère emploi est focalisé dans un premier temps sur l’aide à la recherche d’un logement, à la garde d’enfants, etc., l’accompagnement classique vers l’emploi ne s’appliquant que quand la stabilité est retrouvée ». Concrètement, la prise en charge spécifique dure donc le temps de l’hébergement en refuge des femmes concernées. Cet hébergement et l’accompagnement qu’il permet par une équipe spécialisée en violences conjugales sont complémentaires du travail proposé par les intervenant·es des organismes d’insertion durant cette même période.
Plus généralement, les pouvoirs publics devraient jouer un rôle de facilitateur d’une collaboration intersectorielle élargie (impliquant les associations liées à l’aide juridique ou spécialisées dans l’aide à la recherche, voire la création[24], de logements) en impulsant des « dynamiques territoriales permettant un échange d’information et une prise en charge globale des femmes victimes de violence reposant sur une culture commune entre les structures chargées de l’accompagnement social et celles chargées de l’accompagnement professionnel (intermédiaires du marché du travail, associations spécialisées, organismes de formation, etc.). »[25]
Enfin, les universitaires australien·nes insistent sur le fait que « les femmes ayant subi de la violence peuvent avoir des besoins spécifiques en termes de sécurité et de soutien susceptibles d’influer sur leur recherche mais aussi sur le type d’emplois appropriés » à leur histoire et à leur parcours singulier. Il ne s’agit donc pas de veiller à un accompagnement sensible et individualisé vers n’importe quel emploi : le contenu et le contexte de celui-ci doivent également être pris en compte.
c) Se maintenir dans l’emploi
En ce qui concerne le maintien dans l’emploi des femmes victimes de violences conjugales, des exemples de bonnes pratiques peuvent être trouvés du côté de la législation espagnole. Car elle invite à inclure la « violence domestique » dans les évaluations des risques sur le lieu de travail, mais aussi, à l’image du programme Milieux de travail alliés contre la violence conjugale au Canada[26], à établir des modalités de travail flexible pour celles qui en sont victimes, telles que :
-un droit à la réduction du temps de travail journalier (avec diminution proportionnelle du salaire) et/ou à une réorganisation du travail qui permette à la femme de se protéger et de bénéficier d’un accompagnement psychosocial et juridique nécessaire ;
-un droit à changer de lieu (adresse) de travail au sein de son entreprise, quand c’est possible, avec possibilité de récupérer son poste premier durant 6 mois ;
-un droit à demander la suspension temporaire de son emploi, celui-ci lui restant réservé et la période étant prise en considération du point de vue des cotisations sociales et donc de la pension ;
-les entreprises qui doivent créer des contrats temporaires pour remplacer les femmes victimes qui ont demandé à être provisoirement déplacées ou suspendues de leur emploi bénéficient d’une diminution de leurs cotisations sociales ;
-un droit aux retards ou à des absences causées par les conséquences physiques et psychologiques des violences ;
-l’impossibilité pour l’employeur de licencier une femme victime de violences conjugales pour des raisons liées à l’exercice par celle-ci des droits décrits ci-dessus[27].
-un droit à mettre un terme définitif à son emploi sans perte de droit aux revenus du chômage.
Enfin, la Centrale Générale des Travailleurs (CGT), syndicat français, apporte elle aussi sa contribution à la recherche de moyens de soutenir les victimes en défendant les deux dernières mesures précitées et en proposant que soient accordés 10 jours de congés payés pour les victimes de violences conjugales sur présentation d’une plainte ou main courante, d’un certificat médical ou d’un avis d’une assistante sociale ou d’une association spécialisée, utilisables de façon fractionnée pendant 6 mois[28].
Conclusion
En Belgique, même si le Plan droit des femmes de la Fédération Wallonie-Bruxelles mentionne cet enjeu[29] et que la ratification par la Belgique en juin 2023 de la Convention sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail de l’Organisation Internationale du Travail est un signal encourageant, les liens étroits entre violences conjugales et emploi restent globalement méconnus et par conséquent trop peu pris en compte par le monde politique comme par celui de l’entreprise. Par exemple, le SPF emploi met à disposition des managers, intervenantˑes en ressources humaines et autres membres des délégations syndicales différents outils de qualité qui doivent leur permettre d’aborder et de prévenir les risques psycho-sociaux sur le lieu de travail[30]. Mais aucune mention n’y est faite des conséquences sur le travail qu’ont les violences subies dans la vie privée.
Ainsi, lorsque ponctuellement des employeursˑeuses, gestionnaires des ressources humaines ou collègues préoccupéˑes contactent la ligne d’écoute « violences conjugales » ou mettent à disposition d’une victime un téléphone pour pouvoir appeler cette même ligne, c’est évidemment une bonne chose mais qui découle d’une initiative personnelle plutôt que d’une politique claire et proactive de soutien aux victimes sur leur lieu de travail.
Seule une réelle reconnaissance, dans les politiques publiques, de l’impact spécifique des violences faites aux femmes par leur (ex-)partenaire sur leur accès à l’emploi et leur aptitude au travail permettrait que ces femmes soient plus souvent identifiées et deviennent prioritaires dans l’accompagnement vers ou dans l’emploi. Autrement dit, seuls une prise de conscience collective et le déblocage de moyens publics permettront l’application à court terme des recommandations partagées dans cette analyse et que le Haut Conseil français à l’Egalité entre les femmes et les hommes formule ainsi :
RECOMMANDATION n° 23 : Garantir l’existence et le bon fonctionnement de dispositifs spécifiques d’écoute, d’accueil et de protection dans les lieux de travail et d’études, comme les entreprises, les administrations et les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, pour les victimes de violences conjugales[31]
RECOMMANDATION n° A7 : Former les acteurs et actrices de l’insertion professionnelle (…) sur les violences conjugales et leur impact sur la recherche d’emploi et le maintien dans l’emploi[32]
Dans un contexte où de tels progrès seront en marche, l’impulsion de nouvelles actions et de nouveaux droits, parmi ceux qui ont été suggérées ci-dessus, serait alors grandement facilitée également.
Pour citer cette analyse :
Roger Herla, Comment protéger l'emploi et l'autonomie financière des femmes victimes de violences conjugales ?, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), juillet 2023. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/468-comment-proteger-l-emploi-et-l-autonomie-financiere-des-femmes-victimes-de-violences-conjugales
Contact CVFE :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes
[1] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1359178916300891, traduction par l’auteur.
[2] Barb Macquarrie, L’impact de la violence entre partenaires sur le travail, les collègues et les lieux de travail : principaux résultats de l’enquête belge, in Le Genre au travail, sous la dir. de Nathalie Lapeyre and co., Syllepse, 2021, pp.306-307.
[3] C.N. WATHEN, J. C. D. MACGREGOR, B. J. MACQUARRIE, avec le CANADIAN LABOUR CONGRESS. Peut-on être en sécurité au travail quand on ne l’est pas à la maison? Premières conclusions d’une enquête pancanadienne sur la violence conjugale et le milieu de travail. Centre for Research & Education on Violence Against Women and Children. Ontario, 2014, p.6. https://congresdutravail.ca/wp-content/uploads/2019/11/Survey-Report-2014-FR.pdf
[4] Idem, p.7.
[5] Violences conjugales. Garantir la protection des femmes victimes de violences et de leurs enfants tout au long de leur parcours, Rapport 2020 du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, France, p.96 : file:///C:/Users/Admin/Downloads/hce_-_rapport_violences_conjugales_2020_-_vpubliee-3.pdf
[6] Pauline Delage, Le Genre au Travail, p.297
[7] Kathryn Showalter and co., Employment trajectories of survivors of intimate partner violence -abstract https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/09500170211035289
[8] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1359178916300891 , op.cit.
[9] « Seule agence 'tripartite' de l'ONU, l'OIT réunit des représentants des gouvernements, employeurs et travailleurs de 187 états-membres pour établir des normes internationales, élaborer des politiques et concevoir des programmes visant à promouvoir le travail décent pour tous les hommes et femmes dans le monde » : https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/lang--fr/index.htm
[10] https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C190
[11] Lire à ce sujet : https://www.ilo.org/global/standards/WCMS_885491/lang--fr/index.htm
[12] Comme le précise un article du Guide Social consacré au rôle des assistantes sociales en entreprise : « Des Centres de Services Interentreprises qui se chargent de fournir des services de prévention et de médecine du travail auprès des entreprises. Ces services externes de prévention et de protection servent de médiateur entre les entreprises et les différents professionnels des secteurs médical et paramédical qui souhaitent exercer auprès des entreprises.». https://pro.guidesocial.be/articles/actualites/article/assistant-social-en-entreprise-meilleur-soutien-contre-le-burn-out
[13] Centre d’Action Interculturelle de la Province de Namur, Diversité ethnoculturelle et emploi, 2019, p.33. http://www.diversitewallonie.be/wp-content/uploads/2019/02/coaxions-diversite%CC%81_V3.pdf
[14] Comme l’écrit par exemple Stéphanie Pache à la suite de la psychologue féministe Phyllis Chesler : les « problèmes et souffrances [des femmes] sont rapidement classés comme des pathologies psychiatriques et un comportement non conforme aux normes de genre apparaît comme un symptôme de trouble mental ». Extrait de Revendications féministes en santé mentale : histoire et impact, Rhizome, vol. 85, no. 2, 2023, pp. 3-4.
[15] https://www.sciencesdelafamille.be/projet-pair-aidance-sant%C3%A9-mentale-et-pr%C3%A9carit%C3%A9s-2019/
[16] https://www.duoforajob.fr/fr/accueil/
[17] Les personnes qui tombent sous le statut de cohabitant·e perdent une partie de leurs revenus (allocations sociales, allocations de remplacement, etc.) au contraire des personnes isolées ou des chef·fe·s de ménage qui toucheront ces revenus à taux complet. Parmi les personnes qui tombent sous le statut de cohabitant·e : une majorité de femmes.
[18] Pauline Delage, Le retour à l’emploi des femmes victimes de violences : un objectif commun en France et aux Etats-Unis ?, in Le genre au travail, op.cit., p.301
[19] Arnaud Lismond-Mertes et Thierry Martens, Une réforme néfaste pour les chômeurs wallons, Ensemble !, Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (CSCE), n°104 déc. 2020-mars 2021, p.68. Les auteurs développent également, dans les pages qui suivent, leur analyse des éléments qui selon eux, dans cette réforme, renforcent les liens entre Forem et contrôle des travailleuses·eurs sans emploi.
[20] Dans le même ordre d’idée, une collaboration entre les associations de soutien aux victimes de violences conjugales et la Commission pour l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels SPF Justice pourrait déboucher sur des soutiens financiers aux victimes dans les cas perte de revenu résultant de l’incapacité temporaire de travail. Sur un mode proche de l’accord conclu récemment en France entre Le Fonds de garantie des victimes et la Fédération Nationale Solidarité Femmes (https://www.fondsdegarantie.fr/wp-content/uploads/2021/06/CP_partenariat_FGV_FNSF_LTDF.pdf)
[21] Iman Karzabi et Séverine Lemière, Améliorer l’accès à l’emploi des femmes victimes de violences, Centre Hubertine Auclert, 2016. https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/medias/egalitheque/documents/guide-orvf-femmesemploi-web.pdf
https://milieuxdetravailallies.com/a-propos/
[22] https://www.unsw.edu.au/content/dam/pdfs/unsw-adobe-websites/arts-design-architecture/ada-faculty/sprc/2021-06 Issues_paper_1__Supporting_women_to_find_and_keep_jobs_following_domestic_violence.pdf
[23] En tenant compte du fait que les associations de ce type sont rares, Sofft, en tant que département du Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE), faisant office d’exception dans le paysage de l’insertion socio-professionnelle en Wallonie.
[24] On pense ici par exemple au travail précurseur de l’asbl Angela D. à Bruxelles.
[25] Iman Karzabi et Séverine Lemière, Améliorer l’accès à l’emploi des femmes victimes de violences, op.cit., p.51.
[26] https://milieuxdetravailallies.com/a-propos/
[27] Guia de derechos de la mujeres victimas de violencia de genero, pp.12 et sv, https://documentacion.eu/guias/guia-derechos-mujeres-victimas-violencia-de-genero.pdf
[28] Violences Conjugales… , rapport 2020 du HCE, op.cit., 101.
[29] Précisément, dans son point 1.5.1, le Plan Droit des Femmes 2020-2024 prévoit de renforcer la formation des personnes de confiance en y intégrant un volet ‘violences sexistes et sexuelles’ : Plan_Droits_des_Femmes_2020-2024_FWB.pdf
[30] Voir par exemple le site https://sesentirbienautravail.be/
[31] Violences Conjugales… , rapport 2020 du HCE, op.cit., 101.
[32] Idem, p.97.