Traitement médiatique des violences : les victimes de la traite ne sont-elles pas des femmes ?
Vous l’avez peut-être entendu, un réseau de prostitution de mineures a récemment été démantelé à Bruxelles. Tandis que le Conseil de déontologie journalistique adoptait en juin une recommandation sur le traitement des violences de genre, on aurait pu s’attendre à ce que la couverture médiatique de l’événement se fasse sans heurts… Retour sur une énième déception.
Introduction
En juin 2021, le Conseil de déontologie journalistique (le CDJ, soit l’organe de régulation des médias en Belgique francophone et germanophone) adopte la Recommandation « violences de genre » ; cet outil de référence destiné aux journalistes, aux rédactions et aux médias rassemble ainsi les règles déontologiques en la matière. Que de chemin parcouru depuis 2017, où l’assemblée Alter Égales, qui jette des ponts entre les associations féministes et le monde politique, créait la sous-commission « Traitement médiatique de la violence faite aux femmes » !
Malgré ces avancées notoires, certains articles de presse nous rappellent fréquemment que tout n’est pas encore gagné. Et quand ces articles de presse s’attaquent à des violences aussi révoltantes que l’exploitation sexuelle d’adolescentes, les maladresses (?) passent d’autant plus mal. C’est ce que tente d’expliquer cette analyse. Avec, à la clé, une piste d’action concrète : introduire une plainte au CDJ pour dénoncer certaines de ces pratiques journalistiques, contraires aux règles déontologiques. Car pour pousser les médias à s’auto-réguler, signaler leurs faux pas est une étape incontournable.
Veiller au choix des mots et des images
Le CDJ, tout comme l’Association des journalistes professionnel·les (AJP), recommande d’utiliser les termes adéquats et de choisir les illustrations avec soin. Qu’il s’agisse de la dépêche Belga relayée notamment sur la RTBF, L’avenir ou RTL, ou d’un autre article de RTL (région de Bruxelles) consacré à la question, un constat s’impose : on est encore loin du compte.
D’abord parce que parler de « prostitution de mineures », c’est euphémiser ce qui est en réalité de la traite d’êtres humains. Car comme le rappelait récemment Sandrine Cnapelinckx, directrice de l’ONG Samilia (qui lutte contre la traite des êtres humains), dans un article d’axelle magazine, « Il est reconnu dans les conventions internationales qu’un mineur de moins de 18 ans ne peut pas consentir à la prostitution : il s’agit d’office de traite des êtres humains. ». On martèle : un·e enfant (soit, selon la Convention internationale des droits de l’enfant, toute personne de moins de 18 ans) ne consent jamais à la prostitution.
On ne peut pas dire que la photo choisie par le journal L’avenir (voir ci-dessus) pour illustrer le propos décrive au mieux ces violences sexuelles vis-à-vis d’adolescentes. Au contraire : le journal estime opportun d’afficher en grand format une image qui glamourise la traite des êtres humains à coups de jarretelles et lingerie fine. Pourquoi se priver d’hypersexualiser ces adolescentes, puisqu’elles ont « choisi » d’en faire leur métier (et après tout, elles sont payées pour ça, en atteste le gros plan sur les billets délicatement glissés sous les bas) ?
Éviter la victimisation secondaire
L’Association des journalistes professionnel·les recommande également d’éviter la victimisation secondaire et donc de « Veiller à ne pas rendre les survivantes (ou les mortes) doublement victimes : une première fois à cause des violences subies et une seconde, en raison d’un traitement journalistique offensant ou discriminatoire, complaisant pour l’agresseur, mais culpabilisant ou porteur d’un jugement pour la victime (voir choix des mots et des images). Les femmes ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent ». La dépêche Belga, relayée sur de nombreux sites, opère un choix lexical à cet égard hautement contestable. Ainsi, une jeune fille « reconnaît s'être livrée à des actes de prostitution mineure » ; une jeune Française de seize ans a quant à elle « avoué à ses parents avoir été forcée à se prostituer » (c’est nous qui soulignons). Examinons les définitions de ces termes. « Reconnaitre » : avouer un acte critiquable ou répréhensible (Le Larousse) ; « Avouer » : reconnaitre qu’on a fait, pensé quelque chose de mal, de fâcheux, de regrettable (Le Larousse toujours). On est d’accord sur le fait que l’exploitation sexuelle de jeunes filles est un acte répréhensible et regrettable. Mais attribuer cet aveu aux victimes, c’est les rendre responsables, voire coupables de la situation. Comme si elles avaient quelque chose à se reprocher. Alors on répète : les femmes ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent. On notera, avec une pointe d’ironie, qu’un article rédigé pour la RTBF (les Grenades) par la journaliste Anne-Marie Impe, très impliquée dans l’élaboration desdites recommandations, insistait sur la nécessité de « soigneusement choisir ses mots et éviter, par exemple, une phrase comme "elle avoue avoir été violée", qui induit l’idée que la survivante aurait une responsabilité dans son agression ». On ne peut que regretter que ces précieux conseils soient tombés dans l’oreille de sourds au sein de la rédaction…
Outre ce champ lexical de la culpabilité, la presse (ici l’article de RTL) mobilise une grille de lecture libérale (comprenez : « c’est leur choix ») et classiste de la prostitution de mineures. Les propos relayés sont ceux d’une avocate pénaliste, selon laquelle « On se rend compte effectivement qu'il s'agit de jeunes filles qui sont la plupart du temps dans des milieux précarisés, où le sexe est totalement banalisé et le corps totalement libéré, et d'autre part une société de consommation où les jeunes veulent tout tout de suite et facilement. On se rend donc compte que certaines jeunes filles souhaitent de leur propre volonté se prostituer ». La prostitution est donc dépeinte comme un choix professionnel tout indiqué et logique de la part de ces jeunes filles issues des milieux populaires, et donc, par définition, débauchées et immorales (et que dire de ce « facilement » ?). On en parle, de la différence entre rapports sexuels consentis et rapports subis en raison d’une position dans les rapports sociaux (au moins) triplement discriminante (genre + classe + âge + …) ? Les deux journalistes auraient pu nuancer, rectifier le tir. Au lieu de quoi ils concluent « Et l’engrenage est alors lancé ». Ce fameux engrenage des jeunes filles pauvres qui choisissent de se prostituer parce que c’est dans leur nature/culture et que c’est de l’argent « facile » …
Une autre recommandation de l’AJP consiste à « donner la parole à des expert·es ». Pour la prochaine fois, on recommanderait plutôt d’interroger un·e expert·e des violences faites aux femmes et/ou des droits de l’enfant…
Du positif ?
Soyons justes : tout n’est pas à jeter dans l’article de RTL. Ici, la jeune Française de 16 ans qui « avouait » dans les autres articles devient celle grâce à qui le réseau sera à terme démantelé : « l’enquête a pu démarrer grâce à la dénonciation d’une jeune Française ». L’article suit ainsi la recommandation « Présenter les victimes comme des personnes résilientes » ; il montre exactement, comme préconisé par l’AJP, comment, « par leur témoignage courageux, elles sont devenues ensuite des agentes de changement ». Par ailleurs, ici, cette jeune femme n’ « avoue » pas, mais « explique » avoir été contrainte de se prostituer.
Ensuite, l’article, même s’il ne fait que les mentionner, sort de l’ombre les clients (20 à 30 par jour…), totalement invisibilisés dans les autres journaux. De même, tandis que les suspects supposés être à l’origine du réseau sont évoqués dans les autres articles, cet article ne se limite pas à les nommer, il décrit leurs méfaits. Cet article est, en effet, le seul parmi ceux épluchés à décrire les violences perpétrées par ces suspects, soupçonnés « d’avoir forcé les filles mineures à se prostituer en mettant en place un climat de terreur et de violence ». La voix active (« les suspects ont forcé les filles mineures »), contrairement à la voix passive privilégiée ailleurs (« reconnait s’être livrée à»), est plus propice à visibiliser les auteurs des violences.
Conclusion
En 2020, Child Focus a constaté « une augmentation explosive des cas d'exploitation sexuelle suite à la crise du Covid-19 », qui s’est traduite par une augmentation de 47 % du nombre de nouveaux dossiers d’exploitation sexuelle par rapport à 2019. Ces dossiers portent sur différentes formes de violences (images d’abus sexuels sur enfants, extorsion sexuelle en ligne, ou encore grooming – c’est-à-dire la stratégie de sollicitation d’un·e mineur·e par un adulte à des fins sexuelles). Concernant plus spécifiquement l’exploitation sexuelle des mineur·es dans la prostitution, Child Focus parle d’une « augmentation frappante » : 66 nouveaux dossiers concernent la prostitution d’adolescentes (mais il s’agit vraisemblablement de la partie émergée de l’iceberg), contre 51 l’année d’avant. La police a d’ailleurs arrêté plusieurs membres de réseaux de proxénètes d’adolescentes cette année-là, selon Le Soir.
Euphémiser la traite des êtres humains, rendre les victimes (a fortiori celles issues des milieux populaires) responsables de cette exploitation, ou encore glamouriser ces violences sexuelles sont des pratiques journalistiques d’autant plus inacceptables dans ce contexte. Alors, si vous souhaitez signaler le problème au Conseil de déontologie journalistique, c’est par ici…
[Actualisation au 11 octobre 2022 : après la parution de cette analyse, l’autrice a introduit une plainte au Conseil de déontologie journalistique, visant les différents médias évoqués ci-dessus. À noter que le choix des termes de « prostitution de mineurs » correspond à une qualification juridique prévue par le Code pénal (art. 379 et suivants), et le recours à ces termes n’est donc pas considéré par le CDJ comme contraire à la déontologie journalistique. Il en va de même du recours aux termes « avouer » et « reconnaitre », trop polysémiques pour qu’ils justifient aux yeux du CDJ d’ouvrir un dossier. Concernant la phrase « Et l’engrenage est alors lancé », qui semblait confirmer la citation problématique qui la précédait, nous avons opté pour un accord à l’amiable et le média a supprimé cette phrase de son article. Enfin, concernant le choix d’illustration, le plus problématique et le plus visible des écueils soulevés ici, le CDJ a estimé dans son avis rendu le 21 septembre 2022 qu’il était inapproprié : "le CDJ est d’avis qu’en l’espèce, la photo prétexte, sans tromper le public sur le sens de l’information principale qui lui est associée, est connotée de telle sorte qu’elle minimise, banalise et relativise les faits évoqués - la prostitution de mineures - ainsi que la souffrance des jeunes filles qui en sont victimes. Il note ainsi que la photographie joue particulièrement sur les registres - stéréotypés - de la sensualité, de la séduction et de l’argent facile qui confèrent à l’information un caractère léger qu’elle n’a pourtant pas. En conséquence, le Conseil estime que le préambule (responsabilité sociale) et les points 4.2 et 4.3 de la Recommandation sur le traitement médiatique des violences de genre n’ont pas été respectés." Cet avis peut être consulté ici : https://www.lecdj.be/wp-content/uploads/CDJ-21-43-A-S-Tirmarche-c-LAvenir-avis-21septembre2022.pdf]
Pour citer cette analyse :
Anne-Sophie Tirmarche, "Traitement médiatique des violences : les victimes de la traite ne sont-elles pas des femmes ?" Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre 2021. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/395-traitement-mediatique-des-violences-les-victimes-de-la-traite-ne-sont-elles-pas-des-femmes
Contact :
Auteure :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
médias, prostitution, violences sexuelles, mineures, exploitation, CDJ, traitement médiatique, traite des êtres humains, déontologie, journalisme