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"Le Jeu de la Dame" : Témoignage et analyse d'une joueuse d'échecs

Comme vous j’ai regardé la série Netflix "Le Jeu de la Dame". Je vous propose de la visionner à nouveau à travers ces lignes, en ajustant cette fois nos lunettes de genre, et en la confrontant à mon expérience : celle de joueuse de club.

jeu de la dame

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Ouverture

J’ai un utérus. Je suis socialement considéré·e et traité·e comme une femme. J’ai un physique qui m’a été rapporté comme agréable à appréhender. J’aime la complexité du monde, tenter de connecter ensemble ses facettes infinies. J’aime jouer, et m’amuser de l’absurdité de la vie.

J’ai rejoint le Cercle Royal d’Échecs de Liège lorsque j’avais 25 ans.

J’étais à vrai dire ce soir-là en quête du club de Kung Fu de mon quartier (que je n’ai jamais trouvé). A sa place, je suis tombé·e sur une personne qui m’a introduit·e au lieu dédié au jeu d’échecs dans la cité de Liège. Je me suis aventuré·e dans la cour d’une école et ensuite dans les deux salles qui étaient toutes deux dévouées au jeu. Une salle où le silence et la sueur régnaient, malgré l’apparence de corps relâchés et pourtant tendus, tout absorbés par les 64 cases de l’échiquier qui s’imposait devant eux. Et une salle étendue, où siégeaient le bar ainsi qu’un fourmillement de tables et de chaises, réservées à l’analyse des parties du tournoi en cours, à la flopée de parties rapides naissant le soir-même dans des élans d’enthousiasme et de camaraderie, et aux éclaboussures de bière qui parfumaient l’ensemble.

Extrêmement timide à l’époque, j’ai été happé·e par le président du club qui a cherché à m’y intégrer. Ce qui m’a davantage saisi·e, ce sont toutes les pièces, combinaisons, histoires possibles, de ce jeu en noir et blanc. Sa complexité et la beauté de ses manœuvres. Ainsi que l’excitation étrangement incroyable pouvant émaner de ces simples bouts de plastique en mouvement. Je lui ai dévoué des milliers d’heures : de parties de tournois, de jeu en ligne, d’exercices tactiques, d’étude d’ouvertures, de finales et de stratégie…

Peu après mon entrée dans cet univers de jeux, ce sont surtout les tournois amicaux de parties rapides d’un soir dont j’ai commencé à raffoler (ceux où chaque joueur·euse ne dispose que de 5 minutes par partie !), particulièrement les plus informels, dont ceux se déroulant dans les cafés, où tout semble permis, où tous les codes liés aux tournois officiels semblent s’envoler d’un seul souffle. Je les sublimais pour le caractère excitant du challenge : mettre échec et mat son adversaire en moins de 10 minutes de jeu. Pour la nécessité d’aller puiser dans ses plus profondes ressources d’imagination et de créativité. Pour se laisser entrainer par la succession de coups rapides alors que le drapeau de la pendule menace à chaque instant de tomber. Pour les éclats de voix. Pour les éclats de rire. Pour les propos taquins qui fusent à chaque coup qui se croit décisif. Pour le débordement d’émotions et de laisser-aller qu’on s’autorise enfin à afficher.

La passion du jeu ne m’a jamais quitté·e. J’ai par contre déserté cette aire de jeu qui n’a pas semblé m’accepter tel·le que je désirais être. C’est-à-dire un·e joueur·euse d’échecs comme les autres.

« Le Jeu de la Dame » : un succès planétaire

A la vue de l’annonce du Jeu de la Dame le 23 octobre sur Netflix, il était clair que j’allais m’abreuver de cette histoire en sept épisodes et me replonger dans ce monde qui m’avait tant stimulé·e. Avec un pincement au cœur toutefois. Le 24, j’entrais à nouveau dans cet univers fait de passion et d’intensité, mais aussi de tourment et de souffrance.

Comme des millions d’autres spectateur·ices, j’ai ainsi suivi Beth Harmon, une enfant de 9 ans placée dans un orphelinat suite au décès de sa mère, qui va développer une grande passion pour le jeu d’échecs, grâce à l’élan initiateur de monsieur Shaibel, gardien de l’institut, qui l’accompagnera dans ses premiers émois liés au jeu. Déterminée à enchainer les victoires et à échapper à sa condition précaire[1], elle va graduellement s’imposer dans ce monde très particulier, au départ de son état, le Kentucky, jusqu’au tournoi renommé de Moscou, en U.R.S.S.

Cette série basée sur ce jeu atypique a étrangement eu un succès retentissant : série la plus regardée de l’histoire de Netflix[2], elle est également dans le top 5 des meilleures séries d’AlloCiné[3] !

L’engouement pour le show a dépassé le petit écran. La fiction a enchanté la réalité. Elle a entrainé une augmentation prodigieuse des inscriptions sur les sites de jeu d’échecs en ligne[4] ; elle a participé à l’explosion des ventes d’échiquiers dans les magasins ; elle a conduit à une forte hausse des inscriptions à des leçons virtuelles, et en grande partie, de la part de femmes ![5]

Cette série correspond donc à un tremplin potentiel pour les femmes qui se découvriraient un intérêt pour le jeu à travers celle-ci et aimeraient franchir les portes de cet univers. Quel monde les attend cependant ? Le même que celui qu’on nous dépeint dans Le Jeu de la Dame ?

Milieu de jeu : le sexisme dans le monde des échecs

Les réalisateurs de la série ont semblé chercher à rapporter de manière suffisamment fidèle le contexte échiquéen des années 50-60. Avec une touche de glamour en bonus, ils ont mis en images un monde des échecs effectivement très masculin. A l’époque, et aujourd’hui toujours, il n’est pas donné de croiser une femme lors d’un tournoi, puisqu’à l’heure actuelle, elles ne constituent que 5 à 15% des joueureu·ses.[6]

Attention que cette relative absence des femmes dans la sphère du jeu ne relève pas, comme la croyance populaire le voudrait, d’un malheureux hasard, d’un simple inintérêt pour la pratique ou d’une incompétence « féminine biologique » pour le faufilage entre cases noires et blanches. Elle est le fruit d’une histoire et d’un système patriarcal qui les rejette. D’une socialisation sexuée et sexiste, qui leur apprend que ce monde, – intellectuel, stratège, passionné, compétitif, éprouvant, – n’est pas le leur.

Dans la série, on ne peut que constater pourtant la très douce présence du sexisme dans les interactions que vit l’héroïne, qui ne montre d’ailleurs en rien en être un tant soit peu affectée. En ne niant pas cet effet incroyablement feel good de la voir enchaîner les victoires contre ces hommes en perdition grâce à sa confiance inébranlable, on ne peut considérer cela comme réaliste. Les entre-soi masculins sont souvent très sexistes et constituent de véritables freins à la pratique « féminine ».

Les joueuses d’échecs, et peut-être davantage les joueuses de haut niveau qui menacent particulièrement la suprématie masculine dans le jeu, en bavent clairement. Susan Polgar, une des meilleures joueuses mondiales, nous dit combien le sexisme que Beth subit est un pique-nique par rapport à ce qu’elle a pu endurer dans sa vie : quand elle était adolescente, le sextuple champion des États-Unis, après qu’il perdit, ne s’inclina pas devant elle ni ne lui baisa la main mais lui balança les pièces de l’échiquier à la figure. Sa vie abondait d’intimidations physiques, de violences psychologiques et émotionnelles, et, alors qu’elle grandissait, de harcèlement sexuel… Aujourd’hui, après une carrière de plus de 40 ans, elle continue de subir de l’hostilité en tant que coach.

« [D]ans la série on voit Beth être très bien traitée et respectée, mais dans la réalité c'est différent. Il faut très vite apprendre à endurer les critiques, on reçoit beaucoup de remarques insidieuses et beaucoup de filles arrêtent les échecs à cause du harcèlement. »[7], Andreea Navrotescu, Maître International Féminin.

Susan Polgar fut en outre celle qui se battit contre sa fédération hongroise et la Fédération Internationale Des Échecs (FIDE), qui lui refusaient l’accès au Championnat du Monde (dit alors ‘masculin’) parce qu’elle était une femme, et peut-être aussi parce qu’elle était juive. C’est grâce à elle, qu’en 1986, les femmes purent désormais participer au championnat ultime.[8]

Dans ce que j’ai personnellement pu voir, les joueuses étaient considérées comme des êtres à part, des curiosités.

En ce qui me concerne, j’avoue avoir au départ apprécié ce statut privilégié. J’avais l’impression d’avoir une importance singulière par rapport aux autres individus, qui m’attribuaient une valeur spéciale. « Seule femme parmi les hommes. » Mais plus tard, comme j’évoluais en parallèle dans mon cheminement politique et féministe, j’ai de plus en plus considéré ces gestes et ces paroles distinctes comme des attentions qui me distanciaient du groupe des joueurs. Je ne me suis dès lors plus senti·e leur égal·e.

Je ressentais ce statut à part de manière désormais désagréable. En y regardant de près, je comprenais que sous ses allures quelques fois neutres ou mêmes positives, il m’éclipsait à vrai dire de l’aire du jeu.

A un tournoi, on imaginait régulièrement que je n’étais que spectateur·ice. J’ai subi le très original « tu vas perdre contre une fille ! » adressé à mon adversaire. J’étais parfois ramené·e à la classe entière des femmes, dont apparemment je ne me distinguais pas d’une manière spécifique. « Elles sont féroces hein ! » (j’étais la seule « femme » présente). Souvent traité·e de manière niaise par nombre d’entre eux : « Sois galant contre sandra » ; « Voici le soleil qui vient nous illuminer ! » ; « Voilà notre pompom girl ! », alors que je rejoignais mon équipe d’interclubs… On ricanait parfois devant mes réactions à des blagues sexistes dégueulasses : « Qu’est-ce qu’on dit à une femme qui a deux yeux au beurre noir ? Rien, car on lui a déjà expliqué deux fois. »

« Mademoiselle, vous vous êtes trompée de table, normalement vous êtes au dernier échiquier »[9][10] (rapporté par Andreea Navrotescu)

J’étais en outre souvent ramené·e à mon corps et sexualisé·e : alors que je discutais avec un homme, on a interrompu notre conversation afin de suggérer à mon interlocuteur d’arrêter de me draguer… On me donnait des conseils déplacés : « Soulève ton tee-shirt, ça va troubler ton adversaire », … Tout ceci sous couvert d’humour qui a décidément bon dos.

Plus tard, ça s’est corsé. On a discuté de ma supposée sexualité dans mon dos. On m’a apostrophé·e d’un ‘salope’ à plusieurs occasions. J’étais l’emmerdeuse-féministe. J’étais au centre de tensions sexuelles, érigé·e en tentatrice.

L’environnement ne m’était pas fortement hostile, ni ne l’était en permanence, mais ma grande sensibilité au sexisme a fait que je ne m’y suis plus senti·e bien. Surtout après les derniers évènements particulièrement teintés de slut-shaming[11].

Dans les termes de l’analyse féministe, je subissais de l’objectification (« Soulève ton tee-shirt, ça va troubler ton adversaire »), du slut-shaming (‘salope’), des stéréotypes sexistes (« tu vas perdre contre une fille », sous-entendant que j’étais faible), du sexisme bienveillant (« sois galant envers sandra », comme si j’étais un pauvre être fragile à protéger), ainsi que du sexisme hostile (blague sexiste sur les violences conjugales : « Qu’est-ce qu’on dit à une femme qui a deux yeux aux beurres noirs ? […] », qui vise à se moquer de, et mépriser ces femmes qui « se font » dominer et frapper).

Le stéréotype de la ‘femme faible aux échecs’ et l’objectification des femmes sont particulièrement prégnant·es au niveau institutionnel. Les propos essentialistes arguant d’une différence genrée entre les cerveaux ou d’une infériorité naturelle des femmes aux échecs sont monnaie courante dans les discours de la FIDE, chez les meilleurs joueurs mondiaux, dans la presse échiquéenne, dans des papiers scientifiques[12] ou même auprès des joueuses d’échecs lambda.[13]

Dans les années 60, contrairement à ce qu’on en perçoit dans la série, l’ambiance n’était pas à faire l’éloge des joueuses. Les joueurs exprimaient plutôt tranquillement leur misogynie. Bobby Fischer, un des meilleurs joueurs mondiaux, disait à l’époque : « Les femmes sont de très mauvaises joueuses d’échecs. Je ne sais pas pourquoi, j’imagine qu’elles ne sont juste pas assez intelligentes [rires]. »[14] Dans cette société sexiste des années 1960, on expliquait l’absence des femmes dans la compétition par un « manque d’intelligence » et de « sens stratégique ». Ce qui contribuait grandement à diminuer l’estime de soi des femmes et à insuffler le doute quant à leurs compétences aux échecs.[15]


Ce genre d’arguments fait écho au sexisme scientifique[16] qui se développa au XIXe siècle et qui alimenta les discours sexistes relatifs à « la » femme. C’est à cette époque qu’on chercha à prouver scientifiquement l’infériorité des femmes. « Le Docteur Edward Clark, de l’université d’Harvard, « démontrait » fin XVIIIe que le développement intellectuel des femmes se faisait au détriment de leurs organes reproducteurs. D’autres affirmaient que la pression mentale due au raisonnement abstrait pouvait affecter la frêle constitution des femmes. »[17]


Aujourd’hui, et particulièrement dans la sphère relative aux échecs, on explique la « faiblesse » des femmes en avançant qu’elles n’auraient pas le même cerveau que les hommes, qu’elles seraient moins douées en visualisation spatiale, qu’elles seraient naturellement inférieures… Tout ceci fait référence à un essentialisme biologique et nie complètement le principe de plasticité de notre cerveau[18], qui évolue en fonction de nos pratiques et de nos expériences, et donc notamment de nos entrainements aux échecs !

Pour preuve réfutant ce sexisme scientifique, le cas vivant de Judit Polgar, meilleure joueuse de l’histoire des échecs, qui côtoya les plus grands du top 10 mondial dans les années 2000.[19] Ceci prouve que le cerveau de tou·tes semble ainsi adapté à la pratique du jeu d’échecs, nous voilà rassuré·es !

L’objectification des femmes est également fortement institutionnalisée. Dans la presse échiquéenne par exemple, où le corps des femmes est régulièrement érotisé, ou dans les règles de la Europe Chess Union, où le code vestimentaire régulait en 2012 le nombre de boutons des chemisiers que les joueur·euses étaient en droit d’ouvrir, et ceci par décence, afin de ne pas troubler l’adversaire…[20] À la Fédération Internationale Des Échecs également, qui interdit certains vêtements pour les femmes jugés inappropriés, tels les tenues moulantes, petits hauts, débardeurs et les habits transparents. Cette objectification des femmes nie leur intégrité en tant que joueuse… S’axer sur leur physique participe de plus à miner leur confiance en elles et affecte leurs compétences sur le plateau.[21]

Pourquoi et comment encourager les femmes à s’investir dans le monde des échecs ?

Au vu de ce climat a priori hostile, pourquoi devrions-nous nous évertuer à encourager les femmes à jouer aux échecs ? En quoi la pratique du jeu pourrait-elle être émancipatrice pour elles ?

Accentuer la démocratisation[22] du jeu en favorisant l’inclusion de tous les types de public, principalement les plus opprimé·es, serait avant tout comme faire un pied de nez à la symbolique dominante du jeu qui semble destiné aux plus privilégié·es, c’est-à-dire les plus « érudit·es », scolarisé·es, bourgeois·es, blanc·hes !

Le film « A critical thinking »[23] transpose en images la potentialité d’un tel réel en suivant un groupe de jeunes issus de milieux défavorisés s’imposer dans les compétitions échiquéennes régionale puis fédérale de leur pays. Et ça fait du bien !

En tant qu’association féministe, si nous aspirons à voir s’ouvrir le monde des échecs aux femmes, ou à toute autre catégorie opprimée, ce n’est pas pour leur permettre d’accéder aux privilèges masculins qui sont associés au jeu (intellect, compétitivité, etc.) et qui sont clairement à questionner. C’est avant tout pour leur permettre de s’amuser dans un nouveau domaine et de s’éclater sur l’échiquier, le jeu d’échecs étant avant tout un jeu, comme les autres, censé susciter du plaisir chez celleux qui s’y adonnent ! C’est ensuite pour leur offrir simplement de nouvelles opportunités et de nouvelles sources d’émancipation possibles.

Ces sources se déclineront différemment selon les individus. A moi, le jeu a apporté surtout de la joie et beaucoup d’excitation. Il m’a aussi apporté de la confiance en moi, tout en me poussant en même temps à continuellement me remettre en question. Il m’a enseigné une nouvelle manière de communiquer, et d’exprimer autrement les différentes facettes de ce que je suis.

A Beth, il a apporté de la beauté.[24] Il lui a surtout procuré un espace sécurisant, qui lui permet d’échapper à son environnement difficile. Dans ce sens, le jeu peut particulièrement plaire aux personnes autistes (Beth l’étant potentiellement). Il pourrait notamment les aider à chercher le contact avec les autres joueur·euses à leur propre rythme, les tournois d’échecs ne requérant pas à la base beaucoup d’interactions entre les individus.[25]

Le comment accroitre l’accessibilité du jeu aux femmes est particulièrement ardu… L’enjeu principal réside évidemment dans le détricotage du sexisme dans la sphère du jeu, à tous les niveaux (interindividuel, institutionnel, etc.).

Les moyens octroyés au jeu constituent un élément important. Non seulement les tournois réservés aux femmes bénéficient de très peu de moyens, notamment de la part des sponsors, mais de manière générale, le jeu est très peu subsidié par l’état. Ou pas. En Belgique, il ne reçoit aucun subside de la part de la Fédération Wallonie Bruxelles, car, contrairement aux autres sports ou activités culturelles, elle ne lui reconnait officiellement aucune de ces deux étiquettes. Le monde des échecs vit donc du travail gratuit de bénévoles, le plus souvent salarié·es par ailleurs, qui essaient tant bien que mal de s’investir dans le développement des échecs à leur échelle, avec le peu de temps disponible qu’il leur reste.

Si l’on se focalise à présent sur l’aspect genré de la pratique, viser à une démocratisation du jeu pour les femmes et à ses moyens possibles d’émancipation passe par une importante mobilisation et sensibilisation collective : contre le sexisme, et les rôles de genre de manière générale, qui enferment encore les femmes dans les tâches liées à la maternité et au soin, et les éloignent toujours davantage de la sphère des sports et des loisirs. Contre la socialisation sexuée ensuite, qui continue à scinder les genres et à les diriger vers des hobbies stéréotypés, comme celui du jeu d’échecs considéré comme « masculin » parce que relevant de la stratégie, de l’intellect, de la guerre, de la compétition, … A noter que, avant leurs 12 ans, les filles sont nettement plus présentes devant l’échiquier que par la suite. C’est à partir de leur adolescence qu’elles commencent à disparaitre, jusqu’à presque s’effacer totalement[26].

« Je connais beaucoup de jeunes joueuses, qui étaient dans la même catégorie d’âge que moi quand on était petites et qui ont fini par arrêter les échecs, parce qu’elles ne se sentaient pas vraiment en sécurité dans le milieu. », Andreea Navrotescu[27]

La réflexion doit également porter sur les espaces non mixtes du jeu[28] : à la fois les tournois féminins et les jours possiblement réservés aux femmes[29] les sécurisent dans leur pratique, contre le sexisme et les agressions ; à la fois, ils laissent sous-entendre une différence « naturelle » de niveau entre les genres qui semble indépassable et participent à la faire perdurer. En outre, quid des prix féminins dans les tournois mixtes qui récompensent la « première féminine », peu importe son classement ? Quelle image, quelle représentation cela renvoie-t-il ?

Ensuite, un travail doit être réalisé au niveau de la représentativité des femmes dans les fonctions-clés du milieu : conseils d’administration des fédérations, membres des comités des clubs, professeur·euses d’échecs, équipes d’interclubs, …[30] La représentativité des femmes aux différents niveaux du milieu constitue particulièrement un enjeu au niveau de l’équilibre des rapports de pouvoir, et de l’attractivité du jeu pour les jeunes filles/femmes, qui seront d’autant plus encouragées à s’y introduire qu’elles ressentent que ce monde leur ressemble effectivement.

D’une manière générale, une évolution des représentations liées aux femmes, et aux joueuses particulièrement, influeront sur leur désir de découvrir cette sphère palpitante. Les fictions audiovisuelles, et en particulier les séries, jouent aujourd’hui un rôle important dans la construction de nos représentations (de l’imaginaire collectif) et de nos désirs. C’est ce que fait en l’occurrence « Le jeu de la dame » en mettant en scène une personnage forte, prodige des échecs.

Beth constitue potentiellement un modèle, comme l’a souligné Sandra Laugier[31], une source d’inspiration et de motivation pour les femmes qui aimeraient parcourir un chemin semblable au sien. Et particulièrement pour celles qui, comme elle, subissent de nombreuses violences institutionnelles[32]. L’héroïne, qu’on nous présente orpheline et vivant dans la précarité, nous impressionne par sa force et sa détermination qui la conduiront jusqu’au tournoi renommé de Moscou. Tout au long des épisodes, elle nous renforce mentalement dans notre désir de nous imposer comme elle dans ce monde sexiste et violent et dans la volonté de changer les choses. Le voir en images, en chair et en os, est particulièrement impactant puisqu’il nous révèle combien cette réalité est possible.

Finale

En posant sur les échecs des lunettes de genre, nous avons découvert ensemble au fil de ces quelques pages que différentes luttes féministes se jouent à la fois au cœur de la pratique du jeu, et au cœur de ses représentations. Celle de la réappropriation du corps et du temps des femmes, toujours en majeure partie dévoués aux tâches domestiques et aux soins des autres. Celle, par conséquent, de l’accès des femmes aux loisirs et au sport. Celle d’une éducation égalitaire et non sexiste, qui encouragerait chacun·e à réaliser les activités qui lui fournissent le plus de plaisir et lui permettent de s’épanouir le plus positivement possible.

En tant qu’association féministe, le Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion ne peut qu’appeler à une plus grande mixité dans les rangs des joueur·euses. A ce sujet, nous applaudissons les initiatives déjà existantes qui visent à répandre la pratique du jeu auprès des femmes, notamment celle d’Aude Soubrier à la Maison des Femmes de Bruxelles, ou celle de la Fédération Française des Échecs (ffe), qui à travers son programme SMART GIRLS 2020, subventionné par l’état, vise à faire découvrir le jeu aux jeunes filles qui se trouvent habituellement éloignées de sa pratique.[33]

Mes collègues et moi-même nous réjouissons d’ailleurs de participer à notre échelle à la démocratisation du jeu parmi les femmes : d’une part en leur proposant de s’y initier lors d’ateliers à venir[34] et d’autre part en nous montrant disponibles aux divers collectifs de joueur·euses qui aimeraient s’y atteler de la même façon, tout en réservant une attention particulière à la lutte contre le sexisme dans le milieu.

Alors au plaisir de se rencontrer bientôt au détour d’un échiquier !

Pour télécharger notre analyse


Pour citer cette analyse :

sandra roubin, "Le Jeu de la Dame : Témoignage et analyse d'une joueuse d'échecs, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre 2020. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/357-le-jeu-de-la-dame-temoignage-et-analyse-d-une-joueuse-d-echecs

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Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Les relents de méritocratie qui émanent de la série ne sont pas trop désagréables. On ressent davantage la force porteuse de la protagoniste principale et nous ne nous perdons pas à croire qu’il revient de notre seule volonté d’échapper à la précarité ou à toute autre violence institutionnelle que nous pourrions subir.

Au sujet de la méritocratie, commencer par lire par exemple : Wikipédia, « Méritocratie ». Disponible sur : <https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9ritocratie> (Consulté le 23/02/2021)

[2] Damien Mercereau, « Le jeu de la dame bat tous les records d’audience de Netflix », Le Figaro, 23 novembre 2020. Disponible sur : <https://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/le-jeu-de-la-dame-bat-tous-les-records-d-audience-de-netflix_f29d611c-2da5-11eb-8864-31b16cac2ee8/> (Consulté le 15/01/2021)

[3] https://www.allocine.fr/series/meilleures/ (Consulté le 15/01/2021)

[4] Le site d’échecs chess.com a gagné 2,5 millions de nouveaux membres sur le mois de novembre uniquement !

Source : L’humanité, « Avec "le jeu de la dame", les échecs sont (de nouveau) rois ! », 11-17 février 2021.

[5] Marc Weitzmann, « "Le Jeu de la dame" ou l'ode aux femmes intelligentes », France Culture, 20 décembre 2020. Disponible sur : <https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/le-jeu-de-la-dame-les-raisons-du-succes-mondial-de-cette-serie> (Consulté le 12/01/2021)

[6] Lichess, « Invisible Pieces: Women in Chess », 15 décembre 2020. Disponible sur : <https://lichess.org/blog/X9i1gRUAAJzOKpd0/invisible-pieces-women-in-chess> (Consulté le 12/01/2021)

[7] Midi Libre, « Comment "Le Jeu de la Dame", la série la plus regardée de Netflix, redonne goût aux échecs », 30 novembre 2020. Disponible sur : <https://www.midilibre.fr/2020/11/28/comment-le-jeu-de-la-dame-la-serie-la-plus-regardee-de-netflix-redonne-gout-aux-echecs-9226407.php> (Consulté le 12/01/2021)

[8] P.J. Grisar, “The real ‘Queen’s Gambit’: Meet the first woman to qualify for the World Chess Championship”, Forward, 18 novembre 2020. Disponible sur : <https://forward.com/culture/458742/netflix-the-queens-gambit-beth-harmon-susan-polgar-chess-championship/> (Consulté le 10/03/2021)

[9] Le dernier échiquier est occupé par lae joueur·euse de l’équipe doté·e de la cote la plus basse.

[10] Midi Libre, « Comment "Le Jeu de la Dame", la série la plus regardée de Netflix, redonne goût aux échecs », op. cit.

[11] « Le slut-shaming consiste […] à stigmatiser, culpabiliser ou disqualifier toute femme dont l’attitude ou l’aspect physique serait jugé provocant ou trop ouvertement sexuel [...]. »

Source : Wikipédia, « Slut-shaming ». Disponible sur : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Slut-shaming> (Consulté le 20/10/2020)

[12] Voir Dorothée Benoit-Browaeys et Catherine Vidal, Cerveau, sexe et pouvoir, Belin, 2005, qui affirment que les théories faisant référence à la différence entre les cerveaux des hommes et des femmes n’ont jamais eu autant de succès qu’actuellement dans la littérature neuroscientifique. Pourtant, il a été recensé que sur plus d’un millier d’études en IRM, seules quelques dizaines ont montré des différences entre les sexes. Ce sont malheureusement toujours celles-là dont on parle…

[13] Tou·tes s’épanchaient sur le faible niveau des femmes, « étayé par les statistiques », en ignorant pourtant un de ses principes de base : celui de la courbe de Gauss, ou loi normale, qui met en évidence l’absence des valeurs extrêmes dans les plus petits échantillons, en l’occurrence ici, des très hauts classements d’échecs parmi la catégorie des joueuses d’échecs, qui ne correspondent en moyenne qu’à 10% de la population échiquéenne…

Voir par exemple : Merim Bilalic et al., « Why are (the best) women so good at chess? Participation rates and gender differences in intellectual domains », Royal Society Publishing, 276, pp. 1161-1165, mars 2009. Disponible sur : <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2679077/pdf/rspb20081576.pdf> (Consulté le 22/02/2021) ;

et Michael Knapp, « Are participation rates sufficient to explain gender differences in chess performance? », Royal Society Publishing, 277, pp. 2269-2270, mars 2010. Disponible ici: <https://royalsocietypublishing.org/doi/pdf/10.1098%2Frspb.2009.2257> (Consulté le 22/02/2021)

[14] Marion Olité, « Le Jeu de la dame a ouvert un débat sur le sexisme dans le monde des échecs », Konbini biiinge, 13 novembre 2020. Disponible sur : <https://biiinge.konbini.com/analyse/le-jeu-de-la-dame-serie-sexisme-monde-echecs/> (Consulté le 27/01/2021)

[15] Ibid.

[16] Au sujet de « sexisme scientifique », voir par exemple pour commencer : Wikipédia, « Sexisme dans la science moderne ». Disponible sur : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Sexisme_dans_la_science_moderne> (Consulté le 10/03/2021)

[17] sandra roubin, Échecs et genre. À propos de la pratique du jeu en club, Mémoire en vue de l’obtention du Master en Sociologie et Anthropologie à l’Université de Liège, 2014, p. 13.

[18] La « plasticité cérébrale », c’est l’évolution de la structure du cerveau en fonction des apprentissages et des expériences de chacun·e. L’éducation des êtres variant en fonction de leurs parties génitales, les différents genres développent des compétences spécifiques. C’est notamment le cas des garçons que l’on pousse souvent à jouer au foot, pratique qui favorise la capacité de s’orienter dans l’espace. Voir Dorothée Benoit-Browaeys et Catherine Vidal, Cerveau, sexe et pouvoir, op. cit.

[19] 8e mondiale en 2005.

[20] Cette règle semblerait avoir été supprimée depuis. Voir : ECU, « B.13. Dress Code for the participants and the officials ». Disponible sur : <https://www.europechess.org/regulations/tournament-regulations/general-tournament-regulations/b-13-dress-code-for-the-participants-and-the-officials-excluding-youth-championships/> (Consulté le 22/03/2021)

[21] Nathan A. Heflick et Jamie L. Goldenberg, « Objectifying Sarah Palin : Evidence that objectification causes women to be perceived as less competent and less fully human », Journal of Experimental Social Psychology, 45, pp. 598-601, 2009.

[22] Le jeu s’est fortement démocratisé au XIXe siècle, avec le tournoi de Londres de 1851 qui rassembla les meilleurs joueurs d’Europe et d’Amérique, venant de tous les milieux. Il resta cependant hostile aux femmes qui ne correspondaient pas à l’image du « joueur intellectuel » qui prévalait alors. Elles en étaient d’autant plus exclues que le jeu devint dorénavant une pratique d’extérieur (dans les cafés, les clubs, …), plutôt que dans les demeures précédemment.

[23] John Leguizamo (Réalisateur), 2020, A Critical Thinking, Chaplin/Berkowitz Productions.

[24] « Chess isn’t always competitive. […] Chess can also be... beautiful. »

[25] Frederic Friedel, « Autism and Chess (1) », Chessbase, 12 août 2020. Disponible sur : <https://en.chessbase.com/post/autism-and-chess-2> (Consulté le 28/02/2021)

[26] Voir sandra roubin, Échecs et genre. À propos de la pratique du jeu en club, op. cit., pp. 17 et 53.

[27] Marion Olité, « Le Jeu de la dame a ouvert un débat sur le sexisme dans le monde des échecs », op. cit.

[28] Voir notamment à ce sujet le site de l’association « Échecs & Mixte » dont le but est de « proposer des mesures bénéfiques à la pratique féminine du jeu d’Échecs et à la progression des performances sportives des femmes, dans un esprit d’égalité entre joueuses et joueurs d’Échecs ».

Source : Échecs & Mixte, « Bienvenue sur Échecs & Mixte ! ». Disponible sur : <http://echecsetmixte.fr/?page_id=368> (Consulté le 18/03/2021)

[29] Aux États-Unis, un jour de la semaine est spécialement dédié aux femmes dans les clubs.

Source : Ibid.

[30] Sans toutefois nier que les choses évoluent, « lentement mais sûrement ». Pour exemple particulièrement symbolique : le recrutement à la tête de la FIDE, en janvier 2021, de Dana Reizniece-Ozola, grand-maître féminin international, députée et ancienne ministre lettonne des Finances.

Source : Terriennes et Isabelle Mourgere, « Echecs et mat : la revanche des dames », TV5MONDE, 13 janvier 2021. Disponible sur : <https://information.tv5monde.com/terriennes/echecs-et-mat-la-revanche-des-dames-391185> (Consulté le 04/02/2021)

[31] « C'est en posant Beth comme idéal à atteindre que cette série porte une ambition féministe, proposant un role model que la réalité ne peut offrir encore. » ;

« Son talent surhumain donne à Beth une puissance féminine évidente : ni ses vulnérabilités (recherche mélancolique de figure maternelle, addictions à peu près à tout) ni aucun plafond de verre n'auront raison d'elle. » Sandra Laugier, « Meilleures ennemies », Libération, 3 décembre 2020. Disponible ici : <https://www.liberation.fr/debats/2020/12/03/meilleures-ennemies_1807585/> (Consulté le 10/02/2021)

[32] La précarité, le sexisme, de la neurotypie sans doute (voir par exemple : « Autiste queer le docu », facebook, 28 décembre 2020. Disponible sur : <https://www.facebook.com/autistequeerledocu/posts/406624897443968> (Consulté le 19/03/2021)

[33] ffe, « Le programme SMART GIRLS 2020 ». Disponible sur : <http://www.echecs.asso.fr/Actu.aspx?Ref=12316> (Consulté le 18/03/2021)

[34] Notamment dans le cadre de notre programme d’activités estival, l’été-Show.

 
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