Ethique féministe, vulnérabilité et sollicitude
Issue d’une réflexion critique américaine sur le libéralisme inaugurée par Carol Gilligan et Joan Tronto, la réflexion sur la notion de « care », qu’on peut traduire par « soin » ou « sollicitude », souligne à quel point les activités de soin aux personnes, pourtant essentielles en matière de santé publique, ne sont pas reconnues au sein des sociétés libérales avancées. Cette réflexion, qui revalorise le rôle social de la sollicitude, souvent laissée aux femmes ou aux personnes migrantes, ambitionne également de l’élever au rang d’enjeu de société, selon l’hypothèse que, dans tout corps social, chacun, y compris les plus puissants, est vulnérable et peut avoir besoin d’être pris en charge, de recevoir des soins qui sont par conséquent nécessaires à la vie en société.
La mission d’éducation permanente du CVFE passe par plusieurs moyens, dont l’écriture et se décline en différents objectifs. Ce premier texte autour de la thématique du care s’inscrit dans la lignée d’analyses précédentes proposant des liens entre nos réalités de travail et des courants de pensée, notamment philosophiques, qui se penchent sur le thème de la domination et des moyens de la combattre. Ou plutôt des dominations. Qu’elles concernent les rapports hommes-femmes (genre), les différentes formes de racisme (origines), le niveau socio-économique (classe sociale)…, on sait en effet que les inégalités et injustices sont souvent imbriquées et peuvent se renforcer mutuellement[1].
Des mots et des idées
Nous pensons que nous avons tout intérêt à alimenter les liens entre le monde de la recherche et nos terrains d’intervention. Ces liens peuvent passer par différents types de collaboration[2] mais ils demandent avant tout que les deux parties soient curieuses l’une de l’autre. De façon générale, on peut attendre des universitaires qu’ils se montrent disponibles (ou regretter qu’ils ne le soient pas assez) à partir du moment où leur mission de service public consiste aussi à rendre accessible à la collectivité les ressources dont ils disposent. Et à l’inverse, nous sommes conscients que certaines thématiques débattues dans les livres par les chercheurs en philosophie et en sciences sociales méritent plus d’attention des travailleurs sociaux. Ceux-ci peuvent y trouver des outils d’au moins deux types : des mots pour parler de ce qu’ils font et des idées pour penser le cadre plus large dans lequel s’inscrivent leurs pratiques d’aide aux bénéficiaires.
Des concepts et de la pensée, donc, pour affiner la réflexion et le discours que nous tenons sur notre intervention sociale auprès des personnes. Puisque notre savoir et nos convictions ne sont jamais neutres, qu’ils ne surgissent pas du néant et qu’au contraire ils sont situés, au sens où ils s’ancrent dans une certaine vision du monde partiale, « jamais innocente »[3], il nous paraît sain, voir indispensable de nous demander régulièrement comment évolue notre représentation du monde (et de ce que serait un monde meilleur) et des rôles que nous avons à y jouer.
Pour nous y aider, nous avons donc choisi de partager cette fois notre découverte d’un courant de pensée qui agite depuis plus d’une vingtaine d’années le champ intellectuel anglo-saxon. La notion de care peut se traduire simplement par « souci » ou « attention » mais en réalité son sens est double comme l’illustre son utilisation dans deux expressions complémentaires sur lesquelles nous reviendrons : « to care about » qui signifie « se soucier de, porter attention à » (c’est la disposition) et « to take care of » qu’on peut traduire par « prendre soin de.. » (c’est l’activité, l’action). En abordant la thématique des éthiques du care, nous allons nous pencher sur des travaux qui « réhabilitent la place de la sollicitude, du souci des autres et de l’attention au sein de la réflexion morale »[4]. Et qui (ré-)intègrent par la même occasion à la philosophie morale et aux théories politiques les questions ayant trait à la vie des femmes qui en ont été tenues à l’écart durant des siècles[5].
Pourquoi le thème du care ?
Dans la lignée d’un courant de pensée devenu important dans la gauche américaine et en particulier des recherches d’intellectuelles engagées dont nous reparlerons (principalement Carol Gilligan et Joan Tronto), plusieurs auteures francophones se sont ces dernières années penchées sur les concepts de sollicitude (et/ou de care)et de vulnérabilité qui seront les fils rouges de cette analyse. Plus largement d’ailleurs la notion de care suscite un intérêt grandissant au-delà des colloques universitaires (les revues Multitudes et Sciences Humaines en ont fait des numéros spéciaux, Martine Aubry l’a reprise à son compte lors de sa campagne de ‘candidature à la candidature’ du PS français[6]).
En nous appuyant sur quelques livres et articles, nous allons présenter ici certains aspects des théories du care, montrer en quoi elles sont intimement liées à la place des femmes dans nos sociétés, et donner un aperçu des questions qu’elles apportent sur le terrain du travail social. Une seconde analyse suivra qui cherchera à montrer comment nous tentons d’apporter des réponses à ces questions dans le cadre spécifique d’une maison d’accueil.
Nous avons été attirés vers cette thématique à la fois par la puissance et la pertinence des questions qu’elle prend à bras le corps et par les liens directs et indirects qui peuvent être faits entre ces questions et notre réalité de travail. Ainsi, pour les théoriciennes du care il est, entre autres, urgent de :
- mieux reconnaître les activités liées au soin et les personnes qui les mènent (on pense par exemple à la mise en valeur des compétences relationnelles « invisibles » car banalisées dont les femmes que nous rencontrons font preuve au quotidien) ;
- dénoncer et dépasser les inégalités de genre (puisque ce sont essentiellement des femmes qui sont concernées) mais aussi de classe (ce sont aussi les plus pauvres et les migrants) qui marquent ces activités (on se demande par exemple comment associer accompagnement et lutte politique aux côtés de femmes primo-arrivantes pour qui un emploi précaire comme aide ménagère via les Titres–Services devient une perspective d’émancipation) ;
- soumettre à la critique le mythe d’un individu néolibéral indépendant et « entrepreneur de lui-même » pour lui substituer un être humain avant tout relationnel et vulnérable que la société doit permettre de protéger et de soigner (on pense par exemple à l’équilibre que cherchent les intervenants entre volonté d’aider à l’autonomisation et prise en compte constructive des liens de dépendance de leurs bénéficiaires);
- se donner les moyens de prendre en compte les besoins des individus dans leurs singularités et de veiller à ce que ceux dont on prend soin puissent prendre position, être actifs, voire créatifs, devant ce soin (on pense par exemple, ici aussi, au lien entre travailleur social et bénéficiaire).
Un mouvement philosophique en prise avec le monde tel qu’il fonctionne
« S’il existe une éthique féministe, elle consiste selon Judith Butler, eu égard à l’histoire des femmes, à assumer la vulnérabilité, à s’en porter garant, à s’en considérer comme responsable » (Fabienne Brugère).
En se plongeant dans les lectures citées tout au long de ce texte, on réalise vite que les questions posées sont aussi passionnantes qu’ambitieuses. Car au-delà des variations de points de vue des auteures (plus ou moins féministes, plus ou moins politiques) ce dont il s’agit au fond c’est de remonter aux sources morales de notre civilisation libérale et capitaliste afin de les soumettre à la critique et de proposer des bases pour une alternative.
Avant tout, ce courant de pensée pointe du doigt certaines des dérives du libéralisme politique qui a pris son envol au siècle des Lumières. Le libéralisme a accompagné les révolutions du 18è en pensant les droits des individus face aux états et rendu possible la rédaction de déclarations des droits humains. Mais il considère aussi la société comme composée de sujets rationnels, égaux en droits et donc, en théorie, tous parties prenantes d’une démocratie, tous capables d’une même autonomisation. « Le présupposé individualiste conçoit les êtres humains à travers une injonction à l’autonomie comme s’ils étaient à tout moment de leur vie maîtres et possesseurs d’eux-mêmes », écrit Fabienne Brugère[7].
Ce que nous disent les théoriciennes du care, c’est d’abord que le concept de liberté moderne, aussi essentiel soit-il, ne permet pas de considérer les humains dans leur vulnérabilité. Parce que si le libéralisme a bien aidé à penser l’état moderne laïc, il ne nous aide pas aujourd’hui, à une époque largement dominée par la logique marchande et l’intérêt personnel[8], à penser les liens d’interdépendance entre les humains et donc à voir ceux-ci non seulement comme des sujets égaux en droits mais comme des êtres inégaux en termes de besoins.
Nous sommes nombreux à constater - en particulier dans la relation avec les bénéficiaires - et à regretter les ravages d’une société organisée autour de l’argent (« money oriented society ») qui peine à maintenir des solidarités actives et à protéger/valoriser le lien social[9] en tant que bien commun fondamental[10]. Or, « à la différence de l’esprit du libéralisme politique qui prend pour acquis le déploiement de l’autonomie, l’éthique du care sert à faire revenir vers le lien social et politique les individus les plus vulnérables et à penser ainsi l’impensé du libéralisme politique. »[11]
Et c’est ici que le terme d’éthique prend tout son sens. Tout d’abord, il s’oppose à celui de morale. Celle-ci doit être comprise ici comme une pensée abstraite, exprimant des principes utiles à la vie en société mais qui sont aussi très généraux puisqu’ils cherchent à définir de la façon la plus universelle possible ce que serait la justice. En somme, la morale est ce discours qui explique froidement ce qui doit être à chacun d’entre nous comme si nous étions absolument égaux, indépendamment de la spécificité et de la variété des situations, sans prendre en compte la violence de certaines assignations.
Au contraire, le care demande de la part des personnes qui l’appliquent d’utiliser leur sensibilité, leurs émotions, leurs souvenirs pour être en mesure de se positionner face à des situations, des individus et donc des besoins toujours particuliers. Ainsi, l’éthique du care se caractérise par l’attention portée à la voix qui est propre à chaque individu. Elle implique de se demander ce qui peut être fait, très concrètement, pour augmenter en dignité (en bien-être) la vie des personnes que nous rencontrons, côtoyons, en premier lieu celle des plus vulnérables (celles et ceux qui, pour différentes raisons, ont peu ou n’ont pas de moyens de faire valoir leur droit ou d’accéder au discours pour défendre un point de vue, exprimer un désir, des valeurs, faire appel à des principes moraux, etc.)[12]. Deux mots-clés se dégagent encore, ceux de relation et de responsabilité.
On parle d’une éthique relationnelle, notamment parce que cette recherche de la vie la plus digne d’être vécue ne se base pas, ou en tout cas pas uniquement, sur des principes abstraits et imposés de l’extérieur mais se fait avec l’aide de celui qui reçoit l’attention. Quant à la notion de responsabilité, elle sous-tend toute la réflexion sur la sollicitude et le care. En fait, tenter d’améliorer le libéralisme politique et critiquer la valorisation, dominante dans nos sociétés, d’un sujet avant tout autonome et tendu vers la performance personnelle, passe par un changement radical de vision de l’être humain dans sa communauté : ici, avant d’être libre, il est considéré comme responsable (de l’autre)[13]. Ce n’est qu’au prix d’un tel changement de conception de ce qu’est être humain sur terre aujourd’hui que nous pourrons construire « un concept de responsabilité qui nous évite le pire, c’est-à-dire l’aggravation des violences ordinaires et extraordinaires, visibles et invisibles, envers les autres hommes, le vivant, la nature et la culture comme monde commun »[14].
« Alors que le respect de l’interdit est moral, la recherche tâtonnante du bien-être soumise aux conditions de l’existence est éthique. Fondamentalement, être du côté des relations éthiques, c’est abandonner la certitude morale pour l’inquiétude éthique », résume F. Brugère[15]. On voit que l’éthique du care, en même temps qu’elle nous parle de celui à qui nous venons en aide, peut stimuler aussi la réflexion de celui qui aide, que ce soit en tant que citoyen-ne-s ou qu’intervenant-e-s. Nous y reviendrons en conclusion de ce texte.
Sollicitude et vulnérabilité.
A la suite de Carol Gilligan, psychologue dont le livre-phare In a different voice -[16] a déjà 30 ans, les théories du care avancent l’idée que ce changement de représentation du monde passera par la réévaluation de toute une série d’activités humaines aussi indispensables que peu visibles, « ignorées, sous-estimées voire méprisées parce que privées, intimes, (…) ou encore ‘sales’ : soin aux enfants, aux malades, aux personnes dépendantes, mais aussi ménage, traitement des déchets »[17]. Et donc aussi par l’écoute et la revalorisation d’une voix différente et elle-même vulnérable : la voix de tous ceux et de toutes celles qui portent les missions de soin dans nos sociétés et qui se voient habituellement relégué-e-s dans l’ombre.
On pense ici en particulier à la voix d’une majorité de femmes qui continuent d’assumer les fonctions de care auxquelles elles sont assignées (soins aux personnes dépendantes –enfants, grands-parents- ou plus autonomes –conjoint par exemple) en mobilisant des compétences relationnelles assez subtiles et diverses pour qu’elles leur permettent à la fois de s’inquiéter des autres (to care about) et d’en prendre soin (to take care of).
a) La sollicitude. Réhabiliter l'attention aux autres et les actions qui en découlent
« Nous sommes, comme êtres humains, êtres de relations, responsables et sensibles (…). Nous naissons avec une voix et dans la relation -qui sont la condition de l'amour, et de la citoyenneté dans une société démocratique » (Carol Gilligan).
Les éthiques du care mettent d'abord en lumière le fait que si notre monde est en mesure de fonctionner comme il fonctionne, si nous pouvons préserver notre place, nos éventuels privilèges, si la plupart d'entre nous peut participer à sa manière via la production/consommation de marchandises à la grande aventure capitaliste telle qu'elle se présente aujourd'hui, nous le devons à de multiples activités – citées ci-dessus - qui restent dévalorisées, marginalisées, mal ou non-rémunérées.
L'absence de considération, voire le mépris, qui entourent le travail de care au sens large trouve son origine à plusieurs niveaux. Tout d'abord, la prise en charge des autres ou de notre environnement, si nous y prêtons attention, nous rappellent combien nous sommes en réalité dépendants à différents égards, ou susceptibles de le redevenir. Ce qui fissure le mythe libéral rassurant « d'une société constituée d'adultes compétents, égaux, autonomes et en bonne santé »[18]. Des activités qui impliquent les affects sont également dévalorisées du point de vue de la morale rationnelle héritée de la philosophie du sujet[19].
Fabienne Brugère remarque que « (…) plus il prend la forme de préoccupations locales corporelles –comme l’aide soignante qui nettoie un malade-, plus {le care} est délaissé par les puissants, peu valorisé par des sociétés converties à un marché englobant et apparemment dématérialisé ». En particulier, les tâches liées aux fonctions corporelles –indispensables aux plus dépendants d’entre nous- restent « principalement dévolues aux femmes dans l’espace privé, familial ou professionnel » ainsi qu’aux populations ayant immigré (souvent récemment). Autrement dit, l’aide-soignant type est une aide soignante issue de l’immigration. Les pratiques du care sont bien dévalorisées, fragmentées, marginalisées. Elles le sont pratiquement en étant organisées selon des lignes de classe, de race et de genre.
Développer une éthique du care suppose donc aussi de poser sérieusement la question : « qui s’occupe de quoi et dans quelles conditions ? » et du coup de mettre en évidence comment nos sociétés continuent de reléguer dans les marges et dans la gratuité de la vie privée des activités de soin qui pourtant maintiennent possibles la vie ensemble. « Il s’agit de les prendre en considération, au double sens du terme, et ce avec un double enjeu : sur le plan de la réflexion morale, saisir la dimension morale qui s’y déploie –une dimension relationnelle, contextuelle, attentive au singulier- et sur le plan politique, mettre en évidence la manière dont ces activités sont inégalement réparties, dont ce fait qui doit nous interpeller que ceux qui en ont le plus la charge n’en bénéficient pas toujours quand ils en ont besoin »[20]
b) La vulnérabilité. Du monde de la séparation à celui de l'interdépendance
« Toutes les vies ne se valent pas du point de vue de l’intérêt des puissants. Toutes les vies ont la même valeur si l’humanité se définit par la vulnérabilité ». Fabienne Brugère
L’humanité n’est pas partagée entre d’un côté des individus autonomes[21] et de l’autre des personnes dépendantes (enfants, seniors, malades, handicapés) mais est en réalité composée d’êtres interdépendants car tous plus ou moins vulnérables selon leurs parcours (origines, genre, race, etc..) et leur âge. Voilà une autre conviction essentielle à une éthique du care.
Celle-ci, dans sa version la plus radicale et critique, s’appuie sur le fait que le duo vulnérabilité/intérdépendance est tout simplement au fondement de l’existence humaine. Les apports scientifiques de la primatologie, de la paléoanthropologie ou de la psychologie du développement l’ont démontré : que ce soit au niveau de l’espèce humaine ou à celui de l’individu, la coexistence des êtres a précédé leur existence propre[22]. Le primatologue Frans DeWaal rappelle que la capacité à l’empathie chez les mammifères, qui découle des soins maternels, et est indispensable à leur survie, est apparue dans l’évolution bien avant les primates. Elle joue simplement un rôle de plus en plus important chez les grands singes puis chez l’homo sapiens[23]. Quant à l’humain en tant qu’individu, il ne porte pas en lui le noyau de son moi à sa naissance: sa personne propre va se construire à travers les interactions qui, quand elles se montrent suffisamment bonnes, « sont à l’origine de son sentiment d’exister et le soutiennent »[24].
C’est donc aussi dans ce double constat de l’interdépendance et de la vulnérabilité fondamentales des humains que s’enracine l’éthique du care telle que la pense Joan Tronto[25]. C’est-à-dire dans la conviction que nos sociétés tiennent debout via les relations qui s’instituent entre des individus qui sont dans le besoin et d’autres qui sont capables d’y répondre. Une des idées-phares de Tronto est que chaque humain porte en lui ce qu’elle appelle des aspirations non satisfaites (on parlait plus haut de besoins). Et sa vulnérabilité est liée au fait qu’il a besoin des autres pour réaliser ces aspirations. « C’est là la dimension éthique radicale développée par Tronto : nous sommes tou-te-s dépendant-e-s de la préoccupation d’autres qui se soucient de nous. Et ces autres qui se soucient de nous –dont nous ne reconnaissons pas toujours l’importance ou la nécessité- façonnent des pratiques qui nous conviennent et nous maintiennent en vie »[26].
On voit combien cette vision du monde s’oppose à la fiction dominante sur laquelle se base la logique marchande/capitaliste: celle d’un individu qui existerait par lui-même, séparé du reste du monde, et qui ne dépendrait des autres et de son environnement que pour ce qui concerne les biens matériels. Or, si au contraire on considère avec Joan Tronto et François Flahault que la relation aux autres est constitutive de la personne humaine et le reste tout au long de sa vie, alors « la solidarité ne remplit pas seulement un rôle pratique et utile : elle est justifiée par le fait que la force d’exister de chacun prend sa source dans les liens qui l’attachent à d’autres et le rattachent à l’ensemble de la société »[27].
Elle est d’autant plus justifiée que l’interdépendance entre les humains et leur milieu de vie (qui comprend les autres humains mais aussi plus largement le monde dans lequel ils vivent) ne constitue pas en soi la recette d’une coexistence harmonieuse. « D’un côté, (…) l’impossibilité d’exister sans s’inscrire dans un espace de coexistence nous incite à respecter celui-ci, à donner de nous-mêmes pour l’entretenir, à éprouver un sentiment d’affiliation avec les autres et à faire preuve d’altruisme. De l’autre, la force de vie et le désir d’exister qui nous animent nous portent aussi à accroître notre puissance et notre bien-être au-delà des limites qu’impose cette coexistence. Donc aux dépens de nos semblables.[28] ». En somme, l’interdépendance qui est au fondement de notre existence « nourrit aussi bien en nous le désir d’exister contre les autres qu’avec eux ». Voilà pourquoi une éthique du souci des autres semble indispensable à la préservation et à l’amélioration de notre monde commun.
Car potentiellement une telle éthique a une influence sur les vies privées (par exemple via la reconnaissance de tâches jusque-là dévalorisées, via un plus juste partage des rôles sociaux liés au soin, notamment dans la famille) mais aussi au-delà : sur le politique et le vivre-ensemble. On l’a vu, l’éthique du care passe par une plus grande reconnaissance des activités et des personnes qui aident à perpétuer et à réparer les individus et le monde afin que nous puissions y vivre le mieux possible. Cette mise en valeur du care comme élément fondamental d’un « monde vulnérable » pourrait avoir un impact à deux niveaux. Elle peut inciter à transformer la façon dont on fait de la politique (comment donner une place plus juste aux voix des différents interlocuteurs –notamment les plus vulnérables- dans les débats qui les concernent) et elle peut suggérer une refonte des priorités en matière de politiques publiques (avec à la clé une étape indispensable de réflexion collective sur ce que peut être le bonheur et sur les capacités qui sont nécessaires pour assurer aux humains –et aux autres vivants- la vie la plus digne d’être vécue)[29].
Le care : une danse à quatre temps
Avant de conclure ce texte d’introduction (forcément subjective et partielle) à la thématique du care, il semble intéressant de revenir sur le terme de care lui-même. On l’a vu, l’intérêt de le conserver dans la langue française est lié au fait que le mot anglais permet de saisir ensemble les dimensions de disposition (s’inquiéter de l’autre, s’en soucier) et d’action (prendre soin de l’autre avec tout ce que ça implique aussi d’âpre, de trivial). Mais, comme le décrivent Delphine Moreau ou Fabienne Brugère, Joan Tronto est allée plus loin dans l’analyse de ce qu’est une relation de care entre personnes et s’est attachée à réfléchir à ce que serait un « bon » care.
Elle a distingué quatre phases. Celles-ci rendent bien la complexité et l’ampleur du concept et ont l’avantage d’introduire joliment certaines des questions que pose l’éthique du care aux intervenants sociaux. Le moment de la disposition morale est ici divisé en deux étapes. Il y a le temps du « se soucier de » (caring about) : cela demande de prêter attention[30], donc d’être sensible et vigilant, dans le but de reconnaître un besoin. Et il y a le temps du « prendre en charge » (taking care of) qui consiste à se donner les moyens de dispenser le soin nécessaire (se procurer ressources nécessaires, coordonner les intervenants concernés,..) et donc d’assumer une responsabilité. Le moment de l’action se divise lui aussi en deux temps bien distincts. Joan Tronto parle d’abord de « prendre soin » (care giving), autrement dit utiliser ses compétences pour fournir très concrètement le soin attendu. Et enfin vient l’étape du « recevoir le soin » (care receiving) qui fait appel à la capacité de réponse de la personne soignée.
Ce quatrième et dernier temps est tout-à-fait décisif et particulier car ce n’est plus le donneur de soins qui est au centre des préoccupations, mais celui qui les reçoit. Il consiste pour ce dernier à exprimer son point de vue sur le soin reçu. Ce qui implique également que le donneur de soin soit attentif à un retour sur le soin donné. Les enjeux qui se dessinent derrière cette quatrième étape mériteraient sans doute qu’on s’y attarde en tant qu’intervenant social. Car le risque est grand de ne pas suffisamment donner les moyens aux bénéficiaires de s’exprimer sur nos pratiques avec les capacités qui sont les leurs. Et par conséquent de ne pas être assez à l’écoute de la voix des personnes auxquelles nous tentons de venir en aide (que ce soit parce que nous sommes trop sûrs de nos pratiques, parce que nous sommes pris par les missions qu’impliquent les trois premiers temps).
Conclusion. Questions aux travailleurs sociaux.
Plusieurs questions se posent alors, peut-être avec une acuité toute particulière pour le travailleur social. Vous présenter quelques unes de celles qui nous sont venues à l’esprit en rédigeant va nous permettre de boucler ce premier texte en vous invitant à échanger sur les thèmes abordés ici tout en introduisant une future analyse qui présentera quelques éléments de réponse à ces questions lorsqu’elles se posent à nous dans le travail auprès des femmes et des enfants victimes de violences conjugales.
Les voici :
- Comment reconnaître ces femmes et ce que nous apprend ou nous rappelle leur aptitude à la responsabilité et à une éthique relationnelle indispensable à la vie humaine tout en évitant de les figer de plus belle dans cette position[31]? Autrement dit, comment faire de la mise en lumière des activités de care une critique de l’organisation sociétale dominante et un appel à une meilleure rémunération et à une répartition plus juste et concertée de ces activités et des compétences qu’elles réclament ?
- Comment permettre aux femmes (mais aussi aux hommes) d’abandonner la vision conventionnelle du care (« souci des autres et sacrifice de soi ») pour lui préférer une version plus ouverte (« souci des autres donc souci de soi ») ?
- Comment reconnaître l’interdépendance des humains et leur vulnérabilité, en particulier celle des femmes et des migrants par exemple, sans oublier qu’il ne s’agit que d’une étape dans l’amélioration de leur puissance d’agir en tant que personne et que citoyen-ne ?
- Comment trouver un équilibre au quotidien entre la morale (basée sur des principes abstraits, universels, et sur des injonctions du type « voilà ce qu’il faut/ne faut pas faire ») et l’éthique telle qu’elle est pensée par les théoriciennes du care (centrée sur la situation concrète, sur les besoins particuliers des personnes à un moment donné dans un contexte donné, sur la question : « comment puis-je participer à augmenter les capacités de cette personne à vivre une vie digne[32] » )?
Les quatre temps repérés par Joan Tronto, et en particulier le dernier d’entre eux centré sur la personne qui reçoit l’attention, représentent un domaine de réflexion en soi. Ce qui est abordé notamment à ce niveau, c’est bien le risque de la domination de l’aidant sur l’aidé. Se posent, entre autres, les questions suivantes :
- Comment éviter de prendre une position de surplomb dans la relation d’aide, comment échapper à la tentation d’être celui qui sait, d’imposer son point de vue, ses solutions à celui qui (pour un temps et à un degré plus ou moins élevé) dépend de nous ? (Autrement dit) Comment créer/maintenir de l’horizontalité dans le lien aidant-aidé, comment partir des compétences des personnes –cœur de l’éthique- et de leur conception de ce qu’est une vie bonne pour proposer notre aide ?
- Nos pratiques permettent-elles « un échange des estimes de soi »[33] entre aidant et aidé ?
- Se donne-t-on les moyens de considérer la position de l’autre non pas seulement en se mettant à sa place (« Tiens, moi, qu’est-ce que je ferais ? ») mais bien plutôt en considérant la position de l’autre telle qu’il l’exprime lui (« Ah, voilà pourquoi il agit ainsi ») ?
- Enfin, la division en quatre temps de la relation de care ne pourrait-elle pas nous aider à donner des balises à notre intervention ?
Pour citer cette analyse :
Roger Herla, "Ethique féministe, vulnérabilité et sollicitude", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2011. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/270-ethique-feministe-vulnerabilite-et-sollicitude
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] Voir « Violences conjugales et intersectionnalité », décembre 2010, sur notre site www.cvfe.be.
[2] Comme le rappellent par exemple les montréalais de l’Ecole de travail social de l’Université du Québec à Montréal sur leur site : http://www.travailsocial.uqam.ca/Page/milieu_implication.aspx
[3] Voir par exemple Isabelle Stengers dans « Fabriquer du savoir au bord du gouffre », extrait de Penser à gauche. Figures de la pensée critique aujourd’hui, Ed. Amsterdam, 2011, pp.329-343.
[4] Patricia Paperman et Sandra Laugier, « L’éthique de la sollicitude », dans la revue Sciences Humaines, n°177, « Le Souci des autres », Décembre 2006.
[5] Comme le rappelle Liane Mozère dans « Le ‘souci de soi’ chez Foucault et le souci dans une éthique politique du care », Le Portique, 2004 (http://leportique.revues.org/index623.html).
[6] http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/05/14/la-societe-du-care-de-martine-aubry-fait-debat_1351784_823448.html
[7] Fabienne Brugère, L’éthique du ‘care’, Paris, PUF, coll. Que sais-je, p.85.
[8] Pour une critique radicale de la façon dont le néo-libéralisme impose la rationalité économique et les valeurs du marché aux différents aspects de la vie humaine, allant jusqu’à contaminer la démocratie elle-même, lire par exemple le livre de la théoricienne américaine Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Neo-libéralisme et Néo-conservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007 (également cité par F. Brugère).
[9] Lire par exemple à propos des conséquences de l’émergence depuis les années 70 d’un capitalisme plus agressif où l’équilibre précaire entre compétitivité et solidarités organisées par l’état social s’est étiolé au profit de la première : Robert Castel, L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003.
[10] Lire à ce propos François Flahault, Où est passé le bien commun ?, Paris, Mille et une nuits, 2011.
[11] Fabienne Brugère, op. cit., p.32.
[12] Il n’y a pas de raison pour que cette réflexion sur la vulnérabilité s’arrête aux frontières de l’humanité. Sur la nécessité de refonder sur des bases nouvelles l’éthique et la politique pour être en mesure de prendre soin de la biosphère dans son ensemble, lire Corine Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité, Paris, Cerf, 2011, 350 pp.
[13] C’est ce que décrit C. Pelluchon, en s’appuyant sur les idées d’Emmanuel Levinas (op. cit., pp.40-54 principalement).
[14] Op. cit., p.313.
[15] Fabienne Brugère, op. cit., p.35.
[16] Une traduction française sous le titre Une voix différente a été rééditée en 2008 chez Flammarion (collection « Champs essais »).
[17] Delphine Moreau, « De qui se soucie-t-on. Le care comme perspective politique », à propos du livre de Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, in Penser à gauche…, op. cit., pp.151-160.
[18] Patricia Paperman et Sandra Laugier, « L’éthique de la sollicitude », loc. cit.
[19] On peut considérer que cette philosophie centrée sur un sujet humain notamment caractérisé par son aptitude au raisonnement prend naissance avec le « Je pense donc je suis » de Descartes au XVIIe siècle et se prolonge notamment avec Kant pour irriguer la pensée occidentale depuis plus de deux siècles.
[20] Delphine Moreau, op. cit., p.158.
[21] Ce qui signifie comme on l’a vu plus haut : égaux, maîtres de leurs pensées et rationnels dans leurs choix, mais aussi tendus vers une réussite personnelle dans un monde marchand.
[22] François Flahault, op. cit..
[23] Intervention de Frans DeWaal à la Journée interdisciplinaire « Prendre soin de soi, prendre soin des autres » organisée par l’association Emergences à Bruxelles, le 23 septembre 2011.
[24] François Flahault fait référence, comme Fabienne Brugère par ailleurs, aux travaux de Donald Winnicot sur les capacités des parents offrir à leurs enfants ce qu’il appelle le concern, qu’on pourrait traduire ici par sollicitude, op. cit., p.101.
[25] Joan Tronto, Un monde vulnérable, Paris, La Découverte, 2009 (première parution aux Etats-Unis en 1993). Pour rédiger ce texte, il faut signaler que nous n’avons pas lu le livre-phare de Joan Tronto : nous nous sommes cependant nourri de la relecture critique de son œuvre par plusieurs auteures citées au long de notre analyse.
[26] Liane Mozère, op. cit., p.6.
[27] François Flahault, op. cit., pp.85-86.
[28] op. cit., p.103.
[29] Lire par exemple Corine Pelluchon, op. cit., pp.27 et sv. Ou encore un texte passionnant de Michel Terestchenko (www.journaldumauss.net) intitulé « Amartya Sen, Martha Nussbaum et l’idée de Justice » où il montre comment ces deux auteurs importants (un économiste indien et une philosophe américaine) interrogent dans leur œuvre « (…) la liberté qu’ont les êtres humains de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l’accomplissement d’une vie digne d’être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer. » On voit que les notions de « capacité » et de liberté sont intimement liée. «Tout d’abord, parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – et pas seulement en termes de droits formels (ou abstraits) – de vivre conformément à l’idée qu’ils se font d’une bonne vie ; ensuite, parce que cette liberté inclut l’ensemble des moyens nécessaires à la poursuite et à la réalisation de cette fin, moyens qui doivent leur être librement et ouvertement offerts. »
[30] Quatre étapes dans l’activité du care auxquelles correspondent quatre éléments d’une éthique du care sur lesquels on ne reviendra pas mais qui sont ici soulignés. Fabienne Brugère, op. cit., p.81.
[31] Autrement dit, comment éviter d’en tirer des conclusions de type essentialiste, comme par exemple : « Si elles sont si compétentes pour ce genre de choses, c’est que c’est dans leur nature, voilà tout ». La critique par Joan Tronto du livre de Carol Gilligan porte entre autres sur cette question.
[32] Sur la question de la « vie bonne », Martha Nussbaum « fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales, hétérogènes, plurielles et diverses, qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s’en fait : capacité de vivre une existence qui soit d’une durée ‘normale’, d’avoir une bonne santé (incluant l’accès à la nourriture et à un logement), de pouvoir se déplacer librement et de faire usage de ses facultés (sensibles, imaginatives et intellectuelles), d’entretenir des attachements humains, de se forger une conception du bien (dont résulte la protection de la liberté de conscience et des pratiques religieuses), d’entrer dans des relations avec les autres (de là l’importance du respect de soi et le rejet de toute forme d’humiliation), d’avoir le souci des autres espèces (en particulier animales), de pratiquer des activités ludiques (tels le rire et le jeu), enfin la capacité d’exercer un contrôle sur son environnement . L’absence ou la déficience majeure de l’une de ces capacités ne peut être compensée par l’accroissement de quelque autre ; chacune constitue à soi seule une exigence minimale de justice qui, en-deçà d’un certain seuil, n’est pas négociable. » (Michel Terestchenko, loc. cit.).
[33] L’expression est de Paul Ricœur, cité par F.Brugère, op. cit., p.40.