La fracture numérique sera-t-elle soluble dans l’innovation technologique ou dans la justice sociale ?
Depuis 2005, la Belgique s’est dotée d’un Plan national de lutte contre la fracture numérique qui semble porter ses premiers fruits : en cinq ans, le nombre de personnes incapables d’utiliser les TIC a régressé de 40 %. Cependant, on peut observer, notamment à travers l’exemple des jeunes « quasi off-line », c’est-à-dire très faibles utilisateurs des TIC et d’Internet, que c’est davantage la précarité et la marginalisation sociale que le manque de capacités qui peuvent amener certains jeunes à rester partiellement à l’écart de la révolution numérique. Et rien ne prouve que l’innovation technologique accélérée des prochaines années sera à même de compenser les écarts de moyens engendrés par une société foncièrement inégalitaire.
La fracture numérique a-t-elle tendance à diminuer en Belgique ? Parmi ses objectifs, la première phase du Plan national de lutte contre la fracture numérique (2005-2009) envisageait de réduire en cinq ans la fracture numérique d’un tiers. Le bilan de la première phase du Plan national, réalisé par la Fondation Travail Université à la demande du SPF Intégration sociale, présente à cet égard des chiffres éloquents[1]. D’une part, la diffusion d’Internet s’accroît régulièrement : en 2009, 75 % de la population de 15 à 75 ans utilise Internet, contre 58 % en 2005. Quant au nombre de ménages qui ne disposent pas d’une connexion Internet, il s’est réduit d’un tiers, passant de 50 à 33 %. D’autre part, la proportion des personnes incapables d’utiliser les TIC est passée en cinq ans de 42 à 25 %, ce qui constitue une baisse relative de 40 %. Il apparaît donc que cet objectif a été atteint, en tout cas pour ce qui est de l’accès aux TIC.
Le plan visait également des objectifs de sensibilisation du grand public à l’existence et à l’utilité des TIC, de formation des jeunes et des publics défavorisés et de facilitation de l’accès public aux TIC. La création d’une « Semaine numérique » annuelle, dans les trois régions du pays, a permis de rencontrer le premier de ces objectifs. Cependant, le rapport précise qu’il serait désormais nécessaire de compléter cette approche par une stratégie à plus long terme, à travers des démarches de formation, notamment.
La fracture numérique est en régression
En effet, on sait aujourd’hui que la fracture numérique comporte deux aspects principaux : son premier degré concerne l’accès aux technologies, tandis que son second degré est davantage lié aux compétences dans l’utilisation des TIC. En ce sens, la formation de la jeunesse est un enjeu important : le rapport indique qu’il s’agirait d’un des meilleurs moyens de lutter contre la fracture numérique à long terme, mais que les résultats sont actuellement faibles, suite à un manque d’implication du système scolaire, surtout dans la Communauté française. Pour ce qui est de la formation des publics défavorisés, le bilan déplore que les initiatives de terrain doivent s’accommoder d’une certaine précarité sur le plan financier.
L’accès public aux TIC a été facilité par la création d’Espaces publics numériques, c’est-à-dire des lieux où on peut accéder librement à des ordinateurs et à Internet, tout en bénéficiant de l’encadrement d’un animateur. Début 2010, 96 d’entre eux avaient reçu le label officiel en Wallonie, mais, dans ce cas encore, on gagnerait en efficacité, si le métier d’animateur d’EPN, qui concerne environ 600 personnes en Wallonie, sortait de la précarité qui est la sienne actuellement.
Le baromètre de la fracture numérique fourni par Statbel donne des indications sur la manière dont évoluent les usages d’Internet et des TIC : « On retient, dans l’ensemble, qu’une fois la barrière de l’accès franchie, la grande majorité des utilisateurs d’Internet l’utilisent au moins une fois par semaine. Les utilisateurs assidus (tous les jours ou presque) représentent 75 % des utilisateurs en 2009, contre 66 % en 2005. La plupart des utilisateurs d’Internet (92 % en 2009 contre 81 % en 2005) ont un accès à domicile. L’accès à Internet sur le lieu de travail est nettement moins fréquent que l’accès à domicile. Dans la tranche d’âge 25-54 ans, seulement 52 % des personnes utilisent Internet au travail en 2009 (40 % en 2005). Les personnes de 25 à 54 ans qui utilisent Internet uniquement sur leur lieu de travail, sans y accéder à domicile, ne représentent plus que 3 % des utilisateurs en 2009, contre encore 12 % en 2005 »[2].
Les jeunes « off-line » : un phénomène invisible
Le recul indéniable de la fracture numérique, dont on vient de donner quelques exemples, peut néanmoins s’accompagner d’observations inattendues. Par exemple, est-on absolument sûr que la jeunesse actuelle, celle qu’on appelle parfois la « génération Internet », échappe totalement à ce phénomène ? La Fondation Travail Université, qui s’est penchée sur la question, a rencontré certaines difficultés à y répondre[3].
L’estimation du pourcentage de jeunes qui sont des utilisateurs occasionnels ou des non-utilisateurs des TIC (que l’étude appelle « quasi off-line »), varie suivant les sources statistiques qu’on consulte. D’une part, « Selon Eurostat/Statbel, la population des jeunes 16-24 ans se répartit de la façon suivante : 75% d’utilisateurs assidus d’internet, 16% d’utilisateurs non assidus et 9% d’utilisateurs épisodiques ou non utilisateurs »[4]. Mais, pour le consultant en marketing InSite, seuls 5 % des jeunes de 16 à 24 ans n’utilisent Internet qu’une fois par mois et l’AWT, dans son enquête 2008), évalue à 13 % de la même tranche d’âge ce qu’elle nomme les « utilisateurs occasionnels » d’Internet[5].
Les statistiques apportent des indications en creux. Ainsi, on sait que c’est à leur domicile que les jeunes « on line » surfent le plus et utilisent l’ordinateur : « Lorsqu’on observe l’évolution au cours des quatre dernières années (2005-2008), on constate une diversification des lieux d’utilisation des jeunes de 16-24 ans : le domicile passe de 81 à 92% des utilisateurs, le lieu de formation de 26 à 40%, les voisins et les proches de 15 à 18%, le lieu de travail de 9 à 12%, tandis que la proportion de jeunes qui utilisent internet uniquement à la maison décroît de 53% à 40% »[6].
Dès lors, la connaissance du pourcentage des ménages qui n’ont pas de connexion à Internet ne pourrait-elle pas donner une idée de la proportion des jeunes qui ne sont pas connectés ? « Parmi les ménages avec enfants sous le même toit, 78% ont une connexion internet, contre 54% des ménages sans enfant à la maison. Une autre lecture de ces chiffres consiste à dire que 22% des ménages avec enfants n’ont pas de connexion internet. La proportion de non connectés est plus élevée dans les familles monoparentales (41%), avec de grands écarts entre les Régions : 28% de familles monoparentales non connectées en Flandre, 49% à Bruxelles, 51% en Wallonie (Statbel, 2007). L’enquête Statbel ne permet toutefois pas de répartir les ménages off-line selon l’âge des enfants, donc de savoir dans quelle mesure des ménages avec des enfants de plus de 16 ans sont off-line. Selon les traitements statistiques complémentaires effectués par l’AWT (enquête AWT 2008), 14% des ménages wallons ayant des enfants d’au moins 11 ans à la maison n’ont pas de connexion internet à domicile. Parmi l’ensemble des ménages wallons qui n’ont pas de connexion internet domestique, les ménages avec enfants de 11 ans et plus ne représentent que 10% »[7].
Un ménage sur cinq n’est pas connecté à Internet
Que montrent ces chiffres ? Que 14 à 22 % des familles ne disposent pas de connexion Internet et que ces pourcentages s’accroissent encore au sein des familles monoparentales (parmi lesquelles les femmes sont majoritaires)[8]. Mais cela ne donne aucune idée du nombre de jeunes de ces milieux qui soient « quasi off-line ». La question reste entière. Les auteurs de l’étude en arrivent à suggérer que les jeunes « quasi off-line » constituent un phénomène invisible : personne ne les a vus et on ignore leur nombre.
Faute de pouvoir cerner statistiquement cette frange de la jeunesse, les auteurs de l’étude ont alors décidé de rencontrer des acteurs de terrain qui s’occupent des jeunes en difficulté (travailleurs sociaux des services d’aide à la jeunesse, éducateurs de rue, etc.), afin de les interroger sur les pratiques numériques de leur public. Il est apparu d’abord que, pour ceux-ci, la question de l’inclusion numérique des jeunes ne constituait pas un enjeu prioritaire. Cependant, les entretiens ont quand même permis de préciser un certain profil de ces jeunes « quasi off-line » ».
« La multiplication des rencontres et discussions avec des intervenants d’horizons divers a progressivement conforté l’équipe de recherche dans l’idée qu’il n’existait pas un groupe particulier de jeunes off-line, mais plutôt une diversité de situations de quasi-déconnexion ne concernant, chacune d’entre elles, qu’un petit nombre de jeunes (…) Les intervenants de terrain confirment donc le bien-fondé de l’élargissement de la notion de ‘off-line’ aux situations partielles de déconnexion ou de quasi-déconnexion, comme celles des jeunes utilisateurs faibles, épisodiques ou intermittents »[9].
Finalement, la conclusion de l’étude est que ces jeunes « quasi off-line » se rencontrent dans un certain nombre de situations de précarité, de pauvreté ou de marginalisation sociale qui caractérisent globalement l’univers familial dans lequel ils évoluent : familles où les parents sont absolument étrangers à Internet et à l’ordinateur et n’éprouvent pas le besoin ou n’ont pas les moyens de se connecter ; familles équipées d’un ordinateur, mais où la faible qualité du logement fait en sorte qu’il est quasi impossible d’utiliser l’ordinateur dans la tranquillité ; interdits de type culturel qui frappent surtout les filles obligées de rester à la maison ; situation de certaines minorités ethniques, comme les gitans ; jeunes en marge qui vivent surtout dans la rue, etc.[10].
Fracture numérique ou précarisation sociale ?
Cette étude met finalement en évidence le fait que la fracture numérique n’est qu’un des aspects que revêt aujourd’hui la précarisation de plus en plus importante d’une partie de la population. N’est-il pas, dès lors, difficile d’imaginer que cette fracture disparaisse un jour si, par ailleurs, rien n’est fait pour diminuer le caractère de plus en plus inégalitaire de la société contemporaine ? Ne serait-il pas finalement plus judicieux de militer en faveur d’une société plus juste que de mettre au point des plans pour lutter contre la fracture numérique ?
D’autre part, on peut se demander, si l’évolution technologique pourrait, à l’avenir, contribuer à accroître l’inclusion numérique ? La question était posée par un expert de chez Microsoft, lors d’un colloque organisé durant la Semaine numérique 2011[11]. Bruno Schröder mettait en évidence l’extraordinaire accélération que connaît l’évolution technologique en vertu de la loi de Moose : d’ici 2032, les ordinateurs devraient être 3 millions de fois plus puissants qu’aujourd’hui. Auparavant, l’innovation technologique touchait d’abord les entreprises. Ce stade est révolu : désormais, c’est vers les individus que les innovations, comme les ipad, ipod, iphone, etc., sont dirigées. Les systèmes de communication numériques et les réseaux sociaux s’adressent à des clientèles qui se chiffrent en milliards d’individus au niveau planétaire (1,3 milliards de boîtes Hotmail, 500 millions de clients de Facebook).
A l’avenir, on peut supposer que les technologies deviendront totalement conviviales, ne demandant plus aucune compétence particulière, ni aucun apprentissage aux utilisateurs : les interfaces utilisateurs naturels (« naturel users interfaces ») mettront la personne en contact direct avec les machines par l’intermédiaire de la reconnaissance des gestes, de la voix, par l’immersion en trois dimensions. Les nouvelles applications reconnaîtront sans possibilité d’erreur leurs utilisateurs par la silhouette ou la texture de la pupille, comme on le voyait dans le film I Robot.
Certes, il n’existera plus d’obstacle matériel ou intellectuel entre l’homme et l’univers numérique, mais cela supposera-t-il que tous soient égaux face aux innovations ? Sans doute pas, car rien ne dit que les progrès technologiques, qui seront sûrement fabuleux, s’accompagneront de l’avènement d’une société plus juste et donc, pour le dire comme une lapalissade, le principal obstacle à l’égalité restera les inégalités, le principal obstacle à la justice restera l’injustice et, dans une société inégalitaire, l’accès au progrès restera injustement réparti.
Pour citer cette analyse :
René Begon, "La fracture numérique sera-t-elle soluble dans l’innovation technologique ou dans la justice sociale ?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2011. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/266-la-fracture-numerique-sera-t-elle-soluble-dans-l-innovation-technologique-ou-dans-la-justice-sociale
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] FTU-KH Kempen, « Préparation de la deuxième phase du plan national de lutte contre la fracture numérique 2011-2015 » (résumé opérationnel), octobre 2010, page 1.
[2] FTU-KH Kempen, op. cit., pages 5-6.
[3] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, Les jeunes off-line et la fracture numérique. Les risques d’inégalités dans la génération des « natifs numériques », Namur, FTU, 2009, 90 pages.
[4] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., page 14.
[5] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., page 15.
[6] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., page 16.
[7] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., page 18.
[8] En 2005, les mères isolées représentaient 72,5 % des parents isolés (Cf. Femmes et hommes en Belgique. Statistiques et indicateurs de genres, Bruxelles, Institut pour l’Egalité des femmes et des hommes, 2006, pages 16-17).
[9] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., pages 28-29.
[10] Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, op. cit., page 31.
[11] Bruno Schöder (Microsoft Belux), « Technologie : une solution à l’inclusion numérique ? », colloque « Les compétences TIC et l’emploi », Sénat de Belgique, 24 février 2011.