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en Éducation Permanente

Entre aide et contrainte en maison d’hébergement : réflexions sur les pratiques de terrain au refuge du CVFE

Après avoir émis l’hypothèse, dans un premier article, que certaines techniques de « thérapie brève » pourraient contribuer à réduire le paradoxe consistant pour des intervenant-e-s psychosociales, -aux à devoir simultanément venir en aide aux personnes et à leur imposer certaines contraintes, il s’agit aujourd’hui de faire dialoguer les approches de thérapie brève et celles, plus traditionnelles au sein du CVFE, d’intervention féministe.

Dans un article précédent, nous nous étions questionné-e-s sur un paradoxe pouvant apparaitre dans le contexte d’une maison d’hébergement lorsque les intervenant-e-s sont aux prises simultanément avec deux logiques potentiellement contradictoires : le fait de tenter d’aider une personne bénéficiaire de nos services d’une part ; le fait de contraindre et parfois même de contrôler cette même personne dans ses comportements d’autre part[1].

A la fin de notre questionnement, nous avions émis l’hypothèse qu’introduire certains préceptes d’une approche dite de « thérapie brève » dans nos réflexions et nos pratiques de terrain pourrait permettre, dans une certaine mesure, de réduire l’importance de ce paradoxe. Les conséquences de cette « réduction » seraient notamment, selon notre hypothèse, une confiance accrue des femmes et enfants en l’intervenant-e, une dépendance moindre envers nos services et donc un surcroît d’autonomisation, un confort, une marge de manœuvre et, dès lors, une efficacité accru-e-s pour l’intervenant-e dans ses interventions.

Au terme de cette ébauche, nous émettions l’intérêt d’approfondir le questionnement. Cet approfondissement pouvait notamment se dérouler de deux façons :

  1. par l’application concrète des préceptes de la thérapie brève à notre pratique de terrain, son adaptation et l’évaluation de son efficacité ;
  2. par le dialogue suscité dans les équipes, entre des collègues expérimenté-e-s ou non, porteurs/porteuses d’approches différentes (féministes, systémique, développementale, etc.) et portant ainsi des regards différents sur l’intervention.

Si le premier point a surtout donné lieu à des démarches indirectes, notamment lors de moments de réflexions en groupe sur nos pratiques de terrain, le second point a constitué la pierre angulaire du présent article. L’objectif principal de notre propos sera de rendre compte de ces discussions ayant été suscitées entre des intervenant-e-s expérimenté-e-s de l’association et l’auteur de cet article, jeune travailleur dans l’association et dont l’expérience professionnelle n’excède pas deux ans.

Cet article débutera par des réflexions assez générales sur les différences et similitudes que nous avons pu noter ou inférer entre les approches dites « féministes » et « thérapie brève ». Ensuite, nous passerons à une discussion plus détaillée des questions d’aide et de contrainte en maison d’hébergement suite à la lecture, par les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes, de l’analyse parue en 2011 et citée précédemment.

Entre intervention féministe et thérapie brève : divergences et similitudes

Une des premières réflexions qui a émergé de nos discussions est que, selon certain-e-s intervenant-e-s[2], l’approche dite de « thérapie brève » serait déjà utilisée depuis un certain temps dans nos interventions auprès des femmes victimes de violences. Le but général de celles-ci est de rendre du pouvoir aux femmes sur leur existence. Afin d’opérationnaliser cet objectif général, un objectif minimal et concret va être défini. Celui-ci variera selon les valeurs, croyances, l’éducation, le vécu, la situation conjugale ou familiale, etc. de chaque femme. Les intervenant-e-s semblent généralement s’accorder sur le fait que « ce sont les femmes qui fixent leur(s) objectif(s) et nous nous sommes garant-e-s du cadre et des moyens mis en œuvre pour atteindre le(s) objectif(s) défini(s) ». En cela, la correspondance avec une approche dite de « thérapie brève » est flagrante.

Neutralité de l’intervenant-e ?

Une première différence pourrait être notée dans la façon de questionner et de mettre la femme « au travail ». Dans un questionnement type « thérapie brève », l’intervenant-e va s’intéresser, majoritairement, au vécu actuel de la personne et ne remontera dans le passé que si cela semble pertinent pour comprendre la « vision du monde » de la personne[3]. Un-e intervenant-e adoptant une approche féministe aura tendance, quant à lui/elle, à questionner non seulement le vécu actuel d’une personne, mais se centrera également sur son histoire passée. Dans ce questionnement, il s’agira de mettre en lumière les rapports au genre, aux rôles sexuels, l’identité sexuelle, les mentalités de la personne, de son conjoint, de sa famille d’origine et de la société dans laquelle elle a grandi.

Les contenus que ce type de questionnement vise à mettre au jour laissent entendre, de façon plus ou moins implicite selon la façon dont les questions sont posées, l’existence de certaines valeurs telles que l’égalité entre les sexes, la remise en question d’un modèle patriarcal, etc. propres aux intervenant-e-s de notre association. A l’inverse, un-e intervenant-e type « thérapie brève » se targuera de présenter, au début de son intervention, une attitude la plus neutre possible, c'est-à-dire la moins empreinte d’a priori, de croyances, de valeurs, de jugements personnels, afin d’encourager la femme à développer son vécu tel qu’elle l’entend, de la façon « la plus vraie pour elle ». La personne est invitée à développer « sa vision de ce qui fait problème pour elle » et les questions de l’intervenant-e-s ne viseront qu’à aider à clarifier cette vision sans l’orienter.

Rester neutre ou expliquer ses valeurs

Cette absence de positionnement de l’intervenant-e « thérapie brève », au début de son intervention, semble généralement critiquée par les intervenant-e-s issues des approches féministes. Ils ou elles expriment que « tout-e intervenant-e est membre d’une société et donc porteur/euse de valeurs. Il ou elle ne peut dès lors pas être neutre et se doit, par honnêteté envers la femme, d’expliciter dès le début de son intervention ce en quoi il ou elle croit de façon à ce que cette femme sache à quoi s’en tenir ». Il ne s’agit pas pour autant de présenter ses propres conceptions d’intervenant-e comme étant la vérité pure, unique et inaltérable. Les intervenant-e-s féministes voient dans cette façon d’intervenir une manière de poser les bases de la relation et de favoriser la création d’un lien de confiance : « la femme sait de quel bois je me chauffe ».

Les intervenant-e-s type « thérapie brève » estiment pour leur part qu’en développant leurs propres croyances, valeurs et conceptions, ils ou elles risquent de se focaliser sur leur manière de percevoir le vécu de la femme plutôt que sur la façon dont celle-ci le définit. L’absence d’a priori et de valeurs personnelles de l’intervenant-e, dès le début de l’intervention, leur semble une approche plus respectueuse de la femme, encourageant celle-ci à aller plus loin dans la clarification de ses propres valeurs, croyances, etc. et favorisant par là-même la création d’un lien de confiance plus authentique. Entendue et reconnue dans sa perception de son vécu, la femme ne développera pas de résistances envers les intervenant-e-s qui rendraient le travail plus complexe et laborieux.

Cela nous amène à la question de la normativité ou non-normativité de ces approches théoriques et thérapeutiques (au sens large de ce terme). L’approche dite de « thérapie brève » se veut non-normative et non-pathologisante. Le courant constructiviste qui sous-tend cette approche estime en effet que ce que nous pensons être « la norme » est dépendant d’une éducation, d’une culture, d’une société données, en d’autres mots, d’un contexte particulier. Ce que nous concevons comme « pathologique » ou non, l’est également. Notre réalité n’est donc qu’une réalité parmi d’autres. Elle est relative.

Etre à l’écoute ou prendre position

Adoptant une approche constructiviste, l’intervenant-e « thérapie brève » se montrera à l’écoute de la réalité de l’autre (sa « vision du monde »), et ne cherchera pas à le ou la convaincre de la sienne propre. Sa démarche consistera à amener la personne vers un changement qu’elle (personne bénéficiaire) estimera satisfaisant. La logique en thérapie brève pourrait donc être définie de la façon suivante : « la personne bénéficiaire sait ce qui est bon pour elle ».

De leur côté également, les intervenant-e-s issues d’approches féministes s’accordent généralement pour dire qu’il est utile voire même nécessaire de « rejoindre la femme dans sa vision de ce qui fait problème », Cependant, elles n’hésitent pas à injecter clairement dans leurs interventions leurs conceptions de « ce qui est fonctionnel, normal » et de « ce qui ne l’est pas ». La norme n’est pas définie uniquement par la femme, mais également, en partie, par les intervenant-e-s.

Pour les intervenant-e-s, une façon de définir cette norme pourrait être que « dans un couple, le pouvoir doit être réparti de façon égalitaire entre les membres du couple ». Selon les tenant-e-s de cette approche, l’intervenant-e a le devoir de prendre position, même si cela peut parfois être difficile à entendre pour les femmes auprès desquelles il ou elle intervient. L’expérience leur montre d’ailleurs que les femmes qui ne sont pas prêtes à entendre leur positionnement restent sourdes sur le moment, mais reconnaissent à long terme que les intervenant-e-s avaient raison de se positionner ainsi et les en remercient.

Les approches féministes considèrent que l’absence de positionnement de l’intervenant-e, sous prétexte de vouloir conserver une attitude « neutre » reviendrait à blanchir l’auteur de violence et à le renforcer dans ses comportements car « ne pas dire que ‘ça ne va pas’, c’est laisser entendre que ‘ça va’ ». Ce faisant, l’intervenant-e, d’une façon plus ou moins explicite, reproduirait les rapports sociaux inégalitaires dans ses interventions.

Du danger de renforcer un système énagalitaire

En d’autres termes, il est considéré par les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes que leur attitude peut soit remettre en question, soit renforcer un système conjugal ou familial inégalitaire en terme du pouvoir détenu par chaque membre de ce système. A ce sujet, la seconde cybernétique dit d’ailleurs que « l’observateur fait partie du système observé et l’influence en même temps qu’il l’observe ». Selon les intervenant-e-s issues d’approches féministes, la neutralité de l’intervenant-e est donc un leurre et, dans un modèle patriarcal, celle-ci s’avère préjudiciable aux femmes. Les questions de pouvoir et d’égalité-inégalité seraient-elles passées sous silence dans les modèles systémique et de thérapie brève ?

A fortiori dans un contexte de violence conjugale ou familiale, les intervenant-e-s issues d’approches féministes jugent qu’il est de leur devoir d’expliciter à la femme dès le début de leur intervention que « la violence est inacceptable, y compris la sienne, et ce vis-à-vis de n’importe qui ». Il est possible d’ajouter à cela le postulat que, quel que soit le contexte de vie et l’environnement sociétal, une femme a universellement le droit de vivre sans être victime de violence. Il s’agit d’un droit fondamental face auquel, rappelons-le, les intervenant-e-s doivent se positionner.

En cela, les intervenant-e-s issus de la thérapie brève s’accorderont sans doute pour dire que, tout en étant centré-e-s sur la vision que la femme a du problème, leur intervention pourra dans certains cas insister sur un « rappel de la loi ». Cette intervention pourrait prendre, par exemple, la forme suivante : « bien que je puisse entendre ce que vous me dites, je ne ferais pas mon travail si je ne vous disais pas que vous êtes membres de notre société, que vous vivez dans notre pays et que ce pays a des lois que chaque personne est tenue de respecter. Et tant que vous ferez partie de cette société et de ce pays, vous êtes dans l’obligation de respecter ces lois sous peine de vous mettre en défaut. Or, dans notre pays, notre société, la violence conjugale ou familiale est un crime et un délit. Elle est donc inacceptable. » En définitive, il pourrait être avancé que, quelle que soit l’approche théorico-clinique privilégiée, l’éthique de l’intervenant-e social-e lui impose ce positionnement minimal.

Les discussions ont mené à émettre une distinction entre la « finalité » et les « objectifs opérationnels ». Dans un contexte de violence conjugale, la finalité pourrait être définie comme « l’arrêt des violences, de la domination et de l’emprise, et de l’inégalité de pouvoir dans le couple ». Les intervenant-e-s issues d’approches féministes s’accordent sur un positionnement clair à ce sujet. Par contre, les objectifs de la femme, visant cette finalité, seront définis par elle.

Qui est l’expert-e ? Qui détient le pouvoir ?

Concrètement, dans la façon dont les entretiens sont menés, nous pouvons percevoir certaines similitudes entre une intervention type « thérapie brève » et une intervention « féministe ». Il s’agit, dans un premier temps, de « partir du discours de la femme, des comportements qu’elle décrit comme problématiques ». Par son questionnement, l’intervenant-e l’invite à se centrer sur elle : son ressenti, ses propres comportements et attitudes.

Dans les deux approches, « l’intervenant-e est maître(sse) du cadre, la femme est maîtresse du contenu ». La position de l’intervenant-e pourrait être définie de la façon suivante : la personne est experte de sa situation, de son vécu. L’intervenant-e, pour sa part, est expert-e de la situation globale. En effet, l’intervenant-e dispose de certaines connaissances et compétences, d’un cadre et de moyens qui peuvent favoriser l’émergence d’un changement. Mais pour que ce changement opère, la personne doit injecter du contenu et se mobiliser.

A cela, les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes ajoutent que les connaissances et savoirs-faires sont mutuellement partagé-e-s entre l’intervenant-e et la femme : « J’apprends de toi, tu apprends de moi ». Dans l’intervention, le pouvoir est ainsi partagé de façon égalitaire entre les protagonistes.

De leur côté, les intervenant-e-s type « thérapie brève » diraient sans doute qu’il n’est pas toujours nécessaire que la femme comprenne et conscientise le processus qui est en train de se dérouler pour en arriver à passer d’un fonctionnement insatisfaisant à un autre plus satisfaisant. Parfois, cette conscientisation se révélera même néfaste. En effet, dans un certain nombre de cas, le fait que la femme soit consciente de ce qui se passe rendra justement le changement plus difficile, voire impossible, de par « la levée des résistances » de cette dernière. Dès lors, les tenant-e-s de cette approche estiment qu’il peut parfois être intéressant, stratégiquement, de ne pas trop expliciter le processus de changement afin, paradoxalement, de favoriser ce dernier.

Inutile de dire que les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes jugeraient sans doute ce procédé irrespectueux de la femme et manipulatoire. Et les intervenant-e-s adeptes de la « thérapie brève » de leur répondre que ce type de stratégies d’influence est propre à toute relation humaine[4] et que, dans ce cas-ci, la stratégie vise à favoriser un changement désiré par la femme et est donc adoptée dans l’intérêt de cette dernière.

Une question se pose alors : la fin (le changement de la femme d’un fonctionnement insatisfaisant pour elle vers un fonctionnement plus satisfaisant pour elle) peut-elle justifier les moyens (une stratégie consistant à masquer certains aspects du processus par lequel la femme est amenée à changer) ?

Des « lunettes » différentes pour analyser les situations

La grille de lecture sous-jacente au questionnement variera dans les deux approches. L’intervention « féministe » en violence conjugale aura comme points de repères les rapports inégalitaires en terme de pouvoir et l’oppression des femmes dans la société, le cycle de la violence[5], l’escalade[6] et le processus de domination conjugale[7], alors que l’intervention « thérapie brève » analysera les tentatives de solutions et les réactions inappropriées, c'est-à-dire des comportements ou attitudes qui tentent de solutionner le problème mais ne contribuent, en définitive, qu’à le maintenir.

En d’autres termes, l’intervention type « thérapie brève » se centrera sur un problème précis, défini par la personne dans l’ici et maintenant et veillera à le clarifier au mieux pour y apporter une solution fonctionnelle pour la personne elle-même. De son côté, l’intervention « féministe » veillera à définir le problème en replaçant l’histoire conjugale de la personne dans une histoire plus globale, c’est à dire familiale, groupale, et même sociétale, en cherchant à établir des ponts entre ces différentes histoires. Le questionnement va donc porter sur deux niveaux juxtaposés : le vécu individuel et le fonctionnement de la société.

Un questionnement que peuvent porter des tenants de la thérapie brève est alors : « N’y a-t-il pas des risques de créer une réalité en cherchant à induire des liens avec un fonctionnement familial ou sociétal, plutôt que de rester au problème actuel tel qu’il est défini par la personne ? ». Ce à quoi les intervenant-e-s issues d’approches féministes répondraient : « On ne peut pas toujours attendre des personnes qu’elles fassent elles-mêmes les liens ». Les intervenant-e-s en thérapie brève répondraient : « Sans doute, mais ces liens sont-ils indispensables à la résolution du problème ? ».

Selon la grille de lecture féministe, ces liens favorisent la compréhension, par la femme, de son mode de fonctionnement et facilite le changement de ce dernier. Dans ce processus, cependant, la femme ira aussi loin qu’elle le souhaite, en fonction de son degré de compréhension, du temps qu’elle se donne pour évoluer, de son rythme et de ses limites, ainsi que de son degré d’adhésion aux options avancées par les intervenant-e-s. En cela, les deux approches semblent accorder une attention importante au rythme et à l’adaptation du questionnement à chaque femme. Les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes reprocheront néanmoins à la thérapie brève de « ne pas chercher plus loin », privilégiant une logique d’efficacité[8].

L’expérience montre que notre réalité de travail en maison d’hébergement ne permettra généralement pas de rencontrer la dame au-delà de six mois. Dès lors, adopter une logique de travail centrée sur la résolution d’un problème actuel concret, tel qu’il est défini par la personne, aurait-il malgré tout du sens ? Comme indiqué au début de cet article, que les intervenant-e-s de l’association soient issu-e-s d’approches dites « féministes » ou « thérapie brève », le travail se centrera toujours sur certains « objectifs minimaux ».

La différence résiderait donc dans l’intérêt, en interventions féministes, pour la clarification d’une connaissance plus globale de la dame, inscrite dans un couple et une famille, porteuse de certaines normes et valeurs, notamment éducatives, qui sera ensuite explicitée à la femme dans l’optique de lui donner plus de pouvoir sur son existence. En thérapie brève, l’accroissement du pouvoir de la femme sur son existence sera envisagé par l’atteinte d’objectifs plus concrets et opérationnels. Si la finalité générale peut s’avérer identique, le processus pour l’atteindre se révélera donc très différent selon l’approche privilégiée.

L’aide et la contrainte en maison d’hébergement

Le paradoxe que nous notions dans l’analyse de 2011 ne saute pas directement aux yeux de certain-e-s intervenant-e-s de notre association. En effet, dans un grand nombre de cas, les contraintes, telles que le respect de règles de vie en communauté, ne sont pas perçues comme nuisant à l’autonomie[9] des femmes, mais davantage comme permettant justement cette autonomie. Cette perception s’ancre dans l’idée que « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres »[10].

Une nuance est directement apportée à cette affirmation : pour que les contraintes ne nuisent pas à l’autonomie, la personne qui les vit doit conserver le droit de contester ces règles et de les appliquer avec une certaine marge de manœuvre. Ce droit pourrait par exemple être entravé si certaines règles en arrivaient à être appliquées par les intervenant-e-s de façon autoritaire, arbitraire, unilatérale, rigide, et avec des conséquences excessives comparativement à la « faute » commise. Dans un tel cas de figure, le risque serait que se produise une sorte d’abus de pouvoir des intervenant-e-s sur les femmes et un sentiment, pour ces dernières, d’injustice, d’avoir été flouées, bafouées. Elles se sentiraient alors dépendantes d’une force supérieure qui les limiterait dans leur autonomie.

Une seconde forme d’abus de pouvoir pourrait se produire si les intervenant-e-s, au nom de l’autonomisation des femmes, en arrivaient à « décider à leur place » concernant des aspects de leur vie personnelle (relations, achats, argent, éducation des enfants, etc.). En d’autres termes, le risque est parfois, au nom de l’autonomisation des femmes, de nous montrer nous-mêmes violent-e-s à leur égard alors que nous cherchons paradoxalement à les aider. Or, certaines prises de décision par les femmes, même si elles peuvent parfois paraitre contre-productives aux intervenant-e-s (par ex., le fait de privilégier l’achat d’un nouveau pantalon plutôt que de la nourriture pour son enfant), font parfois partie de leur cheminement et peuvent s’avérer tout à fait centrales dans leur processus de reconstruction.

Quels critères pour définir une règle ou son application ?

Dès lors, dans quel cas de figure une règle ou son application peuvent-elles restreindre l’autonomie et dans quelle situation n’est-ce pas le cas ? Un critère pourrait être l’importance des bénéfices pour la femme de l’application de certaines règles. Lorsque ceux-ci sont suffisamment grands, cela signifie que la règle est légitime et mérite d’être appliquée. Cela semblerait être notamment le cas des réunions. L’expérience des intervenant-e-s ainsi que les témoignages des femmes hébergées montrent en effet que les réunions apportent énormément aux femmes dans leur cheminement à long terme. Si au départ, les femmes n’adhèrent souvent pas à ces réunions, c’est généralement de ces moments qu’elles se rappelleront le mieux par la suite. Elles en tirent non seulement des bénéfices au niveau de l’autonomie, de la connaissance du processus de violence, de soi et des relations, etc., mais également en termes d’apprentissage à se confronter à des règles et à tenter d’y échapper !

Bien entendu, initialement, l’invitation à se centrer sur soi et à se positionner dans un processus de changement effraye. Les femmes viennent souvent en portant la demande « Changez mon mari, faites qu’il devienne gentil ». Elles n’ont pas l’habitude de se centrer sur leurs émotions, leurs besoins, leurs demandes. Dès lors, si le choix leur était laissé, elles ne participeraient pas aux réunions. En conséquence, le travail de découverte de soi et de changement pour soi se ferait beaucoup plus lentement et serait beaucoup moins puissant. C’est la raison pour laquelle ces réunions sont imposées.

Cependant, les intervenant-e-s de l’association semblent rester vigilant-e-s. En effet, la logique de « On t’oblige car on sait que cela te sera bénéfique, même si toi tu ne le sais pas encore » pourrait rapidement amener les intervenant-e-s à « décider à la place des femmes » dans d’autres aspects de leur vie, en toute bonne foi et sans se rendre compte que dans certains cas, les femmes savent mieux que personne ce qui est bon pour elles. L’abus de pouvoir qui en découlerait a été développé à la page précédente.

Si les bénéfices d’une règle semblent suffisamment grands pour l’appliquer, comment faire passer les femmes d’une attitude contrainte à une attitude demandeuse ? Un des premiers objectifs des réunions de vie communautaire est de « faire prendre conscience qu’un conflit n’est pas mortel et qu’il est possible de transformer un conflit en problème à résoudre ». Lorsque cette prise de conscience s’opère, les femmes deviennent demandeuses, car elles ne s’y présentent plus dans la peur de la violence, mais en mettant des choses en place pour obtenir des bénéfices à communiquer différemment.

En effet, lorsqu’elles réalisent qu’il existe une façon plus adéquate, fonctionnelle et respectueuse de dire les choses, à la fois pour autrui et pour soi, dans un lieu sécurisant (règles telles qu’il est interdit d’insulter, etc.), elles arrivent à se faire entendre. Le conflit de départ se révèle différent en termes d’émotions, de partage, etc. Il s’avère plus constructif, car chacune des femmes peut s’affirmer, obtenir ce qu’elle désire et participer à la résolution du problème.

Dans les réunions visant à travailler sur le vécu de violence des femmes, un objectif similaire est envisagé : il s’agit de « faire prendre conscience aux femmes du processus de violence, du fait qu’il existe souvent des points communs entre elles dans leur vécu de femmes victimes de violence et du fait qu’elles ont le pouvoir de développer d’autres modes relationnels non-violents, plus satisfaisants et harmonieux ». Une fois cette prise de conscience entamée, les femmes deviennent désireuses d’en apprendre davantage, augmentant ainsi leur pouvoir sur leur existence et leur satisfaction d’être en relation avec autrui.

Un second critère, permettant sans doute de distinguer les situations dans lesquelles « la contrainte est aidante » de celles dans lesquelles elle restreint l’autonomie, pourrait être, comme nous l’indiquions précédemment, la présence d’une certaine violence en raison d’une attitude jugeante et punitive. Notamment, en arriver à juger une femme comme « mauvaise mère », car elle ne s’occupe pas de ses enfants selon nos normes culturelles, serait non seulement violent en soi, mais risquerait d’amener des sanctions sociales et affectives.

Dans le même ordre d’idée, un troisième critère rapidement noté précédemment pourrait être l’existence d’une sanction disproportionnée par rapport à la faute commise. Les intervenant-e-s semblent s’accorder pour dire qu’envisager de remettre en question un hébergement pour le seul fait de ne pas avoir participé aux réunions, sans prendre le temps de comprendre le sens qu’ont pour la femme ces absences répétées, serait injuste. Pour être juste, une sanction se doit d’être proportionnée. Y aurait-il, dès lors, un intérêt de diversifier les sanctions en fonction des « fautes » commises ? En effet, des sanctions disproportionnées susciteraient un vécu de violence et d’injustice ou amèneraient les intervenant-e-s à ne pas les appliquer. Or, sans appliquer de sanction en cas de non respect de la règle, comment la faire respecter ?

Distinction entre « contrainte » et « contrôle »

Arrivé à ce moment du questionnement, certains termes employés mériteraient d’être précisés afin de clarifier notre propos. Certain-e-s intervenant-e-s issues des approches féministes émettent une différence entre le « contrôle » et la « contrainte », au niveau du degré de pouvoir qu’ils ou elles supposent être détenu par une personne sur une autre.

Nous l’indiquions plus tôt : la contrainte est induite par l’existence de règles, lesquelles sont nécessaires à la vie en communauté et permettent cette vie plus qu’elles ne la limitent. A fortiori en maison d’hébergement, les règles et la contrainte qu’elles engendrent apparaissent indispensable au « bien vivre ensemble ».

Le contrôle, quant à lui, suppose, selon les intervenant-e-s féministes, la prise de pouvoir d’une personne sur une autre. Dans un contexte de maison d’hébergement, il s’agit donc d’opérer une distinction entre d’un côté l’existence de règles qui facilitent la vie en communauté et l’augmentation de l’autonomie par la connaissance de soi et un certain nombre d’apprentissages (contrainte), et de l’autre l’application abusive de ces règles ou de sanctions disproportionnées qui constituerait un abus de pouvoir de la part des intervenant-e-s et/ou de l’institution sur les femmes et enfants hébergés (contrôle).

Si le pouvoir détenu par l’association et les intervenant-e-s sur les personnes qui bénéficient du service est indéniable, il ne doit en aucun cas mener à des abus tels que nous les définissions précédemment (réutilisation de règles de façon arbitraire et unilatérale lorsque cela arrange les intervenant-e-s, contrôle et jugement de la compétence parentale des femmes envers leurs enfants, etc.).

Le fait de « faire à la place des femmes » ou d’être très proactif dans l’aide proposée peut parfois être induit par les intervenant-e-s lorsque, paradoxalement, les femmes sont autonomes très rapidement après leur arrivée. Selon certain-e-s intervenant-e-s, ce paradoxe pourrait être défini de la sorte : « En tant qu’intervenant-e, je cherche à favoriser l’autonomisation des femmes, mais si elles sont autonomes, je n’ai plus rien à faire. Je peux alors me sentir inutile, mal à l’aise, dans l’inconfort. Pour apaiser ce sentiment, je peux alors, sans m’en rendre compte, devenir très actif/ve dans le fait de proposer mon aide et, sans le vouloir, susciter et cultiver une certaine dépendance de la femme à mon égard et/ou une tendance, chez cette dernière, à adopter une attitude visant à nous rassurer sur notre utilité ».

Du risque de perdre le lien de confiance ?

Nous nous questionnions précédemment sur l’existence d’un risque de déforcer ou de rompre le lien de confiance avec les personnes bénéficiaires de nos services, si nous adoptons une position tranchée dès le début de l’intervention versus si nous clarifions la vision du monde de la femme sans lui faire part de nos propres valeurs, croyances et conceptions. Qu’en est-il dans le cas d’une intervention se situant à la fois dans l’aide et dans la contrainte ?

Les intervenant-e-s semblent généralement considérer la maison d’hébergement comme « un lieu d’expérimentation », représentant une sorte de « mini-société », en d’autres termes : un microcosme. En ce sens, comme dans toute société, la relation peut parfois être mise à mal avec certain-e-s intervenant-e-s ou des femmes hébergées, selon ce qui s’y déroule. Il s’agira alors de pouvoir évoluer dans ces relations et de trouver d’autres personnes ressources auxquelles accorder sa confiance. La richesse d’une maison d’hébergement réside notamment dans ces opportunités d’expérimentation relationnelle. Parmi les nombreux apprentissages qu’elles feront durant leur séjour, les femmes hébergées pourront notamment découvrir qu’« on ne peut pas toujours faire confiance à quelqu’un en fermant les yeux ». La confiance n’est jamais inconditionnelle, « on ne dit pas ‘Oui, Amen’ à tout ». On a le droit d’être méfiant-e, de s’opposer, de refuser et d’être en désaccord. On peut remettre en question, critiquer, questionner.

Par ailleurs, en lien avec le point précédent distinguant « contrainte » et « contrôle », il semblerait que la perte de confiance soit moins souvent liée aux règles qu’à des abus de pouvoir ou à des jugements de la part des intervenants, que ceux-ci soient « réels » ou ressentis comme tels par les femmes[11]. Généralement, les femmes connaissent les règles et le fait de les rappeler peut susciter de l’opposition, du désaccord, mais n’ira pas jusqu’à une perte de lien.

Par contre, il est admis que, en raison de leur connaissance de ces règles, les dames peuvent parfois tenter de masquer certains éléments ou de s’organiser pour tenter d’enfreindre les règles sans se faire prendre. La qualité du lien peut parfois être entachée par cette sorte de « jeu de dupes » en raison de l’existence de ce rapport contraignant. Les intervenant-e-s semblent s’accorder sur le fait que cet impact sur la qualité du lien n’est pas un problème. Nous l’indiquions précédemment : les femmes, parmi d’autres apprentissages, réalisent que les contraintes existent, mais que la méfiance et les désaccords aussi. Il s’agit d’apprendre à composer avec tout cela.

Les femmes peuvent aussi prendre conscience que, comme dans toute relation, l’interlocuteur et le système ne sont pas parfaits. Les deux ont leurs failles, leurs faiblesses, leurs limites et leurs contradictions. Elles peuvent apprendre à jouer avec cela, à trouver des failles dans le système de façon à tenter de le remettre en question et, ainsi, d’essayer d’obtenir l’assouplissement de certaines règles d’une manière qui leur convienne.

L’apprentissage d’une certaine méfiance et d’une certaine prise de recul critique sur l’état d’une relation n’empêche pas les intervenant-e-s de travailler. Au contraire, ce peut même être un objectif concret et explicite dans des situations où la femme a été victime de sa naïveté, abusée par des personnes qui ont profité d’une confiance qu’elle leur accordait de façon inconditionnelle.

Prendre un recul critique sur ce qui est vécu dans les relations, c’est aussi, pour la femme, se donner une place et se centrer sur elle-même. Elle est ainsi invitée à penser, à se représenter en tant qu’individu et femme, à laisser émerger un avis personnel. Tous ces apprentissages plus ou moins formels, plus ou moins explicites, contribuent à la reprise de pouvoir des femmes sur leur existence.

La question du passage au « Neuf » et de la fin d’hébergement

Précédemment, nous explicitions l’importance de certaines règles propres à notre Maison d’hébergement et, notamment, la présence obligatoire des femmes aux réunions. Par ailleurs, le parcours des femmes hébergées au sein de notre maison d’hébergement comporte généralement plusieurs étapes. Si celles-ci peuvent parfois être envisagées en concertation avec la femme, il arrive qu’elles soient d’une certaine manière imposées par l’association ou les intervenant-e-s.

Ce peut être le cas du passage de la maison de vie communautaire (le « refuge »vers l’immeuble à appartements (le « Neuf »), ou du départ de la maison, signifiant donc la fin de l’hébergement. A quel moment imposons-nous des contraintes, au travers de ces étapes et à quel moment celles-ci risquent-elles de virer dans le contrôle ? En d’autres termes, à quel moment est-on aidant ? A quel moment est-on respectueux du rythme de la personne ? A quel moment risque-t-on de perdre le lien de confiance avec la dame ?

La première réflexion suscitée par ces questions est que notre mode de fonctionnement dépend de certains aspects matériels autour desquels nous avons construit une réalité. Ayant deux immeubles à disposition, l’un composé d’appartements et l’autre impliquant une vie communautaire, nous avons convenu que le déroulement d’un hébergement impliquerait généralement un premier passage par le refuge communautaire, suivi d’un séjour dans les appartements, avant d’envisager une fin à l’hébergement.

Il s’agit d’une logique institutionnelle et non d’une loi universelle. Par exemple, dans le cas des hébergements individuels, une situation inverse (e.g. commencer par le « Neuf » et terminer par le refuge) pourrait avoir tout autant de sens : la dame hébergée commencerait par « se reconstruire » loin du bruit et de l’agitation d’un lieu communautaire et, lorsqu’elle aurait suffisamment « repris du poil de la bête », il serait envisagé qu’elle rejoigne la communauté. Dans une approche type « thérapie brève », la question qui semble devoir se poser est celle de la vision que la femme se fait de l’hébergement communautaire ou en appartement et de ce qui semble le mieux correspondre à son vécu, à ses besoins actuels et à son rythme. L’autre possibilité, critiquée par les tenants de cette approche, serait de partir du postulat que « nous, intervenant-e-s, savons ce qui est bon pour elle ». Nous en revenons ici au débat suscité au début de cette analyse.

Concernant la fin d’hébergement, cette décision est souvent prise en concertation avec les femmes hébergées. Il arrive cependant que cette décision leur soit imposée. Il est souvent constaté avec étonnement que les femmes éprouvent le souhait de rester dans la vie communautaire le plus longtemps possible, malgré les désagréments que ce contexte nous semble comporter (bruit, inconfort, manque d’intimité, etc.).

Vers une (re-)définition de critères objectifs ?

Pour revenir à la question de la contrainte et du contrôle, il semblerait (qu’il s’agisse de décider un passage au « Neuf » ou la fin d’un hébergement) que l’existence de critères clairs permettrait de simplifier et d’objectiver les prises de décisions. Nous l’avons vu précédemment : l’absence de règles claires peut amener, dans certains cas, une application de celles-ci par les intervenant-e-s qui sera ressentie comme autoritaire, arbitraire et injuste par les femmes.

Les intervenant-e-s semblent s’accorder sur le fait que le critère premier permettant d’évaluer la pertinence de la fin d’hébergement du point de vue des professionnels devrait être une sorte de « comparaison » du niveau de la dangerosité vécue par la femme actuellement hébergée avec celui auquel est exposé une femme formulant une nouvelle demande d’hébergement. En effet, le refuge est défini avant tout comme un lieu d’accueil d’urgence ayant pour objectif premier de fournir une sécurité aux femmes et enfants en situation de danger important et imminent en raison de violences conjugales et familiales. Il s’agit donc d’un lieu d’accueil « transitoire ».

Lorsque les femmes hébergées sont suffisamment autonomes, ne sont plus en danger, se sont constituées une sécurité financière et un réseau suffisamment élargi, il peut alors s’avérer légitime de les inviter à trouver d’autres lieux d’hébergement ou d’accueil, un appartement ou de la famille, des amis chez qui se rendre pour laisser leur place à d’autres femmes et enfants ayant besoin d’une sécurité immédiate. Généralement, les femmes dans ce cas de figure reconnaissent qu’il n’est plus pertinent qu’elles restent hébergées. Elles sont d’ailleurs très souvent à l’extérieur et les intervenants ne les aperçoivent plus qu’en « coup de vent ».

D’autres femmes dans ce cas de figure éprouvent pourtant des appréhensions à quitter le refuge ou leur appartement, lieu connu et sécurisant. La question est alors de savoir : comment contraindre une dame à la fin de son hébergement, si cette étape nous apparaît légitime et bénéfique pour elle, mais sans recréer de la violence de par la rupture d’un lien qui a été aidant et l’abandon de la femme à une réalité qui, parfois, la dépasse ?[12]

En guise de conclusion : quelle utilité des préceptes de la thérapie brève ?

Nous indiquions précédemment que certain-e-s intervenant-e-s estiment, déjà à l’heure actuelle, utiliser certains préceptes de thérapie brève dans leurs pratiques de terrain. Notamment, les intervenant-e-s définissent généralement avec la femme un objectif minimal. L’objectif minimal est perçu par certain-e-s comme indispensable pour savoir à quel moment décider qu’on a atteint la fin de l’intervention et également pour amener les dames à se centrer sur elles et non sur leur conjoint : « Que pourrais-tu changer au minimum pour amener une amélioration significative dans ton vécu, dans ton expérience ? ». Il leur arrive également de « prescrire des tâches » ou d’utiliser des « injonctions paradoxales », techniques généralement utilisées en thérapie brève. Mais qu’en est-il des préceptes cités dans l’article précédent ?

« Parler le langage du client » : en thérapie brève, cette adaptation de l’intervenant-e aux attitudes, comportements, intonations, postures, etc. de la femme est considérée comme indispensable pour maximiser l’affiliation et, ainsi, favoriser la création d’un lien de confiance, indispensable au bon déroulement de l’intervention et à l’atteinte des objectifs. Les intervenant-e-s féministes semblent d’avis que parler le langage du client est utile, mais n’est pas indispensable. Par ailleurs, pour les tenant-e-s des approches féministes, se montrer authentique en tant qu’intervenant-e est souvent perçu comme plus honnête et favorisant, là aussi, la création du lien de confiance.

« Clarifier la vision du monde » : en thérapie brève, l’intervenant-e va commencer par clarifier la vision du monde de la femme sans injecter ses propres croyances, valeurs et a priori dans l’intervention. Cela permet de rejoindre la personne au mieux dans « ce qui est vrai pour elle », crée un sentiment d’être « compris-e et entendu-e dans sa perception ». Les tenant-e-s de la thérapie brève estiment cette attitude respectueuse et humble. Les intervenant-e-s issu-e-s d’approches féministes semblent s’accorder sur le fait qu’il ne s’agit pas de venir avec ses propres valeurs, ses propres normes, et dans un jugement tel que « tu ne fais pas bien, tu ne te comportes pas comme il faudrait ». Une telle attitude serait néfaste au bon déroulement de l’intervention.

Par contre, il est généralement considéré comme indispensable au travail et d’un point de vue éthique que l’intervenant-e se positionne fermement en faveur d’une égalité de pouvoir entre les membres du couple et dans l’affirmation que « toute violence est inacceptable, y compris la sienne ». Ce positionnement est perçu comme faisant partie d’un cadre minimal, dont la femme doit être consciente pour qu’elle sache « où elle met les pieds ». L’idée générale serait donc d’adopter une attitude de « non-jugement », tout en conservant une « philosophie minimale » : la violence est inacceptable, les femmes ont des droits et le pouvoir dans le couple doit être équilibré. Cette philosophie, ou « vision du monde » est conscientisée par l’intervenant et explicitée dès le début de l’intervention.

« Etre haut sur le cadre, mais bas sur le contenu » : en thérapie brève, il s’agit de partir du principe que « le client ou la cliente a toujours raison ». En effet, entrer en confrontation avec lui ou elle serait néfaste au bon déroulement de l’intervention. Le ou la bénéficiaire est donc « maître(sse) du contenu » (ce qui est dit). Par contre, l’intervenant-e est « maître(sse) du cadre » (les règles de la relation) et doit en conserver la bonne forme tout au long de l’intervention. Comme en thérapie brève, les intervenantes issues d’approches féministes estiment qu’une position d’« expert » est à proscrire. « Si l’intervenant-e est experte de la situation globale, la femme est experte de sa situation spécifique ».

Une divergence semble cependant résider entre les deux approches en ce qui concerne le partage des savoirs. En effet, les intervenant-e-s dit(e)s « féministes » semblent s’ancrer dans une volonté d’égalité entre la femme et l’intervenant-e en partageant mutuellement les connaissances et expériences d’une façon transparente. Par contre, les intervenant-e-s en thérapie brève peuvent estimer que « dans certains cas, il serait contre-productif d’être trop explicite concernant les techniques de changement employées ». En définitive, quelle que soit la position privilégiée par l’intervenant-e, un certain degré d’asymétrie semble demeurer inévitable, dès lors que l’intervenant-e a pour devoir de poser les règles et de les faire respecter. Cependant, l’expérience en maison d’hébergement nous montre que les règles qui y ont été définies, sauf dans le cas où elles seraient appliquées de façon abusive, vont dans le sens de la vision que nous nous faisons de l’autonomisation des femmes hébergées. Ces dernières semblent donc tirer bénéfice de ces règles et du respect de celles-ci.

« Savoir faire demi-tour » : la thérapie brève préconise de conserver en tous temps une marge de manœuvre suffisante dans l’intervention. Pour l’intervenant-e, il s’agit d’éviter de s’engager dans une voie de laquelle il ou elle aurait ensuite des difficultés à s’extraire et, à tout moment, de garder la liberté de revenir sur ses pas. Dans une intervention féministe, le positionnement clair des intervenant-e-s dès le début du suivi, en termes de « philosophie minimale » pourrait risquer de diminuer la marge de manœuvre ultérieure dans l’intervention. Cependant, il s’agit d’une démarche honnête et authentique, qui peut, si elle ne rompt pas le lien directement, favoriser au contraire sa consolidation.

« Ne pas être plus client que le client » : en thérapie brève, il s’agit de respecter le rythme de la personne et de ne lui proposer que des éléments qu’elle semble prête à entendre. Aller plus vite qu’elle risquerait d’éveiller ses résistances, rendant l’intégration de l’information impossible et réduisant la marge de manœuvre dans les interventions ultérieures. L’intervenant-e ne désire pas le changement davantage que le ou la client-e, il ou elle ne fait que l’accompagner dans le processus qui y mène. Le ou la client-e est responsable de son évolution et doit être désireux/se de changer pour que le changement soit possible. En intervention féministe, la démarche, porteuse de valeurs propres à ce courant (égalité du pouvoir, répartition égalitaire des tâches, variabilité et fluidité des rôles, caractère inacceptable des violences, etc.), risque parfois d’éveiller les résistances. En cela, elle se révèle certainement plus confrontante que l’approche en thérapie brève. Néanmoins, les intervenant-e-s expérimentées affirment que « les femmes qui ne sont pas prêtes à entendre sont sourdes ». Le message sera alors mis au placard, et ressorti lorsque la dame aura franchi une étape dans son évolution. Par ailleurs, les deux approches semblent se rejoindre en ce qui concerne le fait d’éviter de cultiver ou renforcer une certaine dépendance. Nous l’avons vu, cet aspect renvoie à la recherche d’une reconnaissance dans le travail. En quoi et où suis-je utile en tant qu’intervenant-e ?

« Trianguler la relation » : l’intervenant-e féministe assume donc davantage que l’intervenant-e en thérapie brève d’être personnellement porteur/euse de valeurs, a priori, croyances et conceptions, ainsi que défenseur/euse de certaines règles. Malgré cela, les deux approches peuvent envisager l’intérêt, dans certaines situations de se démarquer de l’institution afin de rappeler les règles et une certaine philosophie minimale sans prendre le risque de perdre le lien.

En définitive, dans l’intervention en maison d’hébergement auprès de personnes victimes de violences conjugales et familiales, il semblerait que la démarche la plus constructive consiste à diversifier ses outils. Utilisée conjointement à d’autres approches (intervention féministe, analyse transactionnelle, etc.), nous estimons que l’utilisation de la thérapie brève peut s’avérer pertinente dans un contexte comme le nôtre. Précisément, dans les phases critiques de l’intervention, lorsque le lien de confiance est à construire ou à (re)consolider, nous pensons qu’une démarche veillant à partir avant tout de la vision du monde de l’interlocuteur/trice peut être salutaire. Bien entendu, même en adoptant cette approche, l’intervenant-e n’est jamais totalement exempt-e de valeurs, a priori, etc., a fortiori lorsqu’il ou elle fait partie d’une association historiquement militante. Par ailleurs, dans un contexte impliquant inévitablement un certain degré de contrainte, il ou elle ne peut se permettre d’adopter en permanence une « position basse » et se doit parfois de rappeler le cadre, voire de décider d’adopter certaines sanctions.

Dans ce « jeu relationnel » intense et riche, il s’agira dès lors de chercher continuellement le juste équilibre entre, d’une part, le respect de la vision du monde et de la position de la femme et, d’autre part, le rappel du cadre et l’échange à partir d’une certaine philosophie minimale porté-e-s par l’institution et/ou l’intervenant-e. En cela, l’existence de règles claires et de sanctions proportionnées améliore le confort de l’intervenant-e et des femmes hébergées. Cependant, malgré ces tentatives d’objectivation, dans différentes situations, la question des limites propres à chaque intervenant-e se posera inévitablement. Pour trouver son positionnement personnel dans l’intervention, il ou elle devra se centrer sur son ressenti, sur ce qui est éveillé et résonne personnellement en son sein[13].

Bien sûr, cette impossibilité d’objectiver totalement l’intervention, de la standardiser, peut sembler néfaste pour garantir l’efficacité de celle-ci. Nous préférons l’hypothèse optimiste que ces zones de flou, ces incertitudes, sont autant de lieux, de moments d’apprentissages conjoints pour les femmes et les intervenant-e-s, et que c’est notamment là que réside la richesse du travail en maison d’hébergement.


Pour citer cette analyse :

Frédéric Bertin et Marie-Jo Macors, "Entre aide et contrainte en maison d’hébergement : réflexions sur les pratiques de terrain au refuge du CVFE", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2012. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/257-entre-aide-et-contrainte-en-maison-d-hebergement-reflexions-sur-les-pratiques-de-terrain-au-refuge-du-cvfe

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Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Bertin (Frédéric), « Entre aide et contrainte : le paradoxe du travailleur social en Maison d’hébergement à la recherche de l’autonomisation des bénéficiaires », Liège, CVFE, 2011 (voir http://www.cvfe.be/publications/analyse/frederic-bertin/aide-contrainte-paradoxe-travailleur-social-maison-hebergement).

[2] Les points de vue avancés ici ne se basent pas sur une revue de la littérature scientifique, mais sur les échanges suscités en interne. Les « intervenant-e-s » sont donc des collègues, et non pas des auteur-e-s extérieur-e-s à notre association.

[3] Fisch (Richard), Weakland (John H. ) et Segal (Lynn), Tactiques du changement : Thérapie et temps court, 1986.

[4] Tout comme il est admis en thérapie brève qu’« on ne peut pas ne pas communiquer », les thérapeutes brefs estiment souvent qu’on ne peut pas ne pas influencer.

[5] Larouche (Ginette), Agir contre la violence, Montréal, Les éditions de La Pleine Lune, 1987.

[6] Köhler (Sophie), Victimes de violences conjugales en situation précaire sur le territoire : une double violence, Liège, CVFE, 2009 (voir http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/cvfe-ep2009-etude-sophiekohler-final.pdf).

[7] Tremblay (D.), Bouchard (M.), Ayotte (R.), L’évaluation de la sécurité des victimes de violence conjugale par le modèle du Processus de domination conjugale (PDC), 2004. Article publié sur le site internet de Praxis : http://www.asblpraxis.be/sites/default/files/Evaluation_de_la_securite_des_victimes.pdf.

[8] Il serait intéressant de nous pencher sur la question de savoir en quoi cette logique de « rendre la personne fonctionnelle en un minimum de temps », propre à la thérapie brève, pourrait elle-même être influencée par un modèle sociétal plus large, mais cela nous éloignerait de notre propos.

[9] Cette notion peut être définie comme la capacité d’un individu de fonctionner de façon indépendante d’autrui, de ne pas être dépendant d’interventions extérieures pour fonctionner et gérer les affaires qui lui sont propres (définition adaptée du Larousse en ligne consulté le 10 juillet 2012, réf : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/autonomie/6779).

[10] Dans cette conception, la notion d’autonomie est donc à distinguer de la notion de liberté en ce sens que cette dernière supposerait l’absence de soumission à toute pression ou contrainte extérieures (définition adaptée du Larousse en ligne consulté le 10 juillet 2012, réf : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/libert%C3%A9/46994). Dans une maison d’hébergement, les pressions existent bel et bien, en vue de favoriser une vie en communauté la plus agréable pour toutes et tous. Celles-ci n’ont cependant pas pour objectif de restreindre les dames dans leurs possibilités de gérer les affaires qui leur sont propres. En d’autres termes : autonomie, oui ; liberté, pas totalement !

[11] Ce qui est « réel » pourrait être considéré comme des « faits objectifs ». En pratique, la distinction entre ce qui relève d’un fait objectif et ce qui relève de l’interprétation subjective n’est bien évidemment pas toujours évidente. Cependant, en définitive, ce qui importera sera surtout l’interprétation qui sera réalisée par la réceptrice du « message » (la femme hébergée), car c’est de cette interprétation que dépendra la réaction de cette dernière. L’existence ou non d’un fait objectif aura quant à elle son importance dans l’explication que l’intervenant-e pourra donner à la femme et dans sa capacité à maintenir son cadre de travail.

[12] Il est à noter que la fin de l’hébergement ne signifie pas pour autant la perte totale du lien avec l’association et les intervenants qui la composent. Le travail de « post-hébergement » permet de continuer, après le passage au refuge, d’accompagner les dames en respectant leur rythme et leur besoins éventuels. Conserver un lien sécurisant peut avoir tout son sens pour traverser cette nouvelle étape qui confronte la femme à la solitude, à la difficulté d’éduquer seule ses enfants, etc. Elles peuvent se sentir soudain démunies et ont parfois besoin d’un soutien ponctuel, d’une écoute, d’un « coup de pouce » pour continuer à avancer. A ce sujet, il pourrait notamment s’avérer intéressant d’augmenter l’implication des travailleurs et le temps de travail consacré à des rencontres post-hébergement, par exemple par la création de groupes de femmes qui se soutiennent et conscientisent que les difficultés qu’elles traversent correspondent à celles vécues par les autres femmes.

[13] Cette distinction entre d’un côté, des règles générales claires, objectives et de l’autre, les particularités inhérentes à chaque situation avec lesquelles chaque intervenant-e se devra de composer, pourrait être mise en lien avec les questions de morale (règle abstraire, générale) et d’éthique (application à des situations spécifiques de valeurs plus larges) qui ont été traitées dans un article précédent (Herla (Roger), « Ethique féministe, vulnérabilité et sollicitude », Liège, CVFE, 2011 (voir http://www.cvfe.be/publications/analyse/roger-herla/ethique-feministe-vulnerabilite-sollicitude).

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