Le Drag King : Entretien avec un·e performeuse/eur
Suite à l’intérêt grandissant des participant·es aux activités du CVFE pour les questions liées à la transidentité et plus largement aux normes de genre, le Collectif organise pour la deuxième année consécutive un atelier « Drag King » avec l’aide de l’association Genres Pluriels. Afin de nous éclairer sur les principes de ces ateliers et de comprendre leur impact potentiellement politique et le lien qu’ils peuvent avoir avec certains enjeux féministes, nous nous sommes entretenu·es avec Zahar, performeuse/eur et travailleuse/eur dans le milieu associatif où iel traite des questions de genre.
Bref historique
Les drag kings apparaissent pour la première fois dans les années 1980 sur les scènes des bars lesbiens de New York, San Francisco, Londres et Berlin.
La culture du drag est plus ancienne : elle s’est notamment développée au sein de la tradition des bals dans les années 1860. Les gays, les lesbiennes et les travestis blanc·hes s’y rencontraient afin d’explorer diverses formes de subversion des normes de genre, par et dans les pratiques de danse et de travestissement. Ces bals se sont multipliés dans les années 1920 et 1930. On pouvait y voir une certaine forme de mise en scène des genres, où des lesbiennes habillées en hommes dansaient avec des gays habillés en femmes.
Le drag est également pratiqué au sein d’une culture de la performance, entendue comme genre artistique. « Cette culture émerge à la fin des années 1960 aux États-Unis et fait du corps un espace de création artistique et de contestation de l’ordre social. »1
Bonjour Zahar. Peux-tu nous expliquer ce qu’est le drag king ?
Le drag king, c’est plusieurs choses : c’est pouvoir sentir ce que c’est d’être dans un genre masculin ; et c’est pouvoir tester d’autres manières de prendre de la place dans l’espace public. Le maquillage, le costume, la mise en condition vont permettre de tester cela.
Le drag king est souvent perçu comme le pendant masculin de la drag queen dans le milieu du cabaret. Cependant les drag queens sont beaucoup plus visibles que les drag kings parce que, je pense, iels sont souvent interprété·es par des hommes et les activités des hommes sont souvent plus valorisées que celles des femmes. En tout cas, elles sont plus mises en lumière.
Le drag king est, selon moi, un outil, une technique, qui vise à déconstruire les codes de la masculinité et, de manière plus générale, les codes du genre. Ça implique que n’importe qui peut être drag king. Un homme cisgenre peut être drag king. Une personne trans peut être drag king. Une femme peut être drag king,…
« Les Drag Kings […] sont des personnes qui mettent en scène la (les) « masculinité(s) » avec toute une série de ressources multi-sémiotiques (vestimentaires, matérielles, non verbales, verbales) dans le cadre d’une lutte politique visant le déplacement, l’interrogation et la re-signification des frontières des genres. »2
Comment as-tu découvert le drag king ?
Je suis un jour tombé·e sur une vidéo de Louise de Ville3 qui est une artiste de cabaret franco-américaine. Elle interprète un personnage drag king qui s’appelle Louis de Ville. J’ai vu une de ses performances sur youtube et j’ai trouvé ça absolument génial. Ce qui m’avait marqué·e, c’était à quel point elle était différente quand elle était en king et quand elle jouait un rôle plutôt féminin.
Et du coup, j’ai essayé de me renseigner sur ce qu’était le drag king et mon premier test, je l’ai fait seul·e dans ma chambre. J’ai ressorti mon maquillage d’ado. J’ai passé du temps à essayer de me maquiller, à me faire des têtes d’hommes, à me bander la poitrine. Je cherchais des techniques sur internet. C’est surtout comme ça que j’ai fait. Et puis, j’ai vu que l’association Genres pluriels proposait des ateliers drag king de manière ponctuelle. J’ai proposé d’en organiser un avec iels à Liège. Et j’ai donc pu vivre un atelier drag king organisé en bonne et due forme, en tout cas encadré. J’ai trouvé ça génial. J’ai eu l’opportunité de me promener à l’extérieur en king, d’aller à une soirée même. C’était vraiment génial de vivre ça aussi dans l’espace public. Ça m’a vraiment beaucoup marqué·e. Et donc j’ai voulu le refaire. J’ai continué alors à me renseigner un peu. J’ai rencontré le drag king Eclipse qui fait partie de l’asbl Le Tels Quels Show, qui propose des cours de cabaret transformiste, de drag queen et de drag king. Et donc du coup, j’y suis allé·e quelques fois. Mon parcours, ça a été un peu ça. Après, quand j’ai commencé à maîtriser un peu les techniques du drag king, j’ai rencontré Xavier Gorgol, bénévole à Genres Pluriels, qui m’a aidé·e à créer un premier atelier qu’on a donné le 8 mars dernier. Et donc voilà, c’est comme ça que ça s’est lancé.
Comment se déroulent les ateliers que tu donnes ?
Il y a d’abord une partie où chacun·e a l’occasion de se présenter, d’exprimer le pourquoi iel vient aujourd’hui tester le drag king et quelles sont ses craintes. L’idée est d’installer un climat qui permet à tout le monde de s’exprimer là-dessus et c’est fort important pour moi de dire aux personnes que la limite c’est elles qui la fixent. Chacun, chacune fixe sa propre limite. Moi, je viens juste proposer des choses. C’est à chacun·e de voir ce qu’iels ont envie d’essayer ou non.
Dans l’atelier, j’essaie d’instaurer une forme de bienveillance, de non-jugement, qui permet de créer une forme de confiance assez rapidement dans le groupe. Je pense que quand c’est réussi, les gens osent après tester des choses. Et je pense qu’on teste plus des positions et des attitudes quand on est entre nous que quand on est dehors. Parce que dehors, ce n’est pas sécurisé, les gens ne sont pas sécurisants. Il n’y a pas besoin d’être un drag king… Il suffit juste de naître avec un pénis et de porter une jupe pour risquer de se faire tabasser. Il n’y a même pas besoin de se transformer. Il suffit juste de vouloir porter autre chose qui ne fait pas partie des codes généralement admis et je pense qu’il y a vraiment un risque. Être une femme cis et avoir un look plus masculin, c’est aussi risquer de se faire tabasser. Il y a la police du genre qui à un moment peut vouloir te remettre à ta place. Ce n’est pas bienveillant de ce point de vue-là, c’est clair. C’est pour ça qu’on sort en groupe. Parce qu’on est plusieurs et parce que du coup on est plus fort·es ensemble.
Ce seront donc les personnes qui décideront si elles ont envie ou non d’aller dans l’espace public. Moi, c’est quelque chose que j’aime bien expérimenter. Maintenant, ça me stresse quand même. Ça me stresse parce que j’ai peur d’être démasqué·e. J’ai peur que les gens voient que je suis maquillé·e, qu’iels perçoivent une femme sous le costume. J’aurais peur de me faire tabasser. En même temps, ça me permet de comprendre un peu la situation des personnes trans, même si dans leur cas il n’est pas question de déguisement.
Et donc, après avoir exprimé nos craintes et nos peurs en groupe, on visionne une petite vidéo sur ce qu’est le drag king, pour qu’on soit tous et toutes d’accord sur ce que ça peut être. Et on commence alors l’étape « transformation ».
En quoi consiste cette étape ? Quelles sont les techniques utilisées ?
L’idée, c’est de d’abord commencer par ce qu’on appelle la prothèse pénienne. Pour la fabriquer, on met de l’ouate dans une chaussette ou quelque chose dans le genre. L’idée, c’est de sentir dans son corps ce que c’est d’avoir un pénis et de marcher un peu avec pour voir ce que ça fait. Il y a des personnes qui vont jusqu’à faire des testicules. Tout le monde n’a pas envie de le faire. Beaucoup disent ne pas avoir besoin d’un pénis pour ressentir ce que c’est la masculinité mais il y en a d’autres que ça va aider.
Ça passe aussi par toute une étape de maquillage qui prend pas mal de temps, afin de dessiner des traits qui sont considérés comme masculins. Le fait de se faire une barbe aussi, avec des cheveux ou avec des poils. Pour procéder au maquillage, on utilise la technique du contouring. Le contouring, c’est une technique qui met en lumière le visage, qui permet de sculpter le visage avec du maquillage. Dans le cinéma, sur les plateaux télé, la technique du contouring est utilisée pour mettre en avant des traits du visage qui sont considérés comme plutôt masculins ou plutôt féminins. Comme traits masculins, il y a par exemple le fait de faire ressortir la mâchoire carrée, un peu comme à la Bruce Wayne ; d’avoir un visage un peu plus ténébreux ; de rendre le nez plus fin.
En gros, il y a trois tons. Il y a la couleur qui correspond à la couleur de ta peau ; une couleur qui est plus claire et qui sert à mettre en lumière ; et une couleur qui est plus sombre et qui va donner un effet plutôt creusé. Dans ces techniques-là, la couleur la plus claire va servir à mettre en avant. Donc on va par exemple faire ressortir le front, l’arcade sourcilière pour le côté « homme préhistorique ». - On est vraiment dans les stéréotypes. - Et la couleur foncée va servir à creuser plutôt. Après, la couleur normale, elle va servir à matifier, à unir un peu le reste. Donc, l’idée c’est vraiment de sculpter le visage pour lui donner un aspect socialement considéré comme plus masculin.
Il y a le cou aussi, le fait de faire ressortir la pomme d’Adam. Il y a aussi des drag kings qui font le torse, qui dessinent le torse. C’est assez bluffant !
C’est aussi d’essayer de se bander la poitrine, de s’aplatir la poitrine pour essayer de faire en sorte qu’elle ressemble à un torse. Qu’est-ce que ça me fait ? Est-ce que ça me redresse ? Est-ce que je me sens bien avec ça ou pas ? Il existe plusieurs techniques pour le faire. La technique la plus connue, c’est la technique du bandage. Tu prends des rouleaux de bandage en pharmacie, tu te bandes littéralement la poitrine. Ce n’est pas la plus saine car ça coupe un peu la circulation, donc il ne faut pas faire ça tous les jours. J’utilise aussi la technique des bandes de kiné. Ce sont des adhésifs qui collent à la peau mais qui ne sont pas mauvais pour la peau. Je mets ma main sur le téton et je tire pour étaler le sein le plus possible sur le côté. Et alors il y a la technique des binders. Ce sont des sortes de gilets, de blouses assez collantes, serrantes, dans des mailles un peu rigides, qui permettent de compresser un peu la poitrine tout en te permettant de bien respirer. Ça peut coûter assez cher. Après, chacun·e doit trouver sa technique. On n’a pas tou·tes la même poitrine non plus. Il y a des personnes qui n’ont quasiment pas besoin de le faire parce que leur poitrine est assez petite. Bander, ça peut être suffisant. Il y a des personnes qui vont avoir plus facile parce qu’ils ou elles ont une poitrine un peu plus tombante, où le sein s’étale plus facilement en tout cas. L’idée, c’est de vraiment pouvoir manipuler différentes techniques, les tester et se dire : « ah tiens, celle-là me convient mieux donc je vais plutôt utiliser celle-là ».
Enfin, c’est aussi le fait de mettre des vêtements connotés masculins. Et l’idée après, c’est de tester sa place dans l’espace, de faire des petits jeux de rôle, de rencontres, d’oser essayer. Pourquoi pas aussi d’essayer d’aller dans l’espace public en groupe.
Est-ce que le but, c’est d’avoir l’air extrêmement viril ? Les personnes se créent quels genres de personnages ?
Souvent, les personnes, la première fois qu’elles essaient, elles vont vers une caricature de la virilité. Elles vont incarner des personnages tels des bikers, des sportifs, des rappeurs, des rockeurs, des garagistes,…, des personnages à la masculinité assez exacerbée. En fait, c’est pas grave en soi. C’est une première approche. Mais je trouve aussi que l’intérêt de refaire des ateliers, c’est d’affiner ça. Et on voit des fois apparaître ce que j’appelle plutôt des drag queer, c’est-à-dire des personnages qui sont un peu un mélange de féminin/masculin. C’est ça un peu l’idée, c’est de déconstruire la masculinité. Car on est tou·tes plein·es de stéréotypes.
Et du coup, après la phase transformation, comme tu l’as dit précédemment, le but est de sortir dans l’espace public. Quelle est ton expérience par rapport à cela ?
J’ai d’abord beaucoup observé les hommes dans la rue avant de faire des ateliers. Je regardais comment ils marchaient dans la rue, droits ; comment ils ne déviaient pas par rapport aux femmes sur un trottoir. Comment ils marchent, avec les mains dans les poches. Ça renvoyait un peu un côté « l’homme a sa place dans la rue », dans les transports en commun, dans les quartiers,... Et moi, j’ai eu aussi envie d’essayer, même sans mon costume. Qu’est-ce que ça fait si je mets mes mains dans mes poches, si là maintenant je décide de consciemment descendre la rue Saint-Gilles sans dévier à droite ou à gauche ? Ça renvoie à comment on prend sa place dans l’espace ; comment on la laisse ; comment on se comporte dans la rue.
Sinon, lorsque j’étais en king, j’ai vécu une expérience intéressante quand j’avais fait l’atelier avec Genres Pluriels : j’avais pris un bus puis un train, accompagné·e des personnes qui avaient animé l’atelier. Dans le bus, je m’étais un peu mis·e à l’écart. Je ne m’étais pas installé·e avec le reste du groupe, mais iels avaient un œil sur moi. Et pour être plus à l’aise, j’avais mis des lunettes de soleil comme ça j’avais l’impression qu’on me voyait moins. Et pendant vingt minutes, je me suis autorisé·e à faire ce que je déteste le plus voir dans les transports en commun, à savoir un type qui est complètement affalé, qui prend toute la place. Je me suis donc étendu·e sur la banquette, en mode « c’est à moi ». Et j’ai observé. C’était fou parce que jamais personne n’est venu s’asseoir à côté de moi. Personne ne m’a dit : « ola jeune homme, dégage ton sac » ; « ola, tu prends toute la place ». Et à un moment donné, il y avait vraiment eu beaucoup de monde. La grosse différence, c’est que moi j’étais conscient·e de cela, j’étais conscient·e qu’il y avait du monde et que ce n’était vraiment pas cool ce que j’étais en train de faire, que j’empêchais les gens de s’asseoir. Ça a généré chez moi un inconfort très grand. En même temps, j’avais envie d’aller au bout de l’expérience. Il y a des gens qui font ça tous les jours et qui ne s’en rendent même pas compte. Moi, je n’ai pas été éduqué·e de cette manière-là. En tant que personne socialisée « fille », j’ai été éduqué·e à faire attention à ça et à ne pas prendre beaucoup de place. C’est fort intéressant de se rendre compte qu’effectivement dans l’espace public, les gens acceptent ça. Pendant l’expérience, je me suis senti·e très mal. Parce qu’à la fois, je culpabilisais et en même temps, j’étais persuadé·e que quelqu’un·e allait venir me trouver super violemment et me dire de dégager. Parce que j’imagine que si j’avais fait ça avec un look un peu plus féminin, ça aurait pu arriver. Je pense qu’on m’aurait remis·e plus facilement à ma place. Mais là, personne ne l’a fait.
As-tu vécu d’autres expériences qui t’ont marqué·e ?
Je me souviens qu’une soirée où j’étais en king, j’avais remarqué une jolie femme qui buvait des bières spéciales et je suis allée lui demander où elle les avait trouvées. Et ça avait été facile d’aller l’aborder. Après, j’ai eu envie de retourner vers elle et de tester. Habituellement, je ne suis pas à l’aise pour draguer. Mais là je me disais : « Teste-le. L’idée, ce n’est pas de chopper quelqu’un·e ou quoi que ce soit, c’est d’oser aller discuter. » Après, je n’ai pas osé. J’ai senti que ce n’était pas moi, mais je sais que sur le moment il suffisait de pas grand-chose. Je suis sûr·e que ça ne me serait même pas venu à l’esprit si je n’avais pas été en king.
Un autre soir, on comptait aller voir des ami·es avec ma copine. J’avais envie de bien m’habiller car je n’avais plus vu ces gens-là depuis longtemps. Et du coup, j’ai porté des habits que je peux également mettre quand je me transforme en king. Et je me suis en fait rendu·e compte que quand j’enfile ce genre de vêtements, je me comporte un peu en king malgré moi. Ce soir-là, je roulais les mécaniques sans m’en rendre compte. Ma copine m’a dit : « t’as vraiment l’air d’un connard ! ». C’est là que j’en ai pris conscience. Je dérive tout le temps ! Il faut que j’arrive à rester moi. Je trouve que c’est fou qu’il y ait besoin de porter ce genre de vêtements pour prendre de la place dans l’espace et que prendre de la place dans l’espace, c’est pouvoir se comporter de cette manière-là !4
Et as-tu pu identifier d’autres façons d’être lorsque que tu es en king ?
Dans le drag king, on s’axe beaucoup sur le fait de ne pas sourire5. Ou de faire un genre de regard ténébreux. On teste souvent ce genre de choses lorsqu’on fait des poses lors des ateliers.
Sinon, c’est clair que quand je sors avec des vêtements connotés plus masculins, je sens que j’ai mon corps qui se bombe. Je trouve que le binder me fait beaucoup redresser le torse. Et dès lors, j’adopte une espèce de démarche tête en l’air, marcher au milieu de la rue, avec un pas décidé. Je me sens de manière générale plus ouvert·e au monde.
Au final, quel genre de choses peut apporter le drag king ?
Il peut permettre de libérer les personnes dans l’espace public, de se rendre compte de comment on se comporte, de voir s’il y a d’autres manières de faire, d’essayer ; de dénoncer des manières de faire qui ne nous paraissent pas acceptables, de choisir des manières de faire qui nous paraissent chouettes. C’est vraiment l’idée de tester autre chose, d’expérimenter des choses. Après, tu vois ce que tu en gardes et ce que tu n’en gardes pas. Tu vois ce qui te convient, et ce qui ne te convient pas.
Personnellement, j’ai remarqué que ma posture, ma manière de m’asseoir pouvaient changer. Je peux peut-être aussi repérer plus vite des hommes qui prennent trop de place, et de peut-être les confronter en faisant du manspreading6 à côté d’eux pour récupérer de la place. Ou le leur faire remarquer, ça m’est déjà arrivé aussi. J’imagine que travailler sur la masculinité fait prendre conscience de choses qui ne sont pas correctes envers les femmes, les personnes trans, ou les personnes racisées, du point de vue de la place qu’iels prennent dans l’espace public.
Ce n’est pas pour rien qu’on parle de masculinité toxique. Il y a quand même un problème dans la manière d’être de beaucoup d’hommes cis, dans la manière de prendre toute la place, d’être tout le temps visibilisé, de ne pas respecter le consentement, de draguer à outrance,... Il y a beaucoup de comportements qui sont problématiques. Et le drag king peut permettre de remettre ça en question.
Et est-ce que ça aide aussi à déconstruire la féminité ?
Je pense que oui. Ça dépend sans doute du parcours de chacun·e. Mais moi, en tant que personne socialisée femme, oui, clairement, ça m’a quand même beaucoup aidé·e à me remettre en question sur mes attitudes. On sait bien qu’il y a des attitudes dans l’espace public, - qui sont inconscientes -, qui sont considérées comme plutôt féminines : le fait de prendre peu d’espace, de se mettre sur le côté quand on croise des hommes dans la rue,... C’est des attitudes qu’on a à des degrés divers qui sont assez présentes je pense. Alors qu’en général, les hommes cis ont une tendance globale à prendre plus de place dans l’espace. Le drag king permet de réfléchir un peu à tout ça. Et de se rendre compte d’automatismes inconscients. Donc oui, quelque part, ça aide à déconstruire le féminin, le masculin. Ça permet d’aider à questionner l’identité de genre.
Donc le drag king permet de questionner les comportements genrés ?
Oui. L’idée du drag king, c’est de jouer avec les genres. On peut décider de changer d’expression de genre. On peut jouer avec les codes du genre. Parce que c’est très codé en fait. Même si on est une femme cis, on peut jouer au bonhomme. Après, c’est intéressant de pouvoir savoir ce que les gens en gardent, dans leur vie, au quotidien. Moi, je sais que ça m’a quand même influencé·e. Ça m’a aussi un peu réconcilié·e avec le maquillage. Parce que je me suis rendu·e compte que je me trouvais beau en king. Maintenant, je peux me maquiller d’une façon différente. Par rapport aux vêtements aussi. J’ai le droit en fait si j’en ai envie d’aller m’habiller dans un rayon hommes. Ou de me dire finalement, je vais la prendre ma place dans l’espace.
Comment le drag king t’a-t-il aidé·e toi, personnellement, dans ta construction genrée ?
À la base, j’ai été socialisée comme une femme. Dans le packaging féminin qu’on m’a proposé, j’ai pris beaucoup de choses durant ma vie. Et à un moment, je me suis dit que j’avais envie de tester l’autre partie du packaging, celle qu’on ne m’a pas proposée. Il n’y a pas que le drag king mais effectivement il m’a permis de tester certaines choses. Puis, le fait aussi de diversifier un peu mes loisirs, d’essayer d’autres choses. Et l’idée n’est pas de se dire d’abandonner tout ce qui m’a construit·e pour choisir autre chose. C’est de se dire : « là, j’ai l’occasion d’expérimenter un tas de choses. C’est quoi moi là-dedans ? ».
C’est un peu caricatural ce que je vais dire mais on naît avec des parties génitales particulières et on va alors nous élever d’une telle manière. Et il y a toute une partie de choses qu’on ne va pas te proposer, un type de discours qu’on va te donner et un autre qu’on ne va pas te donner. Et des activités vers lesquelles on va te pousser ou pas. Le drag king, c’est une technique parmi d’autres qui peut nous aider à découvrir ce qu’on ne nous a pas proposé, d’aller voir s’il y a des choses là-dedans qui nous intéressent. Moi, personnellement, ça m’a fait évoluer.
« Les performances drag […] construisent un espace dans lequel on peut faire l’expérience, sur son propre corps, de la dimension sexuée de l’espace public (on ne marche pas et on n’occupe pas l’espace de la même façon si l’on est « en femme » ou « en homme ») et de la rigidité des rôles de genre dans la vie de tous les jours. »7
Comment rattaches-tu le drag king à la lutte féministe ?
Le drag king est clairement lié aux valeurs féministes. Ce n’est pas pour rien qu’un atelier a été organisé dans le cadre du 8 mars dernier, journée de grève des femmes et de lutte pour les droits des femmes.
Je crois que de manière générale, ma vie militante, elle s’axe sur deux niveaux que je n’arrive pas à dissocier. C’est l’idée de travailler à la fois sur les stéréotypes véhiculés par la société, qui créent des assignations, tant pour les hommes que pour les femmes et sur les discriminations, qui pénalisent beaucoup plus fortement les femmes. Moi, je trouve ça important, dans ma vie militante, de travailler sur les deux niveaux. J’ai besoin de travailler sur le niveau des discriminations et soutenir les luttes féministes mais je ressens aussi le besoin de travailler sur l’éducation, avec des hommes et des femmes, cis ou trans, sur la construction de notre identité. C’est important pour moi de pouvoir à un moment donné discuter, de dire que les hommes peuvent déconstruire autant que les femmes les assignations, et ensuite essayer de ne pas reproduire ce genre de schémas sur les enfants. Et le drag peut en partie permettre cela.
Après, je réfléchis plus loin. C’est très important pour moi par exemple qu’un atelier drag king soit ouvert à tout le monde, qu’il soit inclusif. C’est peut-être idiot mais si j’arrive avec mon matériel personnel à un atelier drag king qui est adapté aux peaux blanches, et qu’une personne racisée veut participer à l’atelier, je ne pourrai pas l’aider et la personne ne va pas se sentir bien. L’idée, c’est de créer un atelier qui soit ouvert, où tout le monde se sente bien. De récupérer assez de matériel pour tout le monde, d’avoir du maquillage plus foncé par exemple ou dans des teintes différentes que des teintes qui conviennent à la peau blanche, ce qui n’est pas évident à trouver. Je sais que je n’ai pas encore tout le matériel nécessaire mais je continue à en chercher, à essayer de progresser. Car c’est très important pour moi que tout le monde puisse participer aux ateliers drag king, que chaque personne puisse se sentir incluse et la bienvenue, de prendre en compte toute la diversité des profils des participant·es.
Postface
Au CVFE, on aime à penser le drag king comme une pratique essentiellement politique. Politique en cela qu’elle permet de révéler la dimension construite et performative du genre : en effet, les kings, comme toute personne, performent, imitent un genre. Les drag imitent les codes du genre au fil de leurs représentations successives ; et nous faisons de même depuis notre petite enfance à travers notre éducation et notre socialisation sexuées.
Le genre ne s’appréhende donc pas comme une identité mais comme un ensemble de pratiques : « par une mise en scène routinière des corps impliquant les gestes, les postures, les mouvements, la parole ; [...] il se construit devant, pour et avec un auditoire, qu’il soit dans un espace théâtral ou dans la vie de tous les jours. »8
La pratique drag permet de mettre en lumière le côté construit, non naturel et instable du genre. Et révèle notre capacité d’action sur celui-ci à travers les pratiques que nous décidons d’adopter.
« Il convient précisément de chercher les possibilités de transformer le genre dans le rapport arbitraire entre [nos] actes, dans l’échec possible de la répétition, toute déformation ou toute répétition parodique montrant combien l’effet fantasmatique de l’identité durable est une construction politiquement vulnérable. »9
A travers un processus d'imitation mais aussi de création des genres, le drag participe à la remise en question de la binarité de genre (féminin/masculin). Il encourage ainsi un « changement radical de l'idée qu'on se fait du possible et du réel »10 et de ce fait, constitue un outil de subversion des normes de genre qui peut aider à enrayer la violence à laquelle celles-ci participent.
Pour aller plus loin
- Site de Genres Pluriels : www.genrespluriels.be/
- Site de Louis(e) de Ville : http://louisedeville.com/dragkings/
- Le Tels Quels Show. Lien facebook : https://www.facebook.com/TelsQuelsShow/
- Page facebook du Drag King Eclipse : https://www.facebook.com/EclipseDragking/
- Documentaire : « Parole de King » de Chriss Lag, 2016
- Halberstam Judith "Jack" et Del LaGrace Volcano, The Drag King Book: A First Look, London, 1999.
- Butler Judith, Trouble dans le genre, Paris, 1990.
- Greco Luca, « « Quel est ton personnage ? » : l’accomplissement situé des identités dans un atelier bruxellois de Drags Kings », dans Luca Greco et al., Identités en interaction, Limoges, 2014.
- Greco Luca et Kunert Stéphanie, « Drag et performance », dans Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre, Paris, 2016.
Pour citer cette analyse :
Sandra Roubin, "Le Drag King : Entretien avec un·e performeuse/eur", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), août 2019. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/255-le-drag-king-entretien-avec-un-e-performeuse-eur
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie
Notes
1 Luca Greco et Stéphanie Kunert, « Drag et performance », dans Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre, Paris, 2016, p. 223.
2 Luca Greco, « « Quel est ton personnage ? » : l’accomplissement situé des identités dans un atelier bruxellois de Drags Kings », dans Luca Greco et al., Identités en interaction, Limoges, 2014, p. 45.
3 Louis(e) de Ville, « DRAGKINGS ». Disponible sur : <http://louisedeville.com/dragkings/> (Consulté le 19/08/2019)
4 Ça montre aussi l’influence potentiellement forte des expressions de genre sur nos comportements ! Que s’habiller de manière « masculine » peut favoriser des comportements jugés masculins. Ça montre aussi de la sorte l’intérêt de pratiquer le drag king et la prise de conscience que cela peut faire naître chez nous de nos comportements genrés.
5 Forte injonction féminine...
6 “Comportement masculin observable dans les transports en commun consistant à s’asseoir en écartant les cuisses occupant alors plus d’un siège.” Source : Wiktionnaire. “manspreading”. Disponible sur : <https://fr.wiktionary.org/wiki/manspreading> (Consultée le 8 août 2019)
7 Luca Greco et Stéphanie Kunert, « Drag et performance », dans Juliette Rennes, Encyclopédie critique du genre, Paris, 2016, p. 226.
8 Ibid.
9 Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, p. 265.
10 Ibid., p. 46.