Loi sur l’interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique : le point de vue de Praxis
Les intervenantes de Praxis, structure de soutien aux auteurs de violence conjugale, considèrent que la nouvelle loi présente des caractéristiques plutôt positives, notamment parce qu’elle envisage une passerelle entre la justice pénale et la justice de paix. Praxis regrette néanmoins qu’une place pour les associations qui ont pour mission d’accompagner les auteurs n’ait pas été explicitement prévue par la loi, en vue de les informer de l’aide possible qui existe pour eux, comme c’était le cas dans le dispositif « Poursuite de l’information sous condition » (PISC), naguère mis en place à Liège par l’ancienne Procureur du Roi, Mme Bourguignont.
Appliquée depuis le 2 janvier 2013, la loi sur l’« Interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique » permet au Procureur du Roi d’obliger un conjoint violent à quitter la résidence conjugale pendant dix jours, avec interdiction de s’en approcher. Cette décision est communiquée à l’auteur, à la victime et au chef de corps de la police locale par une « ordonnance d’interdiction de résidence », qui est un document écrit. Parallèlement, le Procureur envoie l’ordonnance au juge de paix du canton qui a pour mission de fixer dans les 24 heures une audience pour les parties dans le délai imparti de 10 jours. Au cours de cette audience, le juge de paix peut lever l’interdiction de résidence ou la prolonger de trois mois maximum.
Fin 2012, nous avons présenté cette loi sur l’« Interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique » en la comparant aux législations autrichienne et luxembourgeoise, qui l’ont précédée[1]. En septembre 2013, nous avons poursuivi l’étude de cette loi en en proposant la lecture faite par deux intervenantes du CVFE[2].
Dans ce troisième et dernier article, nous donnons la parole à deux intervenantes de l’asbl Praxis[3] qui organise en Wallonie et à Bruxelles des sessions de responsabilisation pour les auteurs de violence conjugale et est engagée, avec le CVFE à Liège et Solidarité Femmes à La Louvière, dans deux Pôles de ressources spécialisées en violence conjugale. Financés par le gouvernement wallon, ces Pôles proposent aux professionnels une offre de formation dans le domaine de la lutte contre la violence conjugale[4].
A l’origine : le dispositif liégeois PISC
Les intervenantes de Praxis rappellent d’abord qu’avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, l’ancienne Procureur du Roi de Liège, Mme Bourguignont, avait mis en place un dispositif d’éloignement de l’auteur du domicile conjugal sous l’appellation « Poursuite de l’information sous condition » (PISC). Pour un auteur de violence conjugale, cette procédure consistait, d’une part, à être prié de quitter le domicile pendant une période déterminée et, d’autre part, à devoir entrer en contact avec Praxis, en venant à deux entretiens dans les trois semaines suivant le PV du parquet. Il s’agissait pour lui de se renseigner ce que Praxis pouvait lui proposer en tant que service d’aide aux auteurs de violence conjugale. Cependant cette procédure n’avait pas de cadre légal et donc, si l’auteur ne respectait pas la mesure, il ne risquait rien, sauf le fait que le magistrat pouvait considérer dans son évaluation que l’homme n’était pas de très bonne volonté.
Les intervenantes observent que, depuis pas mal d’années, il y a un mouvement qui consiste à dire qu’en cas de violence conjugale dans un foyer, mieux vaut éloigner une seule personne, c’est-à-dire l’auteur et qu’en tant qu’agresseur, il subisse tous les inconvénients de l’éloignement. La loi de 2003 sur l’attribution prioritaire du domicile en cas de séparation dans un contexte de violence conjugale allait déjà dans ce sens. Quant à la procédure imaginée par Mme Bourguignont, elle fait partie de ce même mouvement, dont le point de départ était le procureur de Douai, en France.
Les qualités de la nouvelle loi
Nos interlocutrices confirment que l’application de la loi commence en douceur (un seul cas pour les trois premiers mois de l’année 2013), mais signalent aussi que celle-ci semble être assez critiquée au sein de la magistrature. Elles ne partagent pas ces réticences. Pour elles, le fait que la loi prévoie d’informer le service d’aide aux victimes du parquet, qui doit lui-même prévenir la victime et qu’elle installe une passerelle entre le pénal et la justice de paix sont deux aspects positifs. D’autre part, elles considèrent que la circulaire d’application est un bon outil : très complète, elle donne des modèles de courriers du procureur du Roi. La critique principale que Praxis formule vis-à-vis de la loi, c’est que, contrairement à ce qui se passait dans le dispositif PISC, l’aide aux auteurs est oubliée.
En ce qui concerne l’application de la loi, les représentantes de Praxis pensent que les plateformes d’arrondissement judiciaire[5], réunissant des magistrats, des travailleurs sociaux auprès des victimes, ainsi qu’ auprès des auteurs, des maisons de justice sont un lieu approprié pour mettre en place des canaux de communication entre les professionnels et pour rendre l’application de la loi fonctionnelle.
La principale nouveauté que relèvent nos interlocutrices – rejoignant leurs collègues du CVFE -est le lien entre le niveau pénal et le niveau civil, c’est-à-dire la justice de Paix. Pendant longtemps, Praxis a déploré qu’il n’y ait pas de communication entre le pénal et le civil, entre le parquet et la justice de paix. Auparavant, quand une femme allait devant le juge de paix pour demander de garder le domicile, il n’était pas évident de faire valoir devant celui-ci qu’il y avait un dossier pénal de violence conjugale ouvert auprès du parquet. Créer des passerelles entre des secteurs de la justice qui jusqu’à présent étaient cloisonnés est justement l’apport spécifique de la nouvelle loi. En prévoyant que le parquet doit alerter le juge de paix dans un certain délai, que celui-ci doit prévenir le parquet s’il prolonge ou non la mesure d’éloignement, Praxis pense que la loi va dans le bon sens, car le juge de paix sera suffisamment informé pour prendre des décisions en connaissance de cause.
La réaction des auteurs de violence
Praxis assure l’animation de quinze groupes de responsabilisation des auteurs en Fédération Wallonie Bruxelles, dont cinq à Liège. Dans le groupe dont elles s’occupent à Liège, nos interlocutrices ont dénombré depuis le début de l’année 2013 trois auteurs qui ont été priés par le parquet de quitter le domicile conjugal, mais elles ignorent si c’est dans le cadre de l’application de la nouvelle loi. Concernant la manière dont les auteurs vivent cet éloignement, les intervenantes de Praxis soulignent que leur première préoccupation est de trouver un toit, dans la famille, chez des amis, dans un centre d’accueil.
A la question de savoir comment les auteurs réagissent à l’éloignement du domicile, les intervenantes de Praxis observent que cette décision est très choquante pour eux. Après avoir comparu devant le magistrat pour un rappel à la loi, ce qui présente déjà un aspect interpellant pour eux, le fait d’être privé d’accès au domicile constitue une forme d’électrochoc qui est vécu durement, presque comme une privation de liberté. Il s’agit sans doute, ajoutent nos interlocutrices, d’une prise de conscience, mais toujours associée à beaucoup de détresse psychologique et matérielle. Dès lors, au sein de Praxis, cette situation est associée à de l’inquiétude quant à la manière dont les choses vont se passer au retour au domicile, principalement concernant les risques de récidive.
L’éloignement de l’auteur comporte-t-il un risque d’augmentation de la dangerosité de la situation familiale ? Pour les intervenantes de Praxis, le danger existe bel et bien, car si la décision d’éloignement du domicile a été prise, c’est que la dangerosité a été à un certain moment visible et évaluée par le magistrat. Cela signifie, pour nos interlocutrices, que l’éloignement du domicile n’augmente pas le danger, il le rend visible aux yeux de tous : du magistrat, de services comme les nôtre, de l’auteur, de la famille, de la victime. Cependant, certains auteurs de violence continuent à penser que la justice aura du mal à les contrôler s’ils ne respectent pas la décision. Dès lors, le travail de groupe, au sein des groupes de responsabilisation, peut les aider à y réfléchir et à respecter la décision du magistrat en les appelant à la raison.
Le champ d’application de la loi
Est-ce que la loi pourrait s’appliquer de préférence dans certaines situations ? Pour les intervenantes de Praxis, les cas les plus récents d’éloignement rencontrés par elles n’étaient pas bénins (menace avec arme, tentative d’étranglement) et concernaient des auteurs déjà suivis par Praxis, c’est-à-dire ayant des antécédents et arrivés spontanément ou suite à une décision de justice. Cela pourrait vouloir dire que la loi s’appliquerait plutôt dans des cas assez sévères. De toute manière, elles font aussi remarquer que la loi fait référence aux circulaires COL 3 et 4 qui définissaient les niveaux de sévérité en matière de violence conjugale. La loi suppose donc que les magistrats connaissent les circulaires en question.
On peut également se demander si les magistrats disposent de suffisamment d’informations pour évaluer la dangerosité des situations. Nos interlocutrices considèrent que la justice est un processus humain avec une forte composante évaluative de la part du magistrat. Tous les pouvoirs sont confrontés à la question de l’évaluation des situations à traiter. Dans la mesure où il est peu probable qu’on puisse un jour créer un outil universel d’évaluation de la dangerosité (même si le PDC est un bon outil), il restera toujours une zone d’évaluation subjective pour les magistrats à propos de la probabilité d’une récidive qui mettrait en danger la victime.
Quelle concertation pour appliquer la loi ?
On l’a déjà vu, nos interlocutrices considèrent que les plateformes d’arrondissements judiciaires auraient pu constituer un bon lieu de réflexion collective sur l’application de la loi. Dans beaucoup de plateformes, la loi a été présentée (souvent par le magistrat de référence), commentée et critiquée. Mais celles-ci n’ont pas été utilisées, ni par les parquets, ni par les coordinatrices provinciales, pour faire en sorte que cette loi devienne un cadre de référence pour le réseau local dans la perspective de l’application.
Deuxième remarque concernant l’application : Praxis aurait aimé pouvoir suggérer qu’on s’inspire du dispositif de l’information sous condition, c’est-à-dire qu’on offre à l’auteur la possibilité d’être accompagné dans la période difficile où il est en détresse, où il peut commettre des actes violents par rapport à lui-même ou sur d’autres personnes que sa famille. Pour les représentantes de Praxis, il ne s’agirait pas nécessairement d’une obligation faite à l’auteur, mais d’une invitation, qui pourrait passer par la justice de paix. La proposition serait de s’adresser à une association comme Praxis qui est équipée pour assumer ce type de mission en consultation ambulatoire et pourrait dès lors aider l’auteur à traverser cette période difficile.
Le travail des associations
Les magistrats, notamment les magistrat-e-s de référence en violence conjugale, connaissent le travail de Praxis et du CVFE, leur coopération intersectorielle, ainsi que le volet de formation des professionnels des Pôles de ressources, reconnaissent nos interlocutrices. Quant à rendre plus officiel le recours aux deux associations, elles considèrent que la situation n’est pas mûre : « Comment les magistrats pourraient-ils utiliser les acteurs intersectoriels ? Peut-on imaginer que le décloisonnement entre la justice et le milieu associatif soit déjà tel que le magistrat puisse contraindre la victime à s’adresser au CVFE et l’auteur à Praxis, de telle manière que les deux associations puissent échanger des informations sur la dynamique du couple et la dangerosité ? On n’en est pas là et il n’est pas sûr qu’une telle démarche serait vraiment appréciée par les différents acteurs. Cela pourrait être considéré comme une forme d’interventionnisme, une atteinte à la liberté des personnes… Ce que dit la loi, c’est que le Service d’aide aux victimes du parquet informera la victime des décisions prises en matière d’éloignement de l’auteur et lui donnera des informations sur les services disponibles pour l’accompagner. Par contre, la loi ne dit rien à propos de l’auteur. »
Peut-on imaginer l’introduction en Belgique d’une association comme « Côté court »[6] au Québec ? Pour Cécile Kowal, les deux pays n’ont pas la même conception du travail vis-à-vis de la violence conjugale : « Cette association présente la particularité d’être indépendante de la justice, mais d’être présente dans l’enceinte du palais de justice de Montréal. Par contre, elle ne fournit des informations qu’à propos de la victime. De ce point de vue, la situation n’est pas la même au Québec et en Belgique. Au Québec, il est impensable qu’une association donne des informations à la fois concernant la victime et concernant l’auteur. De ce point de vue, la situation en Belgique est très différente. Au Québec, l’échange d’informations qui peut avoir lieu entre le CVFE et Praxis dans un cadre intersectoriel n’est pas imaginable. Par contre, une association qui informe la justice sur les victimes peut se trouver à l’intérieur du palais de justice, ce qui paraît impossible en Belgique. Les deux contextes ne sont pas comparables, notamment parce que les principes idéologiques sont différents. »
Conclusion
Pour les intervenantes de Praxis, la loi sur l’« Interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique » est un texte intéressant à plusieurs égards. Son principal avantage consiste à établir une passerelle utile (en matière de circulation de l’information) entre la justice pénale (le parquet du procureur du roi) et la justice de paix, en principe plus proche du citoyen.
Par contre, contrairement au dispositif PISC (Poursuite de l’information sous condition) mis en place à Liège précédemment, la loi ne prévoit pas d’autre mesure que l’éloignement de l’auteur, sans enjoindre à celui-ci de s’informer auprès d’une structure de soutien aux auteurs sur le type de service qu’il pourrait y trouver.
En ce qui concerne l’interdiction de résidence temporaire pour l’auteur, les intervenantes de Praxis ne croient pas qu’elle augmente la dangerosité de la situation dans le couple, mais qu’elle la rend visible aux yeux de tous. En ce sens, c’est un rappel à la loi très puissant pour les auteurs, qui est vécu par eux comme un électrochoc et associé à une situation de détresse psychologique.
Enfin, elles considèrent qu’il aurait été possible de confier aux plateformes d’arrondissement judiciaire un rôle de lieu de concertation pour préparer la mise en application de la loi.
Pour citer cette analyse :
René Begon, "Loi sur l’interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique : le point de vue de Praxis", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2013. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/244-loi-sur-l-interdiction-temporaire-de-residence-en-cas-de-violence-domestique-le-point-de-vue-de-praxis
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] Begon (René), « Une nouvelle loi belge sur l’éloignement des conjoints violents », CVFE, 2012, 8 pages (http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep2012-8-rbegon-loieloignementauteur-synth-verdana_2.pdf). La loi sur l’« Interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique » a été votée le 15 mai 2012. Elle est entrée en application le premier jour du 3e mois suivant sa publication au Moniteur : publiée en octobre 2012, elle est donc en application depuis le 2 janvier 2013 (le 1er étant férié).
[2] Begon (René), « Loi sur l’interdiction temporaire de résidence en cas de violence domestique : la lecture de deux intervenantes du CVFE », CVFE, 2013, 7 pages (http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep2013-4-rbegon-interdictionresidence-2-synth-verdana.pdf).
[3] Ces intervenantes, co-directrices de Praxis, sont Cécile Kowal et Anne Jacob (http://www.asblpraxis.be/)
[4] Cf. site des Pôles de ressources: http://www.violencesconjugales.be/index.php
[5] Lieux de concertation entre les institutions qui prennent en charge les acteurs de la violence entre partenaires. Elles sont organisées par les provinces au niveau des arrondissements judiciaires (Cf. http://atlas.wallonie.be/lexique/plateforme-d-arrondissement-judiciaire/).
[6] Association financée par le ministère des affaires sociales du Québec et située dans les locaux du palais de justice de Montréal, dont la mission consiste à fournir au tribunal des évaluations de la dangerosité concernant les victimes dans les situations de violence conjugale.