Violence conjugale et souffrance au travail : comment renforcer les politiques de lutte contre la violence entre partenaires par des politiques de bien-être au travail ?
Dénoncer la violence conjugale aux côtés des victimes est un contexte professionnel comportant des risques pour la santé. Comprendre mieux ce qui se joue dans le vécu quotidien des travailleuses/-eurs permet à une association engagée d’agir pour prévenir ces risques ou pour en réduire les conséquences négatives. Au CVFE, nous souhaitons voir plus loin, grâce à l’expertise des travailleuses dans le combat contre les inégalités. Par exemple, la notion de « fatigue de compassion », utilisée dans les ateliers participatifs, s’intégrera judicieusement au contenu des formations destinées aux professionnels-relais.
Considérant que la violence conjugale est une violence structurelle inscrite dans le fonctionnement patriarcal de nos sociétés, le CVFE développe son action dans un but de transformation sociale. Le personnel du CVFE est agent de changement individuel et collectif. Il est en première ligne dans la rencontre avec les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants, à l’écoute de récits de domination qui contiennent leur lot d’injustices et d’horreurs, constatant quotidiennement les blessures infligées aux corps et aux esprits.
1. Cadre de la réflexion sur l’analyse des risques psychosociaux au CVFE
Le stress au travail est un risque professionnel que les employeurs sont tenus désormais de prendre en compte. Que ce soit dans son rôle d’employeur, mais aussi dans le but d’étoffer la mission de formation qu’il remplit auprès de professionnels-relais concernés par la violence conjugale, le CVFE a entrepris d’explorer les liens entre la souffrance au travail vécue par ses travailleuses/-eurs et le champ d’action professionnel constitué par les violences conjugales. Dans le cadre d’ateliers participatifs, les notions de « bien-être » et de « risques psychosociaux », telles que la loi et les entreprises les définissent traditionnellement, sont appréhendées et rapportées aux réalités professionnelles du CVFE.
La réflexion exposée ci-dessous est un « work in progress » qui se construit dans la foulée des premières élections sociales et du premier Comité de Prévention et de Protection au Travail (CPPT) mis en place au CVFE en 2012. Cette instance étant chargée d’élaborer un plan quinquennal et un plan annuel de prévention des risques propres à l’entreprise, il est devenu évident que nous devions nous pencher sur des risques spécifiques à notre champ professionnel. En effet, ceux-ci ne se retrouvent pas dans les généralités de la loi. Une des retombées du présent travail d’analyse sera d’enrichir les contenus de la formation des professionnels relais que le CVFE dispense. La problématique de la « fatigue de compassion » y est déjà brièvement abordée, car les participant.es y sont très souvent confronté-e-s. Approfondir cette problématique avec elles/eux répond à une demande qu’ils/elles expriment.
2. Que dit la Loi en matière de risques psychosociaux ?
« L'employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les risques psychosociaux au travail, pour prévenir les dommages découlant de ces risques ou pour limiter ces dommages »[1].
« Les lois du 28 février 2014 et du 28 mars 2014 ont profondément modifié les dispositions du chapitre Vbis de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Ce chapitre fixe désormais un cadre général pour la prévention des risques psychosociaux au travail là où auparavant il ne concernait que la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail »[2].
La définition du stress au travail toujours en vigueur est celle de la Convention collective de travail n°72 du 30 mars 1999, conclue au sein du Conseil national du Travail :
« Le stress (est un) état perçu comme négatif par un groupe de travailleurs, qui s'accompagne de plaintes ou dysfonctionnements au niveau physique, psychique et/ou social et qui est la conséquence du fait que des travailleurs ne sont pas en mesure de répondre aux exigences et attentes qui leur sont posées par leur situation de travail ».
La matière, transcrite dans le Code BET, a évolué :
« L’arrêté royal [de 2014] a un champ d’application plus large et une force obligatoire supérieure à ceux de la [CCT n° 72 de 1999] :
- cette convention s’applique uniquement au stress abordé sous l’angle collectif alors que l’arrêté royal vise l’ensemble des risques psychosociaux au travail.
- elle s’applique uniquement aux employeurs du secteur privé. L’arrêté royal, en revanche, s’applique tant au secteur privé qu’au secteur public.
- la CCT a pour objectif de détecter et d’aborder les problèmes au niveau collectif (c’est-à-dire au niveau de l’entreprise dans son ensemble et au niveau du groupe), tandis que l’arrêté royal approche également les problèmes au niveau individuel. -De plus, la CCT a pour objectif de prévenir les risques (prévention primaire) et de prévenir les dommages (prévention secondaire). L’arrêté royal aborde quant à lui également les mesures pour limiter les dommages au niveau individuel (prévention tertiaire) ».
Définitions
« Les risques psychosociaux au travail sont définis comme la probabilité qu’un ou plusieurs travailleur(s) subisse(nt) un dommage psychique qui peut également s’accompagner d’un dommage physique suite à l’exposition à des composantes de l’organisation du travail, du contenu du travail, des conditions de travail, des conditions de vie au travail et des relations interpersonnelles au travail, sur lesquels l’employeur a un impact et qui comportent objectivement un danger.
Le dommage psychique peut par exemple se manifester par des angoisses, de la dépression, du burnout, des idées suicidaires, un état de stress post-traumatique,… Au niveau physique, ces risques peuvent mener à des problèmes de sommeil, de l’hypertension, des palpitations, des problèmes gastriques et intestinaux…
Il est à noter que les répercussions néfastes peuvent avoir un impact sur un individu mais également au niveau du collectif de travail, par exemple, à travers un climat délétère de travail, des conflits, … Elles ont également un coût pour l’entreprise: accidents de travail, gestion de l’absentéisme, du présentéisme ou encore, une diminution de la qualité de travail, de la productivité,…. »[3].
Pour prévenir et traiter les risques psychosociaux, la loi demande aux employeurs d’intervenir à plusieurs niveaux : l’organisation du travail, le contenu du travail, les conditions de travail, les conditions de vie au travail et les relations interpersonnelles au travail.
3. Violence et risques psychosociaux au CVFE
La question est donc pertinente à plus d’un titre : comment une association telle que le CVFE, œuvrant pour plus d’égalité, pour moins de violence et contre l’exclusion, peut-elle faire face à tout cela sans s’arrêter régulièrement sur l’impact que ces réalités produisent sur les travailleurs qui accompagnent les victimes de violences conjugales ?
Le CVFE offre différents services liés à la problématique des violences conjugales : des services d’accueil et d’hébergement pour les femmes victimes et les enfants, un service ambulatoire proposant des consultations psycho-sociales et juridiques, un service d’éducation permanente axé sur l’émancipation individuelle et collective des femmes et un service de formation qui accompagne les femmes dans leur projet de réinsertion professionnelle et sociale. Tous ces services s’adressent à des femmes qui vivent dans des situations de précarité prégnantes.
Dans chacun de ces services, plusieurs métiers se côtoient, notre longue expérience nous montrant que chacun de ceux-ci est concerné par l’impact fort que la problématique des violences conjugales produit. Nous devons considérer qu’il n’y a pas un métier épargné.
Au sein des services, les travailleurs/-euses sont touché-e-s par la violence qui se manifeste dans les situations rencontrées. La violence conjugale détruit et déshumanise. Ce sont d’abord les femmes et les enfants victimes qui sont directement touchés, mais, de toute évidence, les réseaux qui gravitent autour de ces familles sont eux aussi exposés à cette violence.
Alternant l’accompagnement au quotidien et la prise en charge de situations de crise, les équipes sont en contact permanent avec l’immense détresse des usagères. La violence est omniprésente dans les récits et dans les conséquences observables sur les victimes, jaillissant dans la crise ou s’instillant sourdement dans la routine du quotidien. Associée à la violence conjugale, la très grande précarité des parcours de vie des usagères et de leurs enfants génère de l’inquiétude chez les intervenants-e-s.
Des faits plus marquants que d’autres peuvent survenir, rappelant la dangerosité potentielle de la problématique prise en charge. Ainsi sommes-nous amenés à évoquer, parce qu’il est récent, un acte d’agression sauvage contre nos locaux, de la part du compagnon d’une dame ex-hébergée, brisant des fenêtres en lançant des pavés de rue et proférant des menaces de mort envers les intervenant-e-s qui se trouvaient à l’intérieur. Les intervenant-e-s et les dames hébergées ne pouvaient qu’espérer que le dispositif de sécurité tienne le coup face à cette attaque.
Le sentiment de perte de pouvoir sur sa vie est un stress très important. L’effet de surprise et la peur extrême qui peuvent être ressentis dans des événements aussi soudains crée des traumatismes. Il est intéressant de savoir que ce monsieur a agi de façon similaire vis-à-vis d’une autre maison d’hébergement de la région de Charleroi quelques mois auparavant, où le personnel et les hébergées furent impactés de façon semblable.
Si chacun peut facilement imaginer le choc lié à de telles agressions, le CVFE reste avec des questions concernant la possibilité de prévenir de tels risques, au regard des missions qui sont les siennes : celles qui consistent à la fois à protéger les victimes de la violence conjugale (femmes et enfants) et à leur offrir des possibilités de mener la vie la plus normale et autonome possible, pour reprendre du pouvoir sur leur vie.
En réaction à ce type d’événement, des protocoles de collaboration avec les services de police existent et déclenchent leur intervention rapide, des cellules d’intervention psychologique post-traumatique spécialisées peuvent être sollicitées auprès de services externes (en l’occurrence, une intervention a eu lieu pour les équipes du CVFE). Des réactions de l’appareil judiciaire se mettent en branle (avec les lenteurs et les limites propres à la justice) pour un rappel à l’ordre, voire une sanction, vis-à-vis de l’agresseur. Il n’empêche que la suppression totale de ce type de risques semble difficile à concevoir.
4. Des concepts à approfondir, pour une lecture plus fine des risques psychosociaux encourus
La violence des usagers : un symptôme qui envahit l’organisation
Clément Guévremont de l’association Québécoise Option[4] propose plusieurs concepts très intéressants au sujet de la notion de « violence des usagers »[5]. Il propose de penser la violence comme un symptôme plutôt que comme un comportement. Selon Clément Guévremont, les usagères déposent le symptôme de la violence lorsqu’elles sont en lien avec nos services. Il y a, en effet, contagion émotionnelle et le service ou l’institution peuvent être amenés à répéter ce symptôme qu’est la violence. Clément Guévremont nous explique également combien il est important de prendre soin des intervenants. En effet, si cela n’était pas le cas, ceux-ci pourraient se sentir victimes de l’organisation et retourner cette violence sur l’institution elle-même. C’est ce qu’il nomme le « phénomène de circularité du symptôme de la violence ». La violence mute et sa contagion est insidieuse.
Deux risques supplémentaires : la fatigue de compassion et le traumatisme vicariant
La fatigue de compassion et le traumatisme vicariant guettent l’ensemble des travailleurs. C'est le type de stress secondaire caractéristique dont souffrent les intervenants fréquemment exposés aux phénomènes post-traumatiques. C’est le résultat inévitable d'un envahissement émotionnel progressif.
L'usure de compassion n'est pas assimilable au burnout[6]. Elle se prévient et se traite de façon différente. Contrairement au burnout, elle se déclare brutalement, mais il est possible de la résorber assez rapidement. L'usure de compassion se manifeste par des symptômes de réaction post-traumatique et devant le poids émotionnel qui l'accable, le professionnel a tendance à s'isoler.
« C’est par leur capacité de s’identifier au vécu intérieur de la personne violente et violentée que les intervenants construisent la relation d’aide. Le prix à payer, c’est d’absorber soi-même le traumatisme. Les intervenants qui ont eux-mêmes vécu des expériences traumatiques dans leur passé seront évidemment vulnérables à la fatigue de compassion. S’ils réussissent à s’en sortir, ils pourront devenir des personnes ressources significatives et leurs expériences traumatiques elles-mêmes leur donneront une expertise inégalée »[7].
Le traumatisme vicariant est un phénomène différent : la docteure Pascale Brillon, psychologue spécialisée en stress post-traumatique, explique la distinction à faire entre traumatisme vicariant et fatigue de compassion donnant des exemples de traumatisme vicariant.
Le premier « peut nous affecter lorsque nous intervenons auprès d’une clientèle traumatisée et que nous entendons à répétition des descriptions détaillées de scènes perturbantes et traumatiques. Ces images troublantes peuvent devenir les nôtres et entraîner des reviviscences (Depuis cette séance, j’ai des images intrusives de son accident qui s’imposent à mon esprit ; Quand je suis sortie sur la plage, tout le monde voyait des baigneurs, moi j’y ai vu des cadavres), de l’évitement (Je suis plus craintive en bateau depuis ce patient qui a perdu son père noyé ; Je suis plus stricte avec ma fille depuis ce poste auprès des victimes de viol) et un état d’alerte constant (Je sursaute à rien et j’ai de la difficulté à dormir ; Je manque de concentration parce que cela me trotte sans cesse dans la tête ; Je suis tout le temps irritable, sur la défensive)»[8].
Le second phénomène « peut nous toucher si nous sommes exposés de façon répétée à des degrés de souffrance intense. Il s’agit d’une usure profonde, douloureuse, à la détresse d’autrui. Nous devenons hypersensibles à leur état émotionnel ou à la violence en général »[9].
« Le contact empathique avec l’horreur vécue par autrui, avec l’intensité de la souffrance ressentie, devoir encaisser de façon répétée cette charge émotive (et la ressentir presque dans notre corps), cela peut entraîner un TC ou une FC (…) »[10].
« Différents processus peuvent être évoqués afin d’expliquer le développement du trauma vicariant ou de la fatigue de compassion. Mentionnons cependant que nul thérapeute n’est à l’abri de vivre un jour de telles réactions et qu’elles ne constituent en rien un signe de faiblesse ou d’incompétence »[11].
Nous devons tenir compte de ces concepts afin de prendre soin de nous, tout en accompagnant les victimes de violences conjugales.
Forces et faiblesses des mécanismes spontanés de gestion du stress dans une équipe
L’injonction faite aux employeurs de se soucier du bien-être des travailleuses/-eurs est un levier pour que le CVFE s’emploie à comprendre certains phénomènes de stress observés dans l’organisation. La gestion spontanée du stress propre aux organisations de femmes actives dans la lutte contre la violence conjugale et la défense des victimes est exemplaire à certains égards, tout en comportant certains aspects négatifs qui peuvent miner les individus et le collectif de travail.
Ces phénomènes ont été relevés dans la littérature spécialisée. Si le CVFE a évolué (les équipes sont devenues mixtes, une hiérarchie s’est mise en place), l’organisation n’a pas perdu toutes les caractéristiques de ses origines. Pour la réflexion qui nous occupe, les observations faites par R. Bruynoghe et S. Opdebeek sont intéressantes aujourd’hui :
« Dans les organisations professionnelles ne réunissant que des femmes souvent animées par des tendances émancipatrices - une sorte d’escalade de sentiments négatifs éclate périodiquement. C’est un phénomène qui est actuellement mal compris et qui est rarement évoqué par les intéressées, nonobstant les conflits internes, en raison de leur loyauté à l’égard de leur organisation. Généralement, l’escalade prend fin par le départ d’un ou plusieurs membres du personnel, ce qui entraîne la perte de précieux collaborateurs pour l’organisation. Ces organisations se caractérisent par une faible différenciation des tâches, l’absence de hiérarchie formelle, un intérêt marqué les uns pour les autres et pour le travail. A certaines périodes, ces caractéristiques donnent lieu à un grand soutien mutuel, une grande satisfaction professionnelle et à une sensibilité relativement faible au stress. Etant donné que dans ces organisations, les manifestations émotionnelles entre collègues sont autorisées de façon bilatérale, le risque existe qu’une expression négative de A soit suivie par une expression négative de B, renforçant ainsi la négativité de A. En d’autres termes, il y a toujours un risque de feed-back positif alors qu’il n’y a pas de hiérarchie pour limiter les émotions négatives »[12].
5. Genèse d’une réflexion participative sur la gestion des risques psychosociaux
En dehors des épisodes de crise où surgit la violence, qui sont gérés de façon particulière et adaptée à la situation, le CVFE a mis en place des dispositions récurrentes pour « prendre soin » du personnel : des moments de réunions, des débriefings, des supervisions, des formations et des façons de travailler en dyade.
De manière à pouvoir établir le premier plan d’action en matière de risques psychosociaux, le CVFE a commandé à son service externe de prévention et de protection une analyse de risques, qui a été réalisée à travers une méthode de travail en groupe et a donné des résultats intéressants. Cependant, n’ont pas été envisagés les aspects spécifiques liés à l’objet social de l’asbl. Sans dévaluer la démarche réalisée, ni les résultats obtenus, il nous semble que, d’une certaine manière, le questionnement a répondu à un canevas standardisé et qu’il y manque certaines dimensions propres à notre association.
Nous avons donc souhaité être proactifs/-ives en la matière, formant le projet d’une analyse plus fine de la charge psychosociale au travail en nous appuyant sur la participation des équipes.
La participation des travailleuses/-eurs à la gestion des risques dans l’entreprise est recommandée par le législateur[13]. Dans les principes de la concertation sociale en économie non-marchande, les instances dirigeantes se doivent de favoriser la participation et d’être à l’écoute des opinions du personnel pour prendre les bonnes décisions.
Au Collectif, la notion de participation relève d’une dimension plus large. Les travailleuses/-eurs sont invité-e-s à être membres de l’assemblée générale et peuvent siéger au conseil d’administration. C’est à l’assemblée générale sont décidées les grandes orientations de l’asbl qui influencent les missions poursuivies par les équipes de travail. La vie quotidienne des services nourrit la réflexion en assemblée générale et vice versa.
Bien menée, la participation nourrit la motivation. C’est à coup sûr une question de techniques et de savoir-faire, mais pas seulement :
« (Or,) au-delà des dispositifs existants, c’est la manière dont les dirigeants et les travailleurs s’emparent du processus qui fera la motivation. Il s’agit donc de questionner la volonté des différentes parties»[14].
« La gestion démocratique dans l’entreprise peut également être le terreau d’une plus grande émancipation des individus dans la société, si elle s’inscrit dans une logique d’éducation permanente. Un individu est capable d’agir sur son environnement, et donc sur ses propres conditions de vie, dès lors qu’il en comprend les ressorts, qu’il identifie et saisit les opportunités qui s’offrent à lui. Participer à la gestion de son entreprise en fait partie. Réalisée dans de bonnes conditions, la participation valorise les travailleurs, développe leur confiance en eux et leurs compétences »[15].
« Au-delà du rôle du travailleur et du dirigeant, il semble nécessaire d’interroger plus largement la culture dominante dans laquelle nous vivons, qui sous-valorise la participation dans la société. Face aux enjeux énormes auxquels nous faisons face (crise financière, chômage, environnement, exclusion sociale, etc.), la société actuelle a tendance à individualiser à outrance les responsabilités et donc les réponses à donner. Or, nous ne pouvons, seuls, réduire le trou de la couche d’ozone, lutter contre la pauvreté, etc. Nous perdons petit à petit la notion d’action collective et la conscience de notre pouvoir de changement si nous combinons nos forces. Chacun se sent donc ‘tout petit’ et démuni face à son environnement, au point que beaucoup se montrent désillusionnés et sceptiques face à des tentatives de mobilisation collectives : ‘Qu’est-ce que cela va changer ?’. Ainsi, nous manquons de confiance en notre capacité à faire changer les choses, et nous en venons à nous positionner en sujet passif d’un système économique, politique, social, culturel, dans lequel nous pensons avoir un rôle insignifiant »[16].
« Participer à la gestion de l’entreprise, c’est également prendre conscience du pouvoir d’action que nous avons collectivement »[17].
« Notons qu’une démarche d’éducation permanente est indispensable pour accompagner le travailleur et lui permettre de devenir acteur de son entreprise. En effet, la capacité de contribution des travailleurs à la gestion est à la hauteur de leur connaissance critique des réalités et enjeux de l’entreprise et de la société, de leurs aptitudes d’analyse et de réflexion, de leur capacités de négociation, etc. »[18].
Dans la ligne de ces réflexions que nous partageons, nous avons donc prévu l’organisation d’ateliers, de groupes de travail, pour réfléchir ensemble sur la problématique de la gestion des risques psychosociaux propres à notre association. Notre conviction est que ces questions impliquent autant la direction du CVFE que les travailleuses/-eurs.
Suite aux réflexions sur la transmission de la violence aux différents niveaux où le phénomène se présente, nous avons pensé qu’il fallait d’abord créer un moment durant lequel chaque travailleur pourra s’investir dans une démarche d’appropriation de la notion générale de la bientraitance et du bien-être au travail. Une première étape se présente donc sous la forme d’une projection de quatre témoignages vidéo sur le sujet. A partir de ces projections, des discussions ont lieu et sont retranscrites, constituant un matériau pour aller plus loin.
La première vidéo met en scène Pierre, infirmier A1 au service pédiatrique de l’hôpital « Les Olivettes »[19]. Pierre raconte son vécu par rapport à l’arrivée d’un nouvel infirmier dont il ne partage pas la manière de travailler et de concevoir les pratiques professionnelles. De sérieux problèmes apparaissent entre les deux collègues et Pierre témoigne de son ressenti par rapport à la situation, abordant l’aspect professionnel, mais également sa vie privée.
Le second documentaire nous fait visiter les bureaux de Steelcase, où Beatrice Arantes nous explique la politique bien-être mise en place au sein de son entreprise. Cela va de l’aménagement des locaux à la mise en place d’horaires flexibles, en passant par l’importance de moments de convivialité partagés entre collègues.
La troisième capsule se déroule chez Jimbo, société qui met l’accent sur la culture d’entreprise : sorties entre collègues, séances de sport, création d’une « communauté » de collègues, etc.
Le dernier documentaire présente les conditions de travail dans les bureaux de Google France, où l’ambiance détendue et la convivialité côtoient des pratiques plus originales comme l’évaluation de son travail par ses pair-e-s.
Pour mener le débat, une série de questions sert de « fil rouge », quand il s’avère nécessaire d’activer la discussion.
Par exemple :
- « En tant que collègues de Pierre, qu’aurait-il fallu mettre en place afin d’éviter une telle situation ? Et en tant que supérieur hiérarchique ?
- « Quels pourraient être les impacts de cette situation ? Sur les collègues, l’ambiance de travail, les bénéficiaires, la famille, etc. ? »
- « Avez-vous déjà imaginé des choses à mettre en place ou à améliorer pour augmenter votre bonheur au travail ? »
- « Quels pourraient être les impacts de telles modifications ? Sur le cadre de travail, les conditions de travail, l’ambiance, la satisfaction des bénéficiaires, etc. ? »
Déclencher une réflexion participative autour de la thématique du bien-être dans une approche qui met en scène des communautés de travail très différentes permet ensuite d’entrer dans des champs de réflexion plus spécifiques à nos réalités de travail : les risques spécifiques liés à la mission de l’asbl pour lesquels l’expertise professionnelle de nos équipes est la première des ressources.
Conclusion
Avec la mise en place des « ateliers bien-être » au sein de l’organisation, le CVFE s’inscrit dans la volonté du législateur de mettre en place une politique de bien-être au travail consciente et responsable à tous les niveaux. La dimension participative est essentielle dans la démarche du CVFE. En l’occurrence, le sens profond de cette dimension participative est à rapprocher des missions d’éducation permanente de l’association, visant à plus d’égalité, d’émancipation individuelle et collective, et de progrès social, grâce à la stimulation des capacités d’analyse critique de la société[20]. Ces enjeux concernent autant les membres du personnel que les publics du CVFE. Il est évident que l’un ne va pas sans l’autre.
Cette dimension participative rejoint la dimension politique de l’action du CVFE, où les travailleuses/-eurs de l’organisation, en première ligne auprès des publics visés par le décret, sont les acteurs principaux du changement social souhaité : permettre à toutes et à tous et en particulier aux victimes de violences conjugales et aux femmes en situation de grande précarité, de vivre une vie libre de violences, correspondant à leur désir de dignité, dans une société qui leur offre des conditions d’épanouissement égalitaires et des possibilités de choix suffisantes.
Dans un service qui accompagne des personnes victimes de violences conjugales, davantage que dans beaucoup d’autres domaines, le savoir et le savoir-faire doivent être accompagnés d’un savoir-être des équipes. La qualité de ce savoir-être, étroitement liée à la notion de bien-être au travail dans une organisation professionnelle telle que le CVFE, contribue à maintenir du sens dans une réalité de violences qui déshumanise et isole. Il permet de maintenir un niveau de qualité dans les différents services qui reçoivent et accompagnent notre public.
Enfin, une de nos missions est de sensibiliser et former des professionnels-relais à la problématique des violences conjugales, avec une optique de transformation sociale. Une meilleure connaissance des impacts négatifs de la violence sur les intervenant-e-s de première ligne, qui sont directement confronté-e-s aux vécus des protagonistes, répond à un besoin apparu assez clairement au cours des journées de formation.
Pour citer cette analyse :
Jean-Louis Simoens, Nathan Pottier et Anne Delepine, "Violence conjugale et souffrance au travail : comment renforcer les politiques de lutte contre la violence entre partenaires par des politiques de bien-être au travail ?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/222-violence-conjugale-et-souffrance-au-travail-comment-renforcer-les-politiques-de-lutte-contre-la-violence-entre-partenaires-par-des-politiques-de-bien-etre-au-travail
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] http://www.emploi.belgique.be/defaultTab.aspx?id=564
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.
[4] Cf. http://www.optionalternative.ca/ et http://www.optionalternative.ca/Accueil.aspx
[5] http://ekladata.com/N255p9HpYfJdUzJop_RwAFiQCuc/La-violence-des-Usagers-1jour-Angers.pdf
[6] Burnout ou syndrome d’épuisement professionnel.
[7] http://www.optionalternative.ca/
[8] https://www.ordrepsy.qc.ca/pdf/Psy_Qc_Mai2013_Dossier_04_Brillon.pdf
[9] Ibidem.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem.
[12] R.Bruynoghe et S.Opdebeek, « Travail émotionnel, charge émotionnelle et vécu du travail des femmes », in Simon Moors (Ed.), Stress et travail. Origines et approches, Bruxelles, Institut national de recherche sur les conditions de travail, 1994, page 171.
[13] Cf. La stratégie Sobane et la méthode Deparis, informations à ce propos sur le site du SPF Emploi (http://www.emploi.belgique.be/sobane/home.aspx et http://www.emploi.belgique.be/publicationDefault.aspx?id=4212)
[14] A. Dewandre, «La participation des travailleurs à la gestion. Prolonger la réflexion», in Analyses, SAW-b asbl, septembre 2009, page 5 (http://www.saw-b.be/spip/La-participation-des-travailleurs).
[15] Ibidem, page 8.
[16] Ibidem, page 7.
[17] Ibidem, page 9.
[18] Ibidem.
[19] Ce témoignage a été réalisé par le Service Public Fédéral (SPF) Emploi Travail & Concertation Sociale avec l’aide de l’Université de Liège.
[20] Cf. Décret sur l’action associative dans le champ de l’éducation permanente du 17 juillet 2003, chapitre 1, article 1er, § 1, 2 et 3.