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Publications
en Éducation Permanente

Itinéraire d’un groupe féministe citoyen. Comment s’y élaborent les idées collectives et les mises en action autour d’une visée commune ?

Poser un regard critique sur le fonctionnement et les réalisations d’un groupe citoyen et féministe, Ginger, à partir d'entretiens avec ses membres est une forme d'auto-évaluation qui s'inscrit dans une logique de pensée critique et d'expérimentation de la démocratie participative.

 

La mission du CVFE en éducation permanente est de proposer à des femmes en situation de précarité de poser un regard critique sur une société en pleine mutation et de les aider à se mettre en action pour exercer leurs droits et poser leurs propres choix. L’association veut augmenter les compétences sociales et citoyennes des femmes, produire un renforcement individuel qui vise une mise en mouvement collective. Par ailleurs, le CVFE veut promouvoir les enjeux de l’association et les rendre visibles, pour contribuer à transformer les mentalités, faire évoluer les connaissances et les pratiques de l’association, et des autres professionnels.

1. Contexte et origines du groupe

Le groupe « féministe, citoyen, volontaire » Ginger, comme il se nomme, est actif depuis 2011. Il s’est mis en place dans la foulée des sessions d’apprentissage de l’autodéfense féministe organisées par l’équipe d’éducation permanente du CVFE. La dynamique d’empowerment propre à l’apprentissage de l’autodéfense a engendré ce groupe de femmes devenu permanent, qui fonctionne dans l’orbite du CVFE (celui-ci met à disposition ses locaux, offre un support au groupe pour élaborer des actions, assume l’animation quand il s’agit de gérer des tensions ou des conflits entre les membres, etc.).

Le groupe a pour objectif de réfléchir à l’égalité entre les femmes et les hommes, à partir des expériences vécues individuellement par ses membres et à partir de faits d’actualité. Il transforme ses réflexions en slogans critiques et en revendications et s’investit alors dans l’espace public en participant à des débats, à des manifestations, en créant des événements, des « happenings », en investissant le web…

Il est constitué d’une vingtaine de femmes. La composition du groupe change au fil du temps, en fonction des départs et de l’arrivée de nouvelles membres. Il s’appuie sur un noyau stable.

2. Les processus en œuvre, l’éducation permanente à l’œuvre

Si la visée principale du groupe est en lien direct avec la mission du CVFE, les élaborations possibles autour de cette visée commune sont nombreuses, divergentes et suscitent des débats, voire des conflits. L’égalité hommes-femmes peut constituer « un ciel de valeurs »[1] consensuel, qu’une grande majorité reconnait ici et aujourd’hui, notamment des femmes qui ne bénéficient toujours pas entièrement de cette égalité, voire des femmes qui sont fortement précarisées par les inégalités persistantes.

Mais qu’en est-il quand il s’agit de prendre position collectivement sur des injustices vécues individuellement, sur l’absence de femmes dans des lieux importants et proches, sur des stéréotypes sexistes proférés juste à côté de nous, sur des mesures politiques d’austérité inégalitaires qui touchent certaines d’entre nous plus que d’autres, sur des tendances féministes qui s’opposent, sur des modes d’action controversés tel que celui des Femen…

Les processus internes au groupe se mettent en branle : la parole comme « élément premier de cette démarche d’éducation populaire »[2], les débats, les dépassements des conflictualités et les mises en action sont chaque fois des mises à l’épreuve du groupe et de chacune de ses membres. Celles-ci sont invitées à mettre au travail ensemble leur façon personnelle de penser à partir de leur vécu, de leurs expériences concrètes de l’injustice et de leur propre assujettissement à des schémas culturels qui les aliènent dans une société structurée par le patriarcat.

Cette mise au travail est une démarche culturelle, qui transforme « du négatif en positif »[3] et qui peut comporter des « jubilations collectives »[4]. Mais « ce travail est fait de patience, de souffrance même – Hegel parle de la ‘longue patience du concept’ et de ‘pénible travail’ - d’autant qu’appliqué à notre sujet, il est travail sur les souffrances, les dominations et les aliénations subies. Nous trouvons là le sens premier du mot ‘travail’, celui de ‘tripalium’, d’’instrument de torture’ »[5].

Après quatre ans de fonctionnement, cinq membres du groupe ont procédé à notre demande à une auto-évaluation en présence d’un intervenant du CVFE, chargé de structurer le questionnement et d’en garder la trace[6]. L’intervenant a participé à un moment collectif où les cinq participantes ont échangé à partir de questions élaborées au préalable avec une d’entre elles. La présence d’un intervenant du Collectif, psychosociologue et extérieur à l’activité, a été vécue par le groupe comme une garantie supplémentaire de garder le cap (une dynamique en adéquation avec les valeurs du groupe et sa vision) et en même temps la possibilité de garder trace d'une autocritique posée à ce moment-là de leur histoire collective.

Avant d'en livrer le compte-rendu, signalons qu'au moment de se retrouver pour échanger sur ces questions, les participantes ont mis le doigt sur un piège qui consisterait à se contenter d'une photo, d'un moment M comme base d'auto-évaluation. Elles ont insisté sur l'importance d'avoir une lecture chronologique du processus groupal pour être en mesure de le critiquer de façon constructive : Comment les choses ont elles évolué depuis l’origine ? Sur quel chemin se situent-elles ? Avec quelles perspectives ? Reste à savoir si on a pu tenir compte suffisamment de ce point d'attention dans la discussion.

Que ce groupe « féministe citoyen volontaire » né du désir de quelques femmes perdure n’est pas un phénomène fréquent, ni anodin. Ginger finit par constituer une sorte d’entité à la fois autonome et reliée au CVFE. Nous cherchons à mettre en mots les processus en œuvre, ce qu’ils signifient par rapport à la mission d’éducation permanente du CVFE, en prenant appui sur les préoccupations des participantes qui, elles, expriment le désir de continuer l’expérience, de tirer parti du passé pour construire un futur au groupe, en le nourrissant pour qu’il garde du sens et puisse continuer à rassembler des femmes autour d’une visée féministe commune.

3. Compte-rendu de l’auto-évaluation du groupe

3.1. Se réunir, oui, mais avec quels objectifs ?

3.1.1 Ginger et les missions du CVFE

La première étape de cette démarche réflexive sur les pratiques de Ginger a consisté à observer de quelle façon les buts que le groupe se donne s'intègrent aux missions du CVFE en Éducation permanente.

D'une première rencontre avec l'une de ses membres-fondatrices, il est donc ressorti qu'effectivement Ginger a pour intention de veiller à une participation active du « public-cible », a la volonté de mener des actions porteuses de changements collectifs et vise, par ses différentes activités, à favoriser des processus d'empowerment des femmes du groupe ainsi que de celles avec lesquelles celui-ci entre en contact.

Plus précisément, la participation du public-cible est encouragée de trois manières :

  • via l'autogestion du groupe par les participantes
  • via la maîtrise par chacune du sens des démarches
  • via la capacité d’en parler publiquement.

Les actions porteuses de changements collectifs ont trait notamment aux politiques de l'emploi vues sous l'angle du genre. Qu'il s'agisse de dénoncer la chasse aux chômeurs, et en particulier aux chômeuses ou de revendiquer l'accès de toutes et tous aux emplois choisis, sans discrimination de genre.

L'empowerment des femmes en tant que pratique d'émancipation passe ici par la prise de position et de parole, au sein du groupe d'abord, puis dans l'espace public. Une prise de position citoyenne, donc, qui laisse place à la créativité pour se mettre en scène dans l’espace public.

L’élaboration des prises de position et de leur expression la plus adéquate passe par la conviction partagée que les points de vue du groupe comme ceux des individus qui le composent ont un poids, ont du sens, et que cette parole mérite d’être entendue.

3.1.2. Auto-évaluation portant sur les objectifs spécifiques du groupe

Première étape : définir quels sont ces objectifs spécifiques

  • Partir du quotidien des personnes, valoriser le vécu considéré comme une expertise ;
  • Partir de l’expérience personnelle pour réfléchir ensemble ;
  • Porter publiquement des revendications issues du groupe ;
  • Créer des liens avec d’autres mouvements sociaux (entrer dans des réseaux) ;
  • Permettre que chaque personne puisse porter la parole du groupe dans l’espace public ;
  • Veiller à ce que le groupe fonctionne en autogestion

A propos de ces objectifs, quelles sont les questions incontournables auxquelles tenter de répondre collectivement ?

  • Est-ce que les personnes à l’origine des actions varient ?
  • Est-ce que tout le monde donne son point de vue ?
  • Quels outils le groupe met-il en place pour veiller au respect de la parole de chacune ?
  • Quels outils sont mis en place pour veiller à une prise de décision non-verticale ?
  • Est-ce que les personnes présentes lors des réflexions sont présentes sur le terrain ?
  • Chacune peut-elle représenter le groupe au sein du réseau ?

3.2. Faire le point ensemble

3.2.1. Le groupe a commencé par échanger à partir de la notion « d’objectif »

En précisant que les objectifs listés ci-dessus et discutés ci-dessous ne sont pas tant des fins en soi que les étapes d’un combat indispensable qu’on pourrait nommer la critique –à la fois par la pensée et par l’action- du capitalisme mondialisé et des dérives du néolibéralisme au sein de notre démocratie.

3.2.2. Baser réflexions et actions sur le quotidien et l'expertise personnelle de chacune

De ce point de vue, le groupe constate qu'effectivement les actions sont inspirées par les vécus des membres ou de leur entourage. « On part de l’expérience difficile de quelqu’un, y compris d’extérieur au groupe », comme un vécu d’injustice lié au genre, « et ensuite on réfléchit ensemble à ce qu’on pourrait faire aujourd’hui pour sensibiliser à cette question ».

Elles observent qu'en découle ce qu'on pourrait appeler de la « contamination », tant à travers l’impact des actions menées qu'au sein du groupe lui-même. L’initiative est souvent individuelle avant d'entraîner le groupe et d'être nourrie par lui. Les actions de Ginger partent de la conviction que « si on est touchées, d’autres peuvent l’être aussi : c’est ce qui donne l’audace de communiquer à partir de nos vécus, de nos ressentis ».

Pour les femmes du groupe qui se sont réunies en 2015, le choix de s'inspirer de situations singulières garde toute sa pertinence tant qu’il est possible de faire le lien entre les vécus individuels et les revendications collectives, tant que le désir de progrès au bénéfice de toutes peut être  perceptible, compréhensible. Quand une « Ginger » partage un vécu au sein du groupe ou publiquement, elle laisse entendre qu’il est possible de changer, en se prenant en « exemple vivant », non pas comme un exemple à suivre mais comme preuve qu’il est possible de se mettre en mouvement, de trouver des appuis pour transformer sa vie.

3.2.3. Veiller à la libre circulation de la prise de parole et permettre que chaque personne puisse porter la parole du groupe dans l’espace public

Les femmes impliquées dans Ginger remarquent que leurs actions accordent une place importante à la mise en scène de ce qu’elles ont à dire. On peut les rapprocher de certaines formes « d’artivisme » urbain.

« L’artivisme est l’art d’artistes militants. Il est parfois l’art sans artiste mais avec des militants. Art engagé et engageant, il cherche à mobiliser le spectateur, à le sortir de son inertie supposée, à lui faire prendre position. C’est l’art insurrectionnel des zapatistes, l’art communautaire des muralistes, l’art résistant et rageur des féministes queers, l’art festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, c’est l’art utopiste des hackers du Net (hacktivistes d’une guerilla teckno-politique), c’est la résistance esthétique à la publicité, à la privatisation de l’espace public…»[7].

Elles n’en sont pas moins ancrées dans les échanges de points de vue sur leurs expériences communes et la mise au point collective d’arguments qui les rassemblent. Et les participantes sont d’accord pour constater que ces différents usages de la parole ont permis jusqu’à présent :

  • L’expérimentation de nouvelles positions sociales -d’autres rôles- par la prise de parole publique mais aussi avant ça par les prises de position dans le débat interne au groupe, car « la parole progresse par étapes », disent-elles ;
  • L’augmentation de la connaissance de soi via les échanges, les désaccords fréquents et au final la réflexion sur sa propre expérience que permet le débat.

Les compétences renforcées par le vécu de groupe relèvent donc bien de l’empowerment tel que le définit Jo Rowland[8], c’est-à-dire une dynamique à trois dimensions qui s’imbriquent et se complètent : personnelle (confiance en soi et défiance vis-à-vis du pouvoir intériorisé), relationnelle (capacité d’écoute mais aussi de négociation) et collective (via la mise sur pied en coopération puis la participation de fait à des actions publiques).

3.2.4. Des revendications portées publiquement

Sur ce point, l’objectif est atteint. Les participantes le constatent avec fierté. Elles prennent aussi la mesure que les revendications peuvent être portées  sans que toutes les membres du groupe soient à 100% d’accord avec, ou se sentent concernées par toutes les revendications[9].

C’est même une sorte de condition, aux yeux de plusieurs d’entre elles, pour que la dynamique interne ne se grippe pas.

« Nous avons besoin de prendre du plaisir et de ne pas passer tout le temps disponible à définir sur quoi on est d’accord ». Les membres du groupe expriment leur conviction que le groupe se compose de personnes différentes mais souvent complémentaires. « On ne doit surtout pas perdre toute son énergie à se demander où on est ».

3.3. Note de parcours sur la cohésion du groupe

Le groupe a vécu un moment charnière il y a quelques mois. Des tensions très lourdes ont émergé autour de la question « Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? » puis autour du rôle de l’animatrice, salariée du CVFE et co-fondatrice du groupe, dans l’animation en général et dans l’arbitrage de ce conflit précis en particulier. Des membres s’en sont allées en regrettant de ne pas voir plus clair dans les fondements du groupe. Elles avaient exprimé le besoin d’une charte, de savoir « sur quoi on était d’accord ».

Les membres font aujourd'hui l'hypothèse que cet éclatement soudain s'explique en partie par le fait que le groupe s'était agrandi au fil du temps alors que le type d’action menée demande de s’appuyer sur un groupe de taille plus restreinte, qui peut être très réactif. Dans un grand groupe, les processus de décision et de régulation commencent soit à prendre trop de place, soit à manquer à certaines et les mécontentements l’emportent sur le plaisir et le sens.

Le départ de plusieurs membres du groupe correspond aussi à un temps de changement dans la façon de fonctionner. Les animatrices salariées proposent à présent systématiquement aux participantes de mener des projets dont elles prennent elles-mêmes l’initiative. Elles pourront avoir l’appui de l’équipe salariée du CVFE. Et non plus, comme auparavant, de se lancer aux côtés des salariées qui étaient à l’initiative des projets.

3.4. Fonctionner en autogestion

Oui, les membres du groupe se sentent autorisées à proposer des thèmes et des actions qui leur tiennent à cœur. Elles ont le sentiment que le leadership peut glisser de l’une à l’autre la plupart du temps. Mais la plupart du temps seulement car les participantes ont conscience que « des fois, ça ne marche pas » : « on est figées dans des rôles par les autres ». C'est alors que le groupe est tenté de s’en remettre  à ce que l'une d'elles nomme avec ironie et sympathie « le leadership charismatique » de F., pour se simplifier la tâche et accélérer les processus de décision.

Dans ce temps d'évaluation, les femmes présentes échangent autour de ce paradoxe apparent qui veut qu'un groupe autogéré soit tenté de revenir ponctuellement à un mode de pouvoir plus vertical. Pour conclure provisoirement que ces expériences quelquefois délicates sont aussi intéressantes et formatrices, à condition d'être pensées par le groupe.

La question du besoin d’autorité ponctuel et du rôle particulier qu’est susceptible de reprendre l’animatrice à certains moments reste posée, débattue et à débattre.

3.5. Echanges à partir de questions incontournables sur les modes de fonctionnement du groupe

3.5.1. Chacune peut-elle représenter le groupe au sein du réseau ?

Toutes peuvent le faire mais le groupe élit celles qui le feront en fonction des intérêts et des compétences de chacune. Celle qui est choisie garde cependant le droit de décliner le rôle que le groupe lui suggère en l’élisant.

3.5.2. Quels outils le groupe met-il en place pour veiller au respect de la parole de chacune ? Est-ce que de façon générale chacune donne son point de vue ?

  • Une règle anti-digression pour freiner les plus bavardes, celles qui occupent l’espace de parole, existe : chacune est autorisée à interrompre l’échange en disant « graisse !».
  • Le tour de table est souvent utilisé : c’est une méthode simple qui assure pourtant que tout le monde aura une opportunité de parler sans être interrompue.
  • Les sous-groupes permettent de partager les différents points que tout le monde n’a pas le temps/l’envie de traiter en grand groupe.
  • La complémentarité entre les membres du groupe opère : certaines ramènent volontiers la dynamique vers l’objectif (l’action !) par le « Bon, concrètement on fait quoi ? » qui permet au groupe de se recentrer.

3.5.3 Quels outils sont mis en place pour veiller à une prise de décision non-verticale ?

  • L’élection sans candidature, qui est un procédé connu de la sociocratie, est utilisée avec l’intention « de faire d’un moment d’élection un moment joyeux pour le groupe et de favoriser l’élection de personnes qui ne souhaitent pas se battre pour accéder au pouvoir mais dont on pense qu’elles y seraient mieux que celles et ceux qui se battent pour»[10].
  • La pratique du consentement est préférée à la recherche d’un consensus impossible et non-désiré par le groupe, qui affirme au contraire se nourrir du dissensus.
  • L’outil d’animation appelé « Du Je au Nous »[11] oriente la pratique générale du groupe et permet également de garder à l’esprit le « Nous » aux dépens de décisions unilatérales ou verticales.

3.6. Questions subsidiaires d'évaluation

Enfin, pour peaufiner cette évaluation et faciliter peut-être les questions qui viendront plus tard, nous en avons posé trois autres au groupe :

3.6.1. A quoi voyez-vous que vos actions portent des fruits ?

  • Quand un gars de 14 ans à qui s’adresse une participante lui renvoie « Je ne savais pas que les femmes, ça avait des droits » ;
  • Quand une femme est élue pour la première fois à la Foire du Livre politique (le groupe y est intervenu pour sensibiliser à la représentation très faible des femmes parmi les auteurs présentés) ;
  • Quand une action devant une boulangerie de la région débouche sur des discussions avec quelques femmes intéressées et que celles-ci rejoignent le groupe sur Facebook ;
  • Quand le groupe est nominé au Prix « Théroigne de Méricourt » [12] ;
  • De façon plus indirecte et humoristique, la reconnaissance passe aussi par la présentation que fait du groupe l’organisateur d’une manifestation, disant : « Ce sont des femmes voyantes » ;
  • Quand des manifestantes contre les mesures d’austérité expriment leur connaissance et leur admiration pour les actions menées par le groupe ;
  • Quand les contacts et les inscriptions aux ateliers d’auto-défense, souvent décrits et défendus publiquement par le groupe, explosent ;
  • Quand une des pancartes imaginées par le groupe est reprise dans le quotidien L’Echo.

3.6.2. Quels sont les chantiers prioritaires du groupe, vos points d’attention actuels ?

  • Veiller à préciser les procédures d’entrée et de sortie des membres du groupe. Actuellement, les choses se font via des champs d’affinités et la confiance mutuelle. Une place importante est laissée au « feeling », aux subjectivités, et le groupe l’assume. Mais les expériences montrent aussi que cette relative absence de procédure formelle laisse la porte ouverte à des décisions arbitraires, soudaines, non-démocratiques.
  • Se questionner sur la façon dont le groupe peut accueillir des femmes en souffrance parfois aigüe tout en maintenant son cap, c’est-à-dire sans consacrer un temps et une énergie si importants à cet accueil spécifique que les objectifs du groupe en deviennent secondaires.
  • Enfin, le groupe voudrait mieux représenter la société liégeoise dans sa diversité, ce qui impliquerait notamment d’y accueillir (d’inviter ?) des femmes issues de l’immigration, notamment primo-arrivantes. Certaines femmes sont passées, ne sont pas restées : le défi consiste non seulement à inviter mais aussi à permettre un engagement au sein du groupe sur la durée, un défi majeur pour les temps à venir.

3.6.3. Et comment imaginez-vous le groupe dans deux ans ?

  • Nous serons un peu plus nombreuses à constituer le noyau dur du groupe ;
  • La diversité culturelle de notre groupe aura augmenté ;
  • On aura rédigé une nouvelle ou un livre ;
  • On aura créé une maison des Babayagas (inspirée de l’initiative de ces femmes retraitées « aux petits revenus » qui vivent ensemble et s’entraident, à Montreuil) ;

Conclusions

L’autoévaluation de l’expérience par les participantes du groupe nous permet d’affirmer que s’y déroule un véritable processus d’éducation permanente, et que mettre le féminisme au travail dans un groupe de femmes aujourd’hui est pertinent et produit un mouvement individuel et collectif vers une plus grande maitrise du monde et de leur propre vie par les participantes. Dans la volonté et la façon de construire un groupe aux relations égalitaires, en cohérence avec la visée commune poursuivie, on retrouve une dimension propre à « l’épistémologie féministe », « mouvance orientée vers la construction de modèles théoriques non-sexistes et inclusifs »[13].

Apparaissent donc dans cette autoévaluation les phénomènes et processus qui permettent de considérer le groupe comme « soutien » ou comme « milieu d’apprentissage »[14] et « comme structure psychosociale essentielle dans la vie individuelle des êtres humains, et de leur insertion dans les structures sociales plus vastes qu’ils ont construites au cours des derniers millénaires »[15].

« Partageant avec la dyade et le réseau ce statut de structure psychosociale de base, où les êtres humains sont en co-présence et en interaction, le groupe restreint se trouve ici à l’origine et au cœur de la vie sociale »[16].

« L’existence de tout groupe restreint est sous-tendue par la présence, l’imposition ou l’émergence d’une visée commune qui devra se traduire en objectifs plus ou moins précis, plus ou moins concrets, lesquels donneront lieu à des activités qui, elles, seront précises. Cela suppose que tout groupe restreint se voit très tôt confronté à des prises de décision quant à ces objectifs et à ces activités, de même qu’à une division et à une organisation du travail, le terme travail étant ici pris dans un sens très large »[17].

L’autoévaluation qui a été menée montre que les participantes en viennent à considérer les processus de régulation comme des apprentissages nécessaires pour mieux comprendre les vécus émotifs et relationnels, ainsi que les mécanismes d’influence et de leadership, qui interagissent avec la zone de travail du groupe. La zone de travail est légitimement l’objet de leurs préoccupations, puisqu’elle mène à l’œuvre, essentielle dans un processus d’éducation permanente orienté vers la socialisation des nouveaux savoirs co-construits par le groupe.

« L’œuvre, quelle qu’en soit la forme (l’écrit, la réunion publique, la plateforme revendicative de type syndical, l’analyse générale déconstruisant la réalité, l’action collective, qu’elle soit sociale ou de nature artistique ou encore le cahier de doléances débouchant sur des propositions et un programme d’action) est essentielle à ce parcours. Tout-à-la fois, elle est œuvre et elle œuvre dans sa capacité à reconfigurer des rapports sociaux (de travail, d’éducation, d’action sociale, …) tant dans la représentation que dans la pratique. »[18]

Le recours privilégié à l’« artivisme » n’est pas sans lien avec l’histoire du féminisme et les contestations de l’ordre patriarcal exprimées à travers des manifestations publiques, des mises en scène, des images ou des slogans qui ont été jugés provocateurs à leur époque. Il s’agit de mettre la culture au travail pour produire une œuvre qui n’est pas destinée à prendre place dans un musée ou une bibliothèque, mais à donner forme et traduire une pensée critique et une démarche émancipatrice.

« L’éducation populaire entendue comme travail de la culture peut en effet avoir cette faculté et cette force de déplacer les individus et les groupes d’une situation de sujet assujetti et assigné à résidence à un sujet acteur, autonome, en voie de repositionnement social, ou, pour parler comme Alain Badiou et à sa suite Pierre Roche, de voir ce sujet, qu’il soit individuel ou collectif, engagé dans un processus de ‘subjectivation’. Cette ‘subjectivation’ qu’il faut comprendre bien plus comme un processus, un travail même,  que comme un état, doit être entendue comme le fait, pour une personne singulière, de sortir de la place qui lui est assignée, et ainsi de subvertir, aussi peu que ce soit, les rapports sociaux qui la déterminent. Ainsi, c’est ce travail de subjectivation (sur soi) avec des effets objectifs (sur la société) qui, traduit en opérations éducatives et culturelles, perturbe ‘les constellations sociales en place’, détermine ce que nous avons appelé des processus de ‘dé-positionnement/repositionnement’ et fait à terme que les hommes et les femmes[19] qui sont les produits de l’histoire en deviennent aussi les acteurs »[20].

On observe à travers l’auto-évaluation une difficulté propre à l’évolution d’un groupe au fil du temps, liée à la visée commune sur laquelle il est nécessaire de s’accorder et sur laquelle il faut se remettre d’accord régulièrement. La cohésion du groupe est un enjeu pour l’action. La culture particulière au groupe se développe en adhésion et en opposition avec les cultures dominantes de l’environnement, et produit ses propres normes, qui caractériseront interactions et comportements attendus chez les participantes.

La visée commune consolide un lien d’affiliation puissant entre le groupe et le CVFE, lien qui est également entretenu par un support pragmatique et par les interventions régulières de l’équipe professionnelle, celle-ci exprimant cependant un message récurrent qui peut être ressenti comme paradoxal par les participantes : « Prenez votre sort en mains! ». Sur ce paradoxe-là aussi, elles se mettent au travail…


Pour citer cette analyse :

Roger Herla et Anne Delepine, "Itinéraire d’un groupe féministe citoyen. Comment s’y élaborent les idées collectives et les mises en action autour d’une visée commune ?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/220-itineraire-d-un-groupe-feministe-citoyen-comment-s-y-elaborent-les-idees-collectives-et-les-mises-en-action-autour-d-une-visee-commune

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Expression de Franck Lepage citée par Maurel (Christian), Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, coll. « Le travail du social », 2010, page 75.

[2] Ibidem, p. 77

[3] Ibidem, p. 81

[4] Ibidem, p. 76

[5] Ibidem, p. 77

[6] La démarche que nous avons utilisée découle d’une formation à « l’évaluation des actions en éducation permanente » que le CVFE a organisé pour ses intervenantes.ts avec l’aide du CESEP en 2013-2014, formation soutenue par le Fonds 4S.

[7] http://www.editionsalternatives.com/site.php?type=P&id=997

[8] Cf. Begon (René), Empowerment des femmes et violence conjugale, CVFE, 2012 (www.cvfe.be/publications).

[9] Cf. « Ginger et les Slutwalks », 2011, « Ginger et l'austérité : des citoyennes à part entière », 2013, « Les Ginger remettent le prix « Bas Bleu » aux organisateurs de la 5e Foire du Livre politique de Liège », 2013 (www.cvfe.be/publications).

[10] Cf. Scop le Pavé, Société Coopérative et Participative: http://www.scoplepave.org/pour-decider

[11] Cf. Majo Hansotte, Les intelligences citoyennes. Comment se prend et s'invente la parole collective, Bruxelles, Éditions De Boeck, 2004.

[12] Prix attribué par l’association Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes et récompensant « une personnalité féminine ou un groupement de femmes, résidant ou actif en Wallonie et luttant pour faire triompher le droit des femmes et l’égalité des genres ou favoriser l’autonomie d’autres femmes.

[13] Cf. Simone Landry, Travail, affection et pouvoir dans les groupes restreints, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007, page 11.

[14] Ibidem, page 3.

[15] Ibidem, page 27.

[16] Ibidem, page 6.

[17] Ibidem, page 55.

[18] C.Maurel, op.cit., pages 107-108.

[19] C’est nous qui ajoutons « et les femmes ».

[20] C. Maurel, op.cit., pages 73-74.

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