Sexisme ordinaire et liberté d’agir des femmes : exploration des effets de l’apprentissage de l’autodéfense féministe
L’identité du CVFE est associée à la lutte contre la violence conjugale, aux services d’aide qui sont proposés aux femmes victimes, aux enfants qui les accompagnent et à leur entourage, ainsi qu’aux multiples activités d’éducation permanente réalisées avec des femmes aux profils et aux besoins variés. Ce faisant, le CVFE est engagé dans un objectif de transformation sociale. En menant ces actions, il vise des progrès très concrets pour plus d’égalité. Cette analyse explore certaines bonnes pratiques que le CVFE a développées en éducation permanente pour conscientiser les femmes à leur assujettissement et aux mécanismes de la domination sexiste.
Le combat politique mené par les ONG féministes au niveau des institutions internationales depuis le sommet de Pékin (1985) a permis des avancées en matière de droits et d’instruments pour combattre la violence en privé. Des directives se sont imposées aux nations, et les pouvoirs publics, souvent en collaboration avec des associations comme les nôtres, ont pris des mesures concrètes, quoique fragmentaires.
Par contre, sur la même période, les politiques néolibérales se sont imposées partout dans le monde et continuent à appauvrir des franges de plus en plus nombreuses de la population, les femmes en particulier. Elles réduisent leurs possibilités d’autonomie et leur accès aux droits et à l’égalité.
Les avancées de l’égalité hommes/femmes sont remises en question
Rappelons que le CVFE est une association née dans la mouvance du mouvement féministe des années 70, mouvement qui a produit par, avec et pour les femmes, des analyses critiques de la société remettant en cause de façon inédite et radicale les dominations vécues par elles tant dans l’espace public que privé (cf. le slogan « le privé est politique… »). Cette référence au féminisme de ses origines fait toujours sens aujourd’hui dans les actions de notre association, dont l’objectif est que les femmes discriminées s’emparent elles-mêmes des moyens de se libérer des dominations qu’elles subissent.
L’égalité Hommes-Femmes est une question qui a été institutionnalisée durant ces trente dernières années. Des organes politiques se chargent de promulguer et de faire respecter les lois et les directives à ce sujet. La plupart du temps, l’égalité est perçue par le grand public comme un acquis, une situation stable, un donné à toutes et tous, ce qui est loin d’être le cas.
Les femmes continuent à subir de graves inégalités de genre
En effet, les discriminations selon le genre subsistent, la domination masculine structure encore l’organisation sociale partout dans le monde, les phénomènes d’aliénation culturelle qui piègent les femmes sont amplifiés par la puissance des médias et les incitations consuméristes. Les inégalités d’accès aux ressources, à la propriété, aux revenus de subsistance démontrent encore aujourd’hui que le système économique se fonde sur une bonne dose d’exploitation de la main d’œuvre féminine, qu’elle soit mise au travail dans des entreprises de production ou qu’elle assume gratuitement le travail domestique dans la sphère privée.
En Education permanente, le premier enjeu pour le CVFE est de rejoindre le public populaire, souvent peu réceptif à la thématique des inégalités entre les hommes et les femmes et réfractaire à l’étiquette « féministe ». Or, cette inégalité se trouve au fondement des discriminations que ce public subit. Une des missions du CVFE en Education permanente est de permettre aux femmes et aux adultes en situation de vie précaire de prendre conscience de la construction des rôles sociaux entre les hommes et les femmes, de stimuler l’esprit critique et la capacité de déconstruire des modèles normatifs oppressifs.
La violence de genre, réelle ou fantasmée, réduit les possibilités de choix que les femmes se donnent et restreint leur liberté
Au fil des années, une des activités proposées au public populaire, qui s’intitule « autodéfense féministe » ou « Seito Boei », s’est avérée une méthode fructueuse, ouverte, pour développer la conscientisation aux mécanismes de domination des femmes auxquelles les violences de genre contribuent.
Le Seito Boei est un apprentissage de techniques physiques et mentales d’autodéfense qui s’adresse aux femmes. Ces techniques sont diffusées en Belgique à l’initiative de l’asbl Garance. Cette méthode, originaire d’Autriche, a été intégrée et réinterprétée par les formatrices du CVFE.
La définition du Seito Boei[1] nous indique qu’il s’agit d’une philosophie, d’un outil de remise en question des systèmes de domination qui s’imposent aux femmes par la violence dirigée contre elles dans la sphère privée, par les menaces permanentes d’agression dans l’espace public - menaces d’intensité variable - , par les images répandues de la femme faible et de la femme putain, que l’imaginaire des femmes elles-mêmes a intériorisées et par les restrictions de leur liberté d’aller et venir : une femme ne se promène pas seule en rue, s’il lui arrive quelque chose, c’est qu’elle l’a cherché.
L’autodéfense féministe facilite l’appréhension des mécanismes de l’aliénation
Le Seito Boei est parti de la nécessité de développer un système de techniques corporelles et mentales destiné aux femmes afin de leur donner les moyens de se défendre contre la violence. Cette approche n’est donc pas seulement technique, elle est aussi mentale. Elle travaille sur la subjectivité des participantes, elle ouvre des espaces de discussions et d’analyses critiques permettant de questionner le discours dominant qui assigne une position subalterne aux femmes. De la sorte, elle permet de « faire » de l’Education permanente avec le public populaire.
L’introduction du Seito Boei au CVFE est loin d’être une expérience ponctuelle. Cette activité est pratiquée depuis plus de cinq ans et elle est devenue une porte grande ouverte, et bien maîtrisée, par laquelle entre un public de femmes aux profils variés, d’origines diverses et aux expériences de vie multiples, un public qui se sent concerné par les questions qui se posent aux femmes à propos de leur sécurité. Quelle femme aujourd’hui ne se sent pas concernée par cela ? Quelle femme n’a pas vécu au minimum une expérience de harcèlement de rue ?
Les apprentissages proposés dans les modules conduisent à des analyses formulées à partir des réalités vécues par les participantes. Ils ouvrent les esprits à la remise en question des idées reçues sur l’insécurité des femmes dans l’espace public et sur les impacts aliénants de ce discours. L’ensemble des outils et des concepts abordés permet de conscientiser les participantes. Elles entament la déconstruction des conditionnements qui les enferment, des mécanismes qui se mettent en place pour les contraindre et les empêcher d’accéder librement à l’espace public et à une pleine citoyenneté.
Aliénation culturelle, domination physique, stéréotypes, discriminations liées au genre sont critiqués à travers de nouveaux apprentissages qui incluent des exercices corporels, mis en lien verbalement avec les fausses évidences à battre en brèche ou les lieux communs invalidants pour les femmes (véhiculés par les médias, l’éducation traditionnelle, etc.). Le processus individuel qui se met en œuvre est un cheminement pour s’émanciper. Les femmes peuvent trouver en elles, individuellement et collectivement, des ressources pour s’affranchir du pouvoir d’appropriation que les hommes se sont arrogés sur elles en tant que groupe social, à la fois sur leur temps, leur espace, leur travail, leur corps[2].
Organisée pour des groupes de femmes venant de toute la province de Liège, l’activité se déroule dans les locaux du CVFE et se déplace aussi de façon régulière. Elle va à la rencontre des besoins d’autres publics : ainsi, un atelier a été dispensé à plusieurs reprises à des professionnel-le-s de première ligne (agentes d’accueil, aides-soignantes, infirmières à domicile, éducatrices) confronté-e-s à l’agressivité ou la violence de la clientèle. Un autre groupe de femmes employées en « titres services » a participé également à l’activité, ainsi que septante aides-familiales de la région de l’Ourthe-Amblève.
Depuis 2014, l’animation Seito Boei pour des professionnelles se diversifie encore : concierges de logements sociaux et femmes en formation aux métiers du bâtiment, nouveaux groupes de femmes employées en titres-services.
En 2012, une session a été proposée aux femmes fréquentant une maison de quartier populaire à Liège. En 2013, c’est à un groupe de femmes migrantes (« Femmes d’ici et d’ailleurs »), à un groupe de femmes de 55 ans et plus et à un groupe de femmes de « Vie féminine » à Verviers qu’elle a été dispensée. En 2014, l’animation a été donnée à des femmes en parcours d’insertion français langue étrangère, ainsi qu’à d’autres groupes de quartiers populaires.
Naissance du groupe Ginger
La dynamique d’empowerment propre à cette activité a abouti à la naissance d’un groupe permanent de femmes, le groupe Ginger, qui fonctionne dans l’orbite du CVFE (celui-ci offre ses locaux, son support pour l’animation du groupe et la mise en œuvre des actions publiques, etc.) et dont la composition varie au fil des ans[3]. Ce groupe s’appuie sur un noyau stable de participantes et poursuit l’objectif de défendre l’égalité hommes-femmes et de combattre les discriminations de différentes manières, surtout en s’investissant dans l’espace public de manière créative : participation à des débats, à des manifestations, création d’événements, de « happenings », investissements sur le web. Cet aboutissement de l’activité d’apprentissage de l’auto-défense féministe en un groupe que l’on peut qualifier d’« activiste » est un processus à plus long terme, qui mérite d’être mis en évidence.
Car il n’y a d’émancipation réelle que si elle est collective, si les conditions sociales de la domination peuvent être modifiées et les rapports de forces entre groupes sociaux dominants et dominés transformés par les personnes dominées elles-mêmes. Cela ne peut se faire dans une optique « paternaliste, maternaliste ou fraternaliste »[4]. « L’émancipation [étant considérée] non seulement comme l’augmentation de la puissance d’agir du dominé, mais comme la destruction par les dominés du pouvoir d’appropriation des dominants. Sans cette destruction, l’émancipation est inévitablement contrainte, limitée, apparente, sous tutelle, etc., c’est-à-dire qu’elle masque une transmutation des formes de la domination, qui ne fait pas disparaître celle-ci. C’est dire l’illusion que constitue la croyance en une émancipation individuelle, c’est-à-dire la croyance en une émancipation qui n’abolit pas les conditions sociales et matérielles de la domination »[5].
Evidemment, le groupe Ginger n’est pas en mesure de modifier un tel rapport de force de manière globale, mais il manifeste de façon publique la possibilité de résister aux carcans de la domination. « L’émancipation en tant que conquête d’une nouvelle puissance d’agir par soi-même et pour soi-même suppose la mise en mouvement des dominés, leur prise de parole et de pouvoir, leur sortie de l’invisibilité »[6].
L’émancipation et ses conséquences
L’activité de base, l’initiation au Seito Boei, est reproposée régulièrement et de nouvelles participantes entament le processus. Des participantes d’anciens groupes rejoignent les nouvelles venues pour témoigner, s’essayer à l’écolage, partager leurs acquis en fonction de leurs ressources personnelles. Grâce à cette façon de faire, les femmes prennent de l’assurance, acquièrent de nouveaux savoir-être et savoir-faire.
Les conséquences de ce renforcement et de la capacité nouvelle d’affirmation de soi qui en découle peuvent avoir des conséquences négatives sur le plan privé : les réactions de l’entourage peuvent aller dans le sens contraire, manifestant de l’incompréhension, voire du rejet. Perdre des amis ou un partenaire, ou même « se faire des ennemis », en passant par les moqueries, les jugements négatifs, les remarques désobligeantes, sont des retombées qui peuvent être douloureuses à vivre et déclencher un sentiment d’injustice. Cela génère au minimum une impression de décalage avec l’entourage.
Face à tout cela, la solidarité du groupe est un soutien nécessaire pour persévérer sans trop douter. Les moments de convivialité dans le groupe sont importants, ils allient effort et plaisir et permettent de profiter d’une sociabilité nouvelle. La peur d’être seule est une menace qui pèse terriblement sur les femmes « indociles », qui deviennent de ce fait et de surcroît « inutiles ».
Processus d’évaluation : comment les participantes se perçoivent-elles après avoir participé à cette activité ?
En 2014, un regard rétrospectif a été porté sur les cinq premières années de pratique de l’activité au CVFE via une évaluation participative[7]. Treize participantes issues de différents groupes mis en place depuis 2008 ont été réunies. Ce groupe s’est vu pendant deux mois, à raison de deux séances en moyenne par semaine, pour organiser une journée festive célébrant le 5ème anniversaire de l’activité. Dans la foulée de l’évaluation de l’activité présentée ci-dessous, les participantes ont travaillé à la présentation d’un bilan au grand public. La méthode d’évaluation qui a été proposée prévoyait que les participantes puissent s’exprimer individuellement et en sous-groupes à propos des impacts ressentis et observés de l’activité. Cette évaluation a donné aux animatrices des objets de réflexion très utiles pour le futur.
A travers un exercice d’abord individuel, les participantes ont été invitées à inscrire tous les changements positifs et négatifs de l’apprentissage des techniques d’autodéfense et, plus largement, de ce qu’elles évaluent comme impact sur leur vie, sur des post-it de couleurs différentes. Par ce moyen, les idées sont produites rapidement et en bref. Elles sont une porte d'entrée, spontanée et riche, pour des discussions plus approfondies.
Le défi est ensuite de les classer ensemble, par catégories de savoirs et par domaines, ce qui peut parfois être subjectif et arbitraire, car tout se tient et s'influence réciproquement. Par exemple, « partager et apprendre des techniques », « avoir confiance dans sa capacité à se défendre », « savoir que la rue n'est pas si dangereuse », etc. permet de « s'autoriser à sortir », « voir du monde », « reprendre des cours du soir », etc. ou encore de faire d'autres choix de vie et de modifier l'image qu'on a de soi-même.
Gagner en pouvoir sur sa vie est un cercle très vertueux. Un chemin sur un sentier avec des bifurcations qui nécessitent des choix parfois difficiles, où l'on fait des pas en avant et des pas en arrière, à la rencontre de soi et des autres.
La consigne de raconter une histoire, en détournant un conte, a été donnée aux sous-groupes de travail avec l’objectif de mettre en évidence l’aspect collectif des acquis, ce qui a donné des contes aux titres originaux et suggestifs : « Scratch et son gland », « Le lapin crétin », « Les trois petits chaperons rouges ».
De cette évaluation par les participantes ressortent les constatations suivantes :
1. Les changements positifs qui sont de l’ordre des savoirs
Un des modes d’action du Seito Boei consiste à s’appuyer sur le partage des expériences de chacune pour augmenter le savoir de toutes.
Concernant le partage des expériences, toutes les participantes n’en ont pas nécessairement une vision idéalisée, même rétrospectivement : « A quoi ça sert ? (à part économiser le psy) », « Quelles sont les conséquences ? », « Est-ce toujours positif ? », « Que faire quand c’est négatif ? ».
D’autres retirent de cette méthode un renforcement de leurs compétences sociales : « Je sais mieux décoder les comportements des autres », « Je comprends mieux ce qui se joue pendant une agression », « Je connais les points vulnérables, au cas où je n'aurais pas le choix ».
Tandis que d’autres encore restent dubitatives : « Cela permet-il de mieux se comprendre ? », « Comment l’utilise-t-on au quotidien dans les deux dimensions (soi/les autres) ? », « A quelles conditions est-ce que je crois que je serai prête à le faire ?».
2. Les changements positifs qui sont de l’ordre des savoir-faire
Des participantes ont observé des changements chez elles-mêmes : «Je sais mieux exprimer mes limites», « Je sais aussi mieux accepter et respecter les limites des autres».
Comment ? Qu’est-ce que j’utilise prioritairement ? Avec qui ? Avec quel succès ? Les auto-observations des participantes mettent en avant un nouveau savoir-faire : « mettre ses limites », qui devra continuer à se travailler à long terme, par la conscientisation.
3. Les changements positifs qui sont de l’ordre du savoir-être, des attitudes, du mental
Ce domaine est de loin le plus important pour appliquer l’autodéfense au quotidien comme dans les situations les plus extrêmes.
L'augmentation de la confiance en soi est revenue très souvent et plus encore à travers des expressions comme « Je me pose moins de questions quand je sors seule le soir. », « J’ai un plus grand sentiment de sécurité. », « Je doute beaucoup moins de mes choix. »
Des questions d’approfondissement surgissent a posteriori, qui sont susceptibles de consolider l’évolution des participantes : qu'est-ce que c'est « la confiance en soi » ? Comment se traduit ce sentiment ? Concrètement, qu'est-ce que ça permet de faire, à part sortir ?
Et pour ne pas rester sur un sentiment de sécurité qui serait superficiel, il n’est pas inutile d’investiguer concrètement la vie quotidienne : ai-je été agressée ? Verbalement et moralement : plus ou moins qu'avant ? Physiquement : plus ou moins qu'avant ? Comment ça s'est passé ? Ai-je utilisé l'autodéfense ? Quelles techniques ? Avec quels résultats ?
Oser sortir le soir
L'idée de sortir seule et le soir revient souvent. C'est un changement très positif dans la vie d'une femme, car c’est un des mythes les plus solidement enracinés. Même si ce n'est pas forcément là que se trouvent les dangers. Mais on nous l'a tellement répété que, même si on peut le déconstruire intellectuellement, cela reste ancré dans l’inconscient individuel et collectif. L'autodéfense permet manifestement de surmonter l'idée de ce danger réel ou fantasmé et de faire quand même des choses qui nous plaisent. Est-ce que, par contre, le risque de continuer à manquer de vigilance dans les autres situations (privées) persiste ?
Une participante utilise le terme « plussoyance », emprunté aux dialogues du film de Tim Burton Alice au pays des merveilles[8]. Perdre sa plussoyance, c’est devenir fade, prête à se plier aux contingences sociales. La (re)conquérir, c’est (re)devenir sûre de soi. Il s’agit de retrouver son « être véritable », d’être capable d'accepter l'idée de faire ou vivre « six choses impossibles avant midi ».
« Me souvenir que j'ai le droit d'exister » est une phrase terrible. Comment et pourquoi inculque-t-on le contraire aux enfants, aux filles en particulier ?
Des participantes évoquent un nouveau sentiment de bien-être : une « meilleure gestion de l'énergie », « un mieux-être », « En conclusion, je sais mieux me protéger et me défendre, car cela englobe en fait tous les savoirs », « Je me sens moins agressive », « Je suis plus détendue, plus calme en apparence et parfois réellement ». Et même « J’ai l’impression d'avoir gagné en maturité », « J'ai reconquis mon corps ».
A quoi est due cette nouvelle aisance ? Par quels outils a-t-elle été conquise ? Est-elle liée à la diminution du stress, au fait d’avoir « élagué son arbre à soucis » ?
Un sentiment de bien-être
Ce sentiment de bien-être reconquis pousse à l’action et à la socialisation, à des relations plus positives avec autrui : « Je suis plus motivée », « J’ai le sentiment d'appartenance à un groupe », « J’ai envie d’avoir des contacts », « J’ai envie d’avoir des amies », « J'ai plus de patience avec mes enfants », « Paradoxalement, j'accumule moins, je fais plus de tri chez moi », « Je fais plus souvent des choses qui me font plaisir».
Un sentiment de meilleure maîtrise de soi se décline en maîtrise des émotions (dont la colère), des gestes, des paroles, via une re-centration sur soi, sur ses envies, sur ses objectifs.
Motivées à faire quoi ? Certaines font juste plus de choses qui leur font plaisir et moins de choses qui leur causent du déplaisir ou avec lesquelles elles ne sont pas en accord, et c'est déjà beaucoup. Mais plusieurs ont fait le lien avec une remise en question complète de leur vie, de leurs choix professionnels et affectifs, malgré les risques de déception. L'expression « J'ai fait du ménage dans ma vie » illustre bien cet impact important.
4. Du négatif aussi, indissociable du positif
Certaines idées ont la vie dure... Réaliser que les hommes ne sont pas invulnérables physiquement ou que dire « non » n'est pas méchant, n'est qu'une étape.
La peur de mal faire ou la peur de faire mal, ces deux peurs sont présentes. « J’ai l’impression d’avoir oublié », « Je n’utilise plus les trois phrases[9] ». Les femmes ont une grande capacité – apprise – à douter d'elles-mêmes et à culpabiliser : « A force de mieux maîtriser mes émotions et mes sentiments, j’ai l'impression de ne plus ressentir grand-chose ». Qu'elles réussissent ou non à se protéger, il y a un risque qu'elles le vivent difficilement, si elles ne déconstruisent pas en profondeur ces croyances.
Avec le temps, on peut croire que tout est acquis, qu’on est forte et qu'on a sélectionné son entourage et qu’il n’est plus indispensable d’utiliser l’autodéfense verbale, par exemple. Si on en a moins besoin, c'est bon signe, mais cela paraît impossible de ne plus l’utiliser du tout, à moins de vivre dans un monde de Bisounours : « Comment rester connectée, pour la sécurité, mais aussi le plaisir ? »
« Il devient difficile de garder confiance dans les relations hommes-femmes ». Cette phrase indique-t-elle un gain ou une perte de confiance en soi de la part de la participante ? Et, s’il s’agit d’une perte, est-elle due aux récits des autres participantes ou d’une vigilance personnelle plus grande ?
La remise en question de ses choix de vie individuels peut parfois rester au stade de la « compréhension du problème » sans qu'on passe aux actes. Ce type d’auto-évaluation nourrit les regrets et le sentiment d’impuissance. Le but de l'autodéfense (qui a de toute façon ses limites) n’est pas de fabriquer des « superwomen ». La pratique de l’autodéfense peut enclencher un processus de changement et y ajouter une pincée de solidarité féministe. Il importe de ne pas recréer de nouveaux modèles normatifs, des idéaux inaccessibles. Le changement est de toute façon quelque chose de difficile à atteindre, cela peut être douloureux de le faire comme de ne pas le faire. Un gros changement est source de stress.
Savoir-faire… et être à la fois
« Peur de ne pas être capable d'utiliser les techniques à cause de la panique ». La sidération, qui allie peur et surprise, surtout avec quelqu'un de connu et de proche, est une remarque omniprésente dans les ateliers.
« Impression de maîtriser certains comportements, ou de ne plus les reproduire, et parfois, c'est une illusion ». En réponse à ces inquiétudes, nous renvoyons des questions : « Quels sont les trucs ? », « Avez-vous des exemples de réussite? »
« Envie de vengeance, d’éclater la tête de mon ex. » A l'inverse, certaines participantes observent avec inquiétude une envie de vengeance chez elles, une montée de la rage envers d'ex-agresseurs et des fantasmes de passage. « Que fait-on avec ces idées-là? » « Qu'est ce qui nous aide ? ».
Des pertes sur le plan relationnel
A ce sujet, une participante évoque la « peur de l'autre », mais sans dire si elle est due à la pratique de l’autodéfense. « J’ai perdu des ami-e-s », « Je me suis fait des ennemi-e-s » : certaines réflexions évoquent les réactions négatives de l’entourage. Par rapport à des nouveaux choix et attitudes, la perplexité, voire l'incompréhension et le rejet, de la part de l'entourage, se révèlent douloureux et injustes à vivre. Cela entraîne la peur de perdre ses relations ou celle de perdre des opportunités professionnelles ou encore la peur d'être seule : « Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette ».
La peur de pertes relationnelles s’exprime aussi d’une certaine façon quand sont évoquées la « dépendance à la formatrice », la « dépendance au groupe » et avec l’anticipation de la « peur de ne pas pouvoir continuer à cause de changements dans mon emploi du temps ». C’est un autre point qui mérite notre attention : un certain degré d’autonomie dans l’appropriation du Seito Boei est souhaitable. Fidéliser au groupe, à l’activité (que ce soit pour pouvoir maintenir l’activité en continu ou pour favoriser un changement plus en profondeur) et créer de la dépendance ne sont jamais éloignés.
Dynamique de groupe et pédagogie
Les constats recueillis sont précieux, car ils permettent de faire évoluer l’animation. Quelques exemples :
- Les arrivées en cours de module peuvent perturber le groupe, mais c'est surtout une question de personnalité. Beaucoup d’arrivantes se sont très bien intégrées. Cela penche en faveur du fait de garder des groupes ouverts.
- Des comportements négatifs de la part des participantes sont gérés par les animatrices. Idéalement, ils devraient l’être par le groupe.
- Des séances plus courtes sont souhaitées par certaines participantes.
- L'expérience de la force est un grand moment. « Taper à côté ou faire au ralenti » n'est pas toujours considéré comme suffisant.
- Les moments de convivialité sont importants pour allier travail et plaisir.
Faire évoluer les savoirs et en construire de nouveaux, collectivement, demande de la créativité et de la souplesse, mais aussi de la sécurité dans le groupe, de la rigueur, des méthodes adaptées, de la persévérance. La forme, le fond, le contenu, aussi bien que la dynamique du groupe, contribuent à la réussite de l’activité. L’attention aux processus en œuvre dans les groupes demande une grande vigilance, de chaque instant, de la part des animatrices.
Accompagner une démarche d’Education permanente, c’est souhaiter le changement sans toujours le maîtriser. Pour l’animatrice, il est nécessaire de se retourner régulièrement pour jeter un regard sans complaisance sur ses objectifs et ses méthodes, accompagnée par les personnes qui sont les plus expertes pour en juger : les participantes elles-mêmes.
Conclusion
Chaque femme se heurte à ses propres obstacles et avance à sa manière, car
« il ne peut pas exister de processus linéaires et totaux d’émancipation. C’est par rapport à des dominations précises et concrètes que se déploient les résistances des dominés et non contre l’idée abstraite de domination ou contre toutes les dominations. C’est en réaction aux effets destructeurs d’une domination sur l’existence concrète que se met en branle la résistance, puis le processus d’émancipation. Il est donc vain d’attendre des dominés une cohérence absolue, une pratique non contradictoire, un projet bien défini. C’est pourquoi il convient de distinguer libération et émancipation. Dans le processus d’émancipation, c’est le pouvoir d’appropriation des dominants qui est remis en cause. Le résultat en est certes une ‘libération’ accrue, mais celle-ci est inévitablement partielle, située socialement et historiquement. La libération est donc le résultat de l’émancipation dans les limites historiques et sociales imposées par le contexte et la période »[10].
Pour conscientiser les femmes du public populaire aux enjeux de l’égalité entre hommes et femmes dans leur vie, le Seito Boei n’est pas la seule stratégie du CVFE. Des activités culturelles variées sont proposées à des groupes de femmes pour leur permettre de s’approprier la question de l’égalité entre hommes et femmes de manière inhabituelle, ludique ou fictionnelle. A titre d’exemple, on pointera l’organisation de cycles de projections de films, d’ateliers de lecture de textes, de manifestations, de jeux de rôles, autant d’activités qui permettent d’aborder les inégalités de genre. Par ailleurs, le CVFE organise aussi à destination des femmes victimes de violences d’autres activités corporelles, dont la visée est réparatrice : relaxation, yoga, massage, reiki, etc.
Dans cet article, nous avons voulu mettre en évidence et partager les constats à propos de l’apprentissage du Seito Boei : c’est un moyen remarquable pour conscientiser les femmes aux mécanismes de la domination masculine, pour mettre en évidence et en réflexion la « normalisation des comportements [des dominés] définie par le dominant. La domination est aussi un dressage des corps »[11]. La contrainte ne suffit pas à exercer un pouvoir de domination. La subjectivité des individus dominés est imprégnée par le discours idéologique qui les pousse à adopter le point de vue du dominant, celui-ci ne fournissant aucune alternative, « en présentant comme caractéristiques naturelles et invariantes des résultats sociaux et historiques »[12]. L’autodéfense féministe permet de prendre conscience de la notion d’assujettissement : « L’assujettissement décrit donc, pour nous, le processus mettant en sujétion une personne ou un groupe dominé par le contrôle de sa subjectivité »[13].
Nous pouvons constater chez les participantes des changements de comportements, étayés par une nouvelle perception de soi et une nouvelle puissance d’agir. Nous constatons aussi que le changement individuel qui s’opère est propice à l’émergence d’actions collectives.
L’atelier d’initiation au Seito Boei est proposé régulièrement par le Service Education permanente du CVFE.
Pour prendre contact : 0471/600 848 ou
Pour citer cette analyse :
Florence Ronveaux, "Sexisme ordinaire et liberté d’agir des femmes : exploration des effets de l’apprentissage de l’autodéfense féministe", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/219-sexisme-ordinaire-et-liberte-d-agir-des-femmes-exploration-des-effets-de-l-apprentissage-de-l-autodefense-feministe
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] Voir http://www.garance.be/cms/
[2] Cf. Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Paris, Editions Syllepse, 2012, page 13.
[3] Ainsi dénommé par le groupe lui-même, en hommage à Ginger Rodgers, qui réussissait les mêmes chorégraphies que Fred Astaire, mais à reculons et sur des talons hauts.
[4] Collectif Manouchian, op.cit., page 15.
[5] Ibidem, page 14.
[6] Ibidem, page 15.
[7] Consigné dans le Rapport général d’exécution de l’éducation permanente 2011-2015 du CVFE.
[8] Film sorti en 2010, adapté du roman de Lewis Caroll.
[9] Il s’agit d’une technique de défense verbale, inspirée de la communication non violente de Marshall Rosengerg, qui repose sur 3 phrases : 1) Je décris le comportement qui me dérange- 2) Je dis ce que cela me fait- 3) Je fais une demande concrète et ferme.
[10] Collectif Manouchian, op.cit., page 15.
[11] Ibidem, pages 17 et 18.
[12] Ibidem.
[13] Ibidem.