La position du chercheur engagé en Education permanente
Un des aspects de la démarche du chercheur en éducation permanente consiste à définir son type d’implication personnelle dans son sujet de recherche. Le questionnement de soi en tant que préalable à la coopération avec le public populaire qui fait l’objet de cette analyse s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un travail en groupe qui sera à la source d’une écriture collective au sein du CVFE.
En vue de préparer un travail en groupe centré sur la notion de dignité, j'ai pris l'option de partir de ce à quoi j'ai accès (dans une certaine mesure), c’est-à-dire écrire à propos de ce qui travaille à l'intérieur de moi avant même la fondation d'un groupe (de travail). En formulant l’hypothèse que ce mouvement intérieur et les aspirations et convictions qu'il entraîne sur ce qui pourrait constituer les contenus à travailler concerne tout-e intervenant-e impliqué-e en éducation permanente et populaire.
En espérant que cette mise à jour de mes propres motivations et convictions, en tant que travailleur et que membre du groupe à constituer, constitue une étape instructive pour l'intervenant que je suis, soit utile au groupe et suscite des réflexions chez le-la lecteur/-trice.
Ce texte ne s'attarde pas sur une trajectoire personnelle qui expliquerait mes positions (histoire familiale et professionnelle, statut socio-économique par exemple), mais traite au présent de ce qui bouillonne en moi et me pousse à initier, de ma place singulière, une démarche d'éducation permanente et populaire.
Avant la recherche collective, l'élan individuel
Je travaille au Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion de Liège depuis douze ans, voyageant entre le terrain (aux côtés des femmes et dans une moindre mesure de leurs enfants) et ses coulisses (aux côtés de mes collègues intervenant-e-s).
Aujourd’hui, je suis assistant de direction au sein du département d’accueil et d’hébergement qui prend part comme les autres services de l'association à des activités d'éducation permanente [EP]. Une part de mon temps de travail reste consacrée à l'intervention clinique.
Fin 2014, j’ai entamé la formation à la recherche en éducation permanente/populaire au CFS (Collectif Formation Société) de Bruxelles avec le désir et la mission de nourrir un mouvement déjà lancé au Collectif : la critique et le questionnement constructif de nos pratiques d’écriture. Mes collègues et moi-même voulons réfléchir sur et pratiquer une écriture qui inclue plus directement encore les personnes dont nous parlons dans ces analyses, notamment les femmes et enfants victimes de violences conjugales, familiales et de genre.
Pour être précis, cette volonté d’écrire avec les personnes et non plus seulement à propos d’elles est le fruit d’un double mouvement : à la fois celui de notre association (dont les membres impliqué-e-s directement en EP se forment dans cette optique depuis 3 ans en interne puis à présent au CFS) et celui qui me traverse en tant que personne.
Quelques-unes de nos productions ont bien été (co-)écrites par des femmes bénéficiaires de nos services, mais de façon générale, nous avons beaucoup rédigé ces dernières années à propos des femmes (et de leurs enfants).
Certes nous l’avons fait en abordant de nombreuses thématiques et toujours dans l’objectif de partager des savoirs, des idées, des questionnements avec le plus grand nombre de personnes possible. Mais tout de même, quel que soit le thème abordé ici, il me semblait indispensable de profiter de la formation pour « produire » une analyse (ou au moins lancer un processus intégrant l’écriture) qui se frotte aux exigences de l’éducation populaire, telles que les formule Christian Maurel quand il parle de « principes et processus qui éclairent, guident et sous-tendent les procédures et procédés pédagogiques »[1].
Soit principalement :
- « Voir, comprendre, agir »: la compréhension ne doit pas être un but en soi ; elle est une étape qui suit l’observation du monde à partir d’une place particulière ; et elle tend vers la réalisation d’une action ;
- « Partir de ce qui affecte et indigne les personnes» : donc être à l’écoute avant tout de ce que les femmes vivent, expérimentent, ressentent de leurs places respectives.
Or, tendre vers le respect de ces « principes et processus » est, dans ce cas précis et de mon point de vue actuel, un réel défi. Car ces principes impliquent de substituer à des réflexions principalement menées en solo (même si elles se nourrissent des lectures et rencontres) un travail collectif et de coopération. Ils impliquent en cela lâcher-prise, modestie et ouverture d’esprit. Ils demandent de mettre mes valeurs en pratique, de confronter mon point de vue (mes croyances, mes théories) à celui des autres au-delà des conversations informelles et des entretiens individuels. D'aller au contact du monde et des contradictions et conflits qui le traversent.
Une connaissance située du monde
Ce texte veut mettre en lumière ce qui précède la rencontre avec les femmes que nous côtoyons dans notre travail, avant le retour vers elles. C’est-à-dire ce qui traverse la tête, le corps et le cœur d’un travailleur social dont l’éducation permanente et populaire n’est pas la mission première, mais vers laquelle le porte régulièrement son parcours personnel et professionnel.
Mettre en lumière une partie de mon cheminement intérieur récent, qu’il soit rationnel (lectures, convictions) ou sensible (émotions, doutes, espoirs). Ce qui me mobilise, me motive et me freine aussi parfois. Mettre en mots ce qui fonde mon implication[2], le bagage invisible avec lequel je me présenterai à mes collègues et aux femmes intéressées, au moment de lancer un projet.
Avec l’espoir d’éviter ainsi, en les révélant, de laisser mes propres aspirations et a priori prendre une place insidieuse dans un projet que j’aurai participé à initier. D’échapper à ce que Jessy Cormont appelle l’« imposition sociale » et qui revient à tenter plus ou moins consciemment d’imposer un savoir à partir d’une place dominante, en l’occurrence à des personnes dont par ailleurs on souhaite sincèrement l’émancipation[3].
Les rencontres avec les chercheuses/-eurs dans le cadre de la formation suivie au CFS ont mis l’accent sur l’importance du « connais-toi, toi-même », précisément en tant qu’humain en recherche.
Elles ont mis en avant également combien les rapports sociaux et les axes de domination qui y sont liés (de genre, de classe, de race, d’orientation sexuelle) restaient des grilles de lecture pertinentes de nos réalités sociales[4].
Je garde donc à l'esprit la place d'où je parle et certains des avantages (des privilèges) d'être blanc, homme, hétérosexuel et relativement autonome dans mon rapport au travail salarié. Toutefois, en tant qu’être humain, citoyen et travailleur social, j’observe, je ressens, j’apprends, je découvre, j’entre en empathie, je m’indigne et j’ai des idées et désirs. Mon point de vue est « situé » et il est important de ne pas oublier cette place qui est la mienne. Mais une fois prise en compte cette situation spécifique et dévoilés les traits marquants de l’identité sociale de l’auteur (sa blanchité[5], par exemple), ne peut-on pas faire quelque chose de ce regard-là ? Sachant aussi que personne ne se réduit à l’une de ses appartenances (fût-elle potentiellement opprimante) et qu’il existe plusieurs façons d’être homme (des masculinités) ou d’être blanc (des blanchités), ce point de vue peut-il constituer le point de départ d’un travail collectif et d’éducation populaire ? Et si oui, à quelles conditions ? Comment faire pour que le discours que j’élabore, idéalement critique, lucide et argumenté, ne passe pas tout simplement au travers des personnes qu’il pourrait concerner au premier chef ?
L’un des défis d’une démarche d’éducation permanente et populaire n’est-il pas justement de permettre que travaillent (pensent, écrivent, inventent, agissent) ensemble des « éducateurs/-trices » (globalement issu-e-s ou ayant accédé à des statuts de « dominant-e-s ») et des hommes, femmes et enfants majoritairement situé-e-s à l’intersection de plusieurs axes de domination ? Peut-on faire le pari que les intuitions qui émergent de ma place spécifique pourraient faire écho chez les femmes que nous rencontrons ? Peut-on imaginer qu’un des enjeux du projet à naître serait de permettre la rencontre entre, d’un côté, ce point de vue situé, en effet, mais dévoilé et décrit comme tel et, de l’autre, ceux des femmes composant le groupe ?
Assumer ou non des choix de priorités
Je me retrouve ici au cœur d'une tension sans doute propre à beaucoup d'intervenant-e-s sociales/sociaux et d'animateurs/-trices. Elle se joue entre la volonté de « partir des indignations perçues par les gens » et celle d'assumer qu'en tant qu'acteur/-trice d'éducation permanente, fixer des zones prioritaires d'intervention semble primordial. Christian Maurel, par exemple, le formule ainsi : « Autant serait-il erroné de réduire le champ d'action de l'éducation populaire à quelques domaines de prédilection souvent imposés par l'urgence et par les choix de pouvoirs publics (la jeunesse, l'insertion, le lien social,…), autant apparaît-il nécessaire de hiérarchiser ses priorités d'intervention au regard des domaines où se cristallisent les enjeux de la société »[6].
Cette analyse essaye de mettre au travail la question des zones prioritaires d'intervention. En pariant qu'il est juste, d'un point de vue éthique, qu'une hiérarchisation subjective se joue déjà à l'avance chez le/la travailleur-chercheur/travailleuse-chercheuse. Mais en soulignant aussi qu'indépendamment de toute prise de position éthique sur cette question, l’auteur, au même titre que tout-e intervenant-e, hiérarchise inévitablement (c'est-à-dire qu'il le veuille ou non) les questions prioritaires à aborder. Et, dans tous les cas, cette hiérarchie intérieure mérite d'être conscientisée.
Peut-être faut-il aussi être attentif à une confusion possible entre animation (pour reprendre le vocabulaire du décret réglementant l'éducation permanente en communauté française et à Bruxelles) et recherche (en tant que processus individuel et collectif d'éducation populaire). L'identité de la démarche dont il est question ici et qui est à peine ébauchée pourrait se situer quelque part entre ces deux modes d'intervention. La façon de choisir les points prioritaires à appréhender en dépend-elle ? Et si oui, de quelle manière ?
D'autres questions découlent de ces réflexions qu'il nous faudra prendre à bras le corps : comment les hiérarchies conscientisées par le/la travailleur/-euse social-e peuvent-elles venir inspirer, entrer en résonance ou en conflit avec les hiérarchies qui émaneront des échanges entre bénéficiaires et avec elles ? Comment les unes et les autres peuvent-elles se répondre et éviter de s’écraser ou de se rejeter mutuellement ? Autrement dit, comment savoirs intellectuels et savoirs expérientiels (pour dire les choses simplement[7]) peuvent-ils faire alliance (y compris dans le désaccord) ? Comment éviter de chercher à plaquer sur les réalités des femmes que nous rencontrons des représentations issues des livres et de notre propre vécu ? Comment permettre que les femmes se confrontent à ces (à nos) représentations, les apprivoisent, les rejettent ou les transforment ? Comment les mettre en situation « d’auteur-acteur » des représentations qu’elles se font d’elles-mêmes et du monde[8] ?
Interdépendance et posture proféministe
« Si tu viens pour m’aider, passe ton chemin ! Mais si ta libération passe par la mienne, commençons ! » (Lily Walker).
Ma libération passe par celle des autres. Ce qui ne signifie pas que nous, les travailleurs-animateurs-formateurs/travailleuses-animatrices-formatrices, soyons libres et que notre mission consiste à libérer d'autres personnes. Non, la liberté n'est jamais gagnée, elle est une lutte, un mouvement jamais fini de subjectivation. Simplement, elle passe par la possibilité que nous nous donnons collectivement de questionner le sens de nos comportements et des normes qui souvent les orientent, ainsi que les situations d'injustice que (certain-e-s d'entre) nous subissons et le monde plus juste que nous désirons. « Je ne puis être libre tout seul, ni dans n'importe quelle société »[9].
Je sais pertinemment, je sens au plus profond de moi, que ma liberté dépend de celle des autres - de tou-te-s les autres - et que ma place est à leurs côtés – au moins à certains moments négociés. Il s'agit, dans ces moments-là, de nous rassembler et d'augmenter ensemble, dans cette société qui nous en laisse la possibilité, notre pouvoir d'imaginer autre chose et d'agir en ce sens.
Ce parti pris ne va pas de soi. Tout d'abord parce que la tentation existe de rester dans mon coin à écrire ou réfléchir, en étant plus ou moins directement inspiré par « le terrain » que j'espère toucher un tant soit peu en retour via l'écrit. Mais aussi et surtout parce que je travaille au sein d'une association féministe dans laquelle des temps de réunions et des ateliers entre femmes sont un outil important, dans laquelle le regard reste critique quant au rôle que les hommes se revendiquant du féminisme (c'est mon cas) veulent parfois jouer au sein des mouvements d'émancipation des femmes[10].
Le pari qu'il est possible pour moi de jouer un rôle au sein d'un groupe de femmes, sans tenter d'y imposer un point de vue et sans abuser d'une position privilégiée à plus d'un titre, passe par l'utilisation d'une méthodologie spécifique favorisant notamment la discussion ouverte sur ces enjeux de pouvoir.
La méthodologie en question n'existe pas à l'heure actuelle. Elle devra s’appuyer sur ce que m’a appris la pratique d’intervention au sein de la maison d’accueil et les feedbacks des femmes et collègues au fil des ans. Mais elle pourrait aussi s’inspirer des principes fondamentaux de la pédagogie coopérative[11] ou encore du « Petit guide de ‘disempowerment’ pour hommes proféministes » de Francis Dupuis-Déri dans lequel il rappelle par exemple à ces hommes, dont je suis, qu’ils « ne sont pas essentiels et parfois même indésirables » auprès des femmes ou encore que « contrairement au sens commun », les hommes parlent plus que les femmes, « surtout en présence de femmes »[12].
Cette méthodologie aujourd’hui en chantier devra quoi qu’il en soit rester modulable en fonction du processus qui naîtra, de la forme que prendra le projet. Elle pourra être ajustée au fil du temps avec collègues et participantes. Avant d’être présentée dans le cadre d'une seconde analyse à venir.
Ce que je pense, ce qui me meut et m’émeut
Au moment d’initier quelque chose d’un point de vue collectif, voici ce que j’écris à mes collègues :
« Idées/désirs:
J'ai des idées et des désirs, ils sont à la base de ce projet naissant et de ce courriel. Je vous les expose même si je sais que par définition un projet d'éducation populaire va évoluer en fonction des personnes présentes. Si j'essayais de le "cadenasser", même avec les meilleures intentions, il perdrait d'emblée son identité.
- J'ai envie d'ouvrir un espace de pensée "gratuite", (…), sans que personne ne soit obligé d'être là si ce n'est parce qu'elle s'y est/sent engagée. Avec la conviction que la pensée, la réflexion collective est un des éléments qui fondent notre humanité et qu'à ce titre elle mérite d'être proposée (y compris dans un cadre de travail comme le refuge). Avec l'idée aussi que - si la méthodologie est adaptée ! - chacun-e est susceptible d'apporter sa pierre à la réflexion collective et d'y trouver de la joie et un espace de reconnaissance.
- J'ai envie de proposer de travailler sur la question de la dignité, d'inviter des femmes à penser ensemble autour de cette notion et donc de la notion de "bonne vie". J'ai moi-même lu et écrit un peu sur la dignité à partir des textes de l'une ou l'autre philosophe et je trouve que ce serait dommage de laisser les autres prendre le temps (hier, aujourd’hui, demain) de penser ce qu’est une vie digne à notre place. Envie donc de partir à la rencontre des femmes pour élargir les points de vue sur une question : quels sont, à nos yeux, les ingrédients d’une vie digne d'être vécue?
- J'ai envie aussi que ce groupe ne soit pas pour autant centré uniquement sur lui-même : on peut penser ensemble tout en assumant notre interdépendance et reconnaître que d’autres (dont c’est le métier par exemple) peuvent nous aider à penser (allons à leur rencontre ou invitons-les !).
- Relier pensée et action. Il me paraît essentiel que nous essayions de relier activement les idées que nous aurions (les ingrédients d'une vie digne, par exemple) à des besoins/désirs concrets (qu'est-ce qui nous manque pour accéder à cet ingrédient de la vie digne ?) et à des actions possibles liées à ces besoins/désirs (par exemple si un des ingrédients est d'avoir accès à une nourriture de qualité et peu chère, l'action pourrait consister à participer à un groupe d'achat commun - mais là je pars de mes propres représentations bien sûr).
(…)
Avec, de notre place d'intervenant-e-s des questions sous-jacentes fort intéressantes, du genre : quels sens des femmes qui ont été exclues - plus ou moins violemment, plus ou moins radicalement - des espaces de débat (quand il y en avait) donnent-elles à leur participation à ce type d’échanges, à ces démarches d’auto-éducation collective ? Quelle possibilité que s’y jouent des mécanismes essentiels de reconnaissance, de déploiement de la confiance en soi et du plaisir/désir d’apprendre (cf. les idées reprises dans Le maître ignorant du philosophe français Jacques Rancière) ? »
Ces envies sont le fruit d'un parcours professionnel et personnel. Elles ne prétendent pas être particulièrement originales ou nécessairement rassembleuses (même si, bien sûr, j'espère qu'elles fassent écho chez d'autres et nourrissent des envies). Simplement, elles disent quelque chose du tissu intime de mes convictions. Et c'est en cela seulement qu'elles méritent sans doute d'être mises en lumière pour deux raisons : en tant que matériau personnel (intériorité) à tenir à l’œil pour éviter de chercher à l'imposer à quiconque, mais aussi en tant que matière première possible pour le groupe à venir (extériorité), « point de vue » à malaxer, apprivoiser, rejeter à partir d'autres « points de vue ».
Pour aller plus loin dans ce dévoilement, voici les idées, convictions, hypothèses, propositions qui surgissent quand je me fie à la fois à ma raison et à mon sentiment, quand j’essaye de laisser l’une et l’autre libres de s’associer pour m’orienter dans le travail. J'y repère trois thématiques distinctes et complémentaires :
a) Reliance
- Ma souffrance (ou peut-être plus exactement, comme me le fait remarquer une collègue, mon sentiment d’impuissance) rejoint celles de nos bénéficiaires en certains points qui sont autant de portes d'entrée pour travailler ensemble à un moment donné (d’autres interventions peuvent être plus urgentes) et dans un contexte donné (le cadre propre à ce type d’intervention en éducation Permanente doit être soigneusement réfléchi et évalué) ;
- La dignité et la justice passent aussi par la pensée et l’imagination ; penser avec d’autres est un des ingrédients d’une vie humaine qui soit digne.
b) Éducation permanente et travail social
- Il y a quelque chose d’aberrant, d’aliénant, d’indigne dans le fait d’accompagner des femmes victimes de violences diverses dans leur (ré-) insertion au sein d’une société qui nous semble courir à sa perte. Ou en tout cas, il y a quelque chose de triste et de paradoxal, peut-être même d'hypocrite, dans le fait de ne faire que cela, de le faire sans dans le même temps questionner joyeusement cette société et ses façons (donc nos façons) dominantes d’y « vivre ensemble » ;
- Nous devons travailler à partir des demandes des personnes, mais nous ne pouvons pas nous contenter d’y répondre, nous ne pouvons pas nous contenter de travailler sur les violences conjugales (qui constituent logiquement la première demande explicite de nos bénéficiaires) ;
- Se donner les moyens de critiquer le monde dans lequel nous vivons (penser) est essentiel et dessiner - si possible jusque dans l’action concrète - le monde désirable que cette critique porte en elle (imaginer, revendiquer et créer) l’est tout autant ;
- L’éducation populaire et permanente est complémentaire d’un travail social et clinique de qualité centré sur les personnes et les familles, si celui-ci permet d’observer et de comprendre collectivement les contextes dans lesquels les femmes - et leurs enfants - parviennent à gagner en liberté (de choix). C’est-à-dire s’il permet d’aborder les questions conjointes de la puissance des normes et du conformisme (qui nous tiennent et nous limitent mais auxquelles dans le même temps nous tenons) et des inégalités de genre, de race et de classe. Sans oublier, dans cette perspective systémique critique, de relier ces questions-là à celle de la crise écologique et de la façon dont elle impacte plus ou moins directement nos vies ;
- Autrement dit l’éducation populaire et permanente est aussi un moyen de mettre en lumière les intersections et interdépendances entre émancipation individuelle, d’une part, et justice sociale et environnementale, d’autre part[13].
c) Croiser les questions féministes et écologiques
- Intégrer les relations entre les humains en souffrance et le monde naturel est un défi majeur pour le travail social – et ce même quand les demandes des femmes ne portent pas explicitement sur ce domaine à la base ;
- Il ne s'agit pas de convoquer la nature pour ramener femmes et hommes à leur identité biologique ou leur essence, ni de se détourner des luttes sociales. Il faut aussi éviter de dériver vers un discours moralisateur et coupé des réalités du type « Pensez à la planète, à vos petits-enfants : cessez de gaspiller et mangez bio, bon sang !». Car l'enjeu est bien de « coupler la question écologique aux enjeux de justice, de pouvoir et d'émancipation »[14] ;
- Dans une réflexion sur la dignité et la justice sociale en éducation permanente tout comme dans une intervention en dévictimisation, la question de notre relation à la nature (celle dont nous faisons partie en tant qu’êtres vivants et que l’activité humaine dominante ravage et non celle que l’Occident a cru pouvoir observer et exploiter sans fin) ne devrait plus rester anecdotique. Que ce soit la relation des personnes à ce qu'elles mangent, boivent, sentent ou regardent, ou plus largement les habitudes de fonctionnement de nos communautés d’appartenance dans leur rapport à l’environnement dont elles dépendent au quotidien[15] et qui dépend d’elles ;
- Il y a enfin l'intuition encore fragile qui peut être formulée librement ainsi : considérer notre relation à la nature dans sa quotidienneté, « ramener l’écologie à la maison », redéfinir l’environnement comme un espace intime, dont nous avons besoin, qui nous impacte et que nous impactons, c’est aussi potentiellement retrouver de la maîtrise, une certaine qualité de relation au monde et des sources de joie (prendre soin des autres humains et non-humains, proches et moins proches, tout en prenant de soi)[16].
Et maintenant ?
A l'heure de boucler ce texte, un groupe de femmes co-animé par une collègue et une animatrice extérieure à l'association s'est lancé dans la création d'un spectacle inspiré de la commedia dell'arte. J'y suis invité pour nourrir les débats sur le thème central du projet : la dignité. Il s'agit du premier espace dans lequel les questions, les intuitions et les idées déposées ici vont pouvoir être « mises à l'épreuve ».
Cette aventure collective en cours, à la fois recherche et création théâtrale, sera je l'espère au cœur d'une analyse prolongeant celle-ci. Au-delà du récit d'un parcours de groupe, elle devrait, si elle veut effectivement analyser et prolonger, tenter de décrire comment certains risques ont été ou non déjoués et comment l'élan intérieur et personnel décrit dans ce texte-ci a ou non trouvé sa place dans une situation singulière : celle du projet d'un groupe de femmes au sein d'une association qui lutte contre les violences familiales et contre l'exclusion sociale, culturelle et économique, ici et maintenant.
Pour conclure, éléments de contexte
Le texte qui prend fin ici et celui qui suivra s'inscrivent dans une logique de rapprochement et de complémentarité entre la recherche et le terrain, donc l'animation.
Souvenons-nous que le Décret de l’éducation permanente de 2003, en réformant le premier Décret de 1976, a formalisé quatre axes de travail, qui représentent quatre métiers différents. Parmi eux, l’animatrice/-eur en axe 1 et la/le chercheuse/-eur en axe 3.2. Or, le risque de cette nouvelle division des modes d’action de l’éducation populaire en métiers distincts[17], c’est d’organiser une distance artificielle entre l’axe « recherche » et l’axe « animation », mais aussi plus largement entre réflexion et terrain.
Il importe que cette distance ne devienne pas irréductible, au risque de pervertir l’enjeu premier du Décret. C'est pourquoi nous portons une attention particulière aux liens entre ces différents niveaux de réalité ainsi qu'aux modalités de coopération entre métiers : ceux de l’éducation permanente bien entendu, mais aussi ceux de l’action sociale qui sont au cœur de notre association, en lien étroit avec les personnes les plus discriminées.
C'est donc dans cette optique qu'est née la démarche réflexive dépeinte dans cette analyse. Elle constitue une étape dans un processus de recherche et de création collective qui vise notamment à ce que les connaissances élaborées ensemble obtiennent une reconnaissance dans l’espace public et une légitimité en tant que « savoir »[18].
Pour citer cette analyse :
Roger Herla, "La position du chercheur engagé en Education permanente.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/216-la-position-du-chercheur-engage-en-education-permanente
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
[1] Christian Maurel, « Un immense besoin d’éducation populaire », in Le Monde, 2/02/2011.
[2] Cf. interview en vidéo de René Barbier pour la formation à la recherche en éducation populaire/permanente (http://www.labocoop.be/spip.php?rubrique7).
[3] Intervention de Jessy Cormont dans le cadre de la même formation.
[4] Dictionnaire des dominations, par le Collectif Manouchian, Paris, Ed. Syllepse, 2012, 331 pages.
[5] Ibidem, pages 70-74.
[6] Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, coll. « Le travail du social », 2010, page 219.
[7] Cette division des savoirs est un artifice utile pour clarifier le propos, mais qui ne doit pas cacher que des savoirs issus de l’expérience et de l’émotion cohabitent chez chacun-e avec les savoirs intellectuels.
[8] Christian Maurel, op. cit., p.109.
[9] A propos de la liberté et de la subjectivation comme processus toujours possible, jamais gagné et qui illustre l'interdépendance entre les humains, voir Cornelius Castoriadis, Le Monde Morcelé (Les carrefours du labyrinthe, tome III), 1990 (Paris, Seuil, coll. Points-Poche, 2000).
[10] On peut se reporter à ce propos à la publication en 2012 sur le site Les Mots sont Importants d'un texte de 1977 de Christine Delphy (« Nos amis et nous : fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes») dans lequel elle fustige ces hommes « amis » tentés de penser et de parler en lieu et place des femmes. Texte publié dans L’ennemi principal (1. Economie politique du patriarcat), Paris, Syllepse, coll. « Nouvelles questions féministes », 2009, pages 171-173.
[11] Alain Penven et Maurice Parodi , Pour une pédagogie coopérative, Université Coopérative Européenne, 2003 (http://www.ccb-formation.fr/telecharger/PedagogieCooperative.pdf).
[12] Francis Dupuis-Déri, « Petit guide de ‘disempowerment’ pour hommes proféministes », publié sur le blog Scènes de l’avis quotidien, en finir avec le masculinisme, le 25/7/2014 (http://scenesdelavisquotidien.com/2014/07/25/petit-guide-de-disempowerment-pour-hommes-profeministes/)
[13] Cf. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in collectif, De l’univers clos au monde infini (textes réunis et présentés par Emilie Hache), Paris, Ed. Dehors, 2014.
[14] Michel Maxime-Egger, Soigner l'esprit, guérir la Terre. Introduction à l’écopsychologie, Paris, Labor & Fides, 2015, page 265.
[15] « Plutôt que de considérer la nature comme un ailleurs exotique à l’écart de nos vies quotidiennes, que nous pourrions visiter en vacances ou étudier pendant un cours de biologie, (situons) la ‘nature’ et ‘l’environnement’ dans les géographies de la vie quotidienne : ‘les endroits dans lesquels nous vivons, travaillons, jouons, apprenons et pratiquons des cultes’. Cette perspective de la quotidienneté de la nature ramène l’écologie à la maison, si l’on peut dire (…) » (Giovanna Di Chiro, loc. cit., p.213). « Ramener l'écologie à la maison », c'est aussi, pour G. Di Chiro, inviter les plus pauvres à considérer les impacts concrets des dégâts écologiques sur leurs lieux de vie, notamment dans les villes et leur alimentation et à les dénoncer comme injustes.
[16] Avec deux perspectives sous-jacentes qui prêtent à débat et demanderaient à être développées (c'est-à-dire pensées collectivement et/ou étayées grâce à celles et ceux qui les ont déjà mises au travail) : 1) élargir la conception de l’« environnement » en y réintroduisant les humains et 2) élargir la portée du « care » en permettant que celles qui prennent soin s’accordent le droit à cette sollicitude (sur ce point précis, voir par exemple Fabienne Brugère, L'éthique du care, Paris, PUF , coll. « Que sais-je »,2014, 128 pages).
[17] « Il y a selon nous trois domaines regroupant des manières de faire essentielles à l’éducation populaire : la production et la socialisation des savoirs, l’acte artistique, l’engagement social et associatif. Ces trois domaines (…) ne sont pas exclusifs les uns des autres. (…) ces trois domaines de pratiques reposent sur trois figures distinctes de l’homme engagé : l’intellectuel, l’artiste, le militant » (Ch. Maurel, op.cit., page 174).
[18] Il s’agirait d’appliquer aux processus aboutissant à la production d’analyses et études les mêmes intentions que développe Ch. Maurel à propos de projets de productions artistiques avec le public populaire, qui aboutissent à une œuvre présentée dans l’espace public : « (…) ne doit-on pas considérer ‘les processus, et non seulement l’œuvre, ou peut-être les processus en tant qu’œuvre’, mais aussi se convaincre que, sans la création émergeant sur la place publique – en ce sens, il s’agit aussi d’un acte politique -, le parcours et tout le processus qui le structure perdraient une grande partie de leur sens et de leur portée » (op.cit., page 184).