Violences subies, violences agies : des victimes en mouvement
Dans le travail mené au CVFE, les femmes et les enfants sont considérés comme des victimes agissantes, qui peuvent parfois adopter des comportements violents dans une tentative (bien qu’inopérante) de rétablir un équilibre plus satisfaisant. Il faut oser parler des violences agies par les femmes dans ces circonstances toujours difficiles. Mais plus encore, il faut accepter, dans le travail réalisé auprès d’elles, ce temps durant lequel ces violences sont agies, un temps nécessaire pour les accompagner et les aider à cheminer vers plus d’autonomie et de liberté.
Le CVFE accueille depuis 1978 des femmes et des enfants qui, ne fût-ce-que transitoirement, quittent le « lit » de la violence conjugale et familiale pour s’abriter dans nos murs et y bénéficier du soutien de notre équipe d’intervenant-e-s. Ce temps de pause, de mise « entre parenthèses », permet de souffler, de se poser, de sortir d’un contexte en crise. Mais cela ne se fait pas sans souffrance, sans confusion, sans perte et renoncement[1].
Un lieu d’expérimentation relationnelle
Quand les victimes commencent à s’approprier l’espace, ce lieu singulier que constitue notre maison se révèle un espace de potentiel changement, de réajustement, d’expérimentation dans les relations familiales et extra-familiales : entre les femmes, entre les mères et les enfants (les leurs, ceux des autres femmes), entre les femmes et les intervenantes, etc., ainsi que vis-à-vis du conjoint/mari/parent, auteur de violences (pourtant absent physiquement).
Si la violence conjugale nous est en bonne part cachée (racontée sans être rendue visible, de par l’absence de l’auteur), une violence familiale peut ainsi, dans certains cas, progressivement se donner à voir et être comme « mise à l’épreuve » au sein de nos maisons, dans un cadre suffisamment sécurisant. En effet, ce qui rend visible cette violence, c’est paradoxalement la construction progressive de la confiance, et le ressenti d’une sécurité suffisante au contact des intervenants et des autres familles du refuge.
Les femmes et les enfants qui arrivent et évoluent chez nous ont ainsi parfois deux histoires complémentaires, dont la chronologie peut différer : une histoire de violence (majoritairement) subie (ils/elles sont/ont été victimes) et une histoire de violence agie (entre nos murs, ils/elles peuvent parfois adopter des comportements violents).
Tout se passe comme si l’absence du conjoint et père, auteur (principal) des violences, déstabilisait le système familial de sorte que celui-ci peut tenter de se ré-ajuster, de se ré-équilibrer dans ce qu’il connaît : des échanges violents. En adoptant ces comportements, d’autres membres de la famille en arrivent à « prendre la relève dans la perpétuation du connu ». Bien qu’absent physiquement, le conjoint et père se révèle ainsi bien présent dans l’esprit et dans les modes relationnels mis en scène devant et avec nous.
Une recherche d’équilibre
A l’intérieur de nos maisons, la violence devient un message qui nous est adressé. On pourrait l’entendre de la façon suivante : « ce changement de contexte nous déstabilise, aidez-nous à ré-équilibrer notre famille d’une façon plus fonctionnelle et satisfaisante ».Ce message, nous ne pouvons l’ignorer. Nous ne pouvons par exemple pas leur répondre : « la violence au sein de la maison est interdite, donc vous devez partir ».
Tout en n’acceptant pas cette violence (nous conservons en effet notre position que « toute violence est inacceptable, y compris la nôtre »), nous devons nous demander : « Quelles ‘bonnes raisons’ cette famille peut-elle avoir, selon elle, d’agir de cette façon, malgré la souffrance que cela génère ? » Ce questionnement nous amène à comprendre la violence de certaines femmes comme un « mouvement vers », une étape dans la recherche d’un nouvel équilibre relationnel plus satisfaisant que ce soit, selon les situations, avec leurs enfants et/ou avec leur conjoint.
L’exemple d’une famille
Pour étayer ce postulat, je vais maintenant vous parler de la famille de Virginie, Francis et leurs cinq enfants, âgés respectivement de 16, 14, 12, 9 et 8 ans. La violence qui va en premier lieu sauter aux yeux se manifeste au niveau conjugal. En effet, parmi bien d’autres faits, pour ne citer que celui-là, un coup de couteau de Francis porté à Virginie a nécessité, dans le parcours familial, une hospitalisation de cette dernière, une intervention policière et la mise en détention de Francis.
La maman ainsi que les quatre plus jeunes sont hébergés dans notre maison d’accueil à la suite de nouveaux faits de violences graves, principalement vis-à-vis de la maman. Les enfants y sont majoritairement exposés, à des degrés variables. Le plus grand des enfants s’est positionné en formulant le choix de rester avec son papa. J’y reviendrai.
Durant les premiers mois de leur séjour, les quatre plus jeunes, très rapidement, développent des attitudes et comportements que nous allons qualifier de comportements violents : ils crient, contrôlent, insultent leur maman, menacent de la frapper.
Celle-ci, de son côté, se trouve fortement déstabilisée dans les premiers temps (pour rappel, l’arrivée au refuge après la rupture du lien familial représente une épreuve pour ces familles). Démunie face à eux, elle crie, insulte, menace, etc. en retour, particulièrement l’un des enfants, que nous pouvons observer comme le « mouton noir » de la famille. Celui-ci prend en effet le rôle de mettre en lumière les dysfonctionnements familiaux par ses comportements, lesquels, par là même, participent au maintien d’un certain équilibre dysfonctionnel au sein du système familial.
Violence comme reprise de pouvoir ?
Dans ce que nous allons considérer ici comme un premier ajustement et un premier mouvement de reprise de pouvoir sur leur vie, nous percevons comment Virginie et ses enfants ont pu transposer, dans les premiers temps de l’hébergement, les violences (principalement) agies par le père dans le contexte familial. Pour preuve, le choix des mots utilisés a toute son importance : les enfants traitent leur mère de « putain », lui demandent des comptes sur ses sorties, l’appellent « ma petite chérie », etc. De son côté, Virginie agit comme elle l’a souvent vu faire par son mari, garant jusqu’alors de l’autorité familiale : elle tente de crier plus fort qu’eux, elle les insulte ou menace d’envoyer « le mouton noir » à l’internat.
Les enfants, n’étant visiblement pas habitués à ce qu’elle prenne ce rôle, n’obéissent généralement pas. Virginie voit ainsi augmenter en elle des sentiments d’impuissance, de culpabilité, de colère, de tristesse, de peur, etc. N’ayant pas pu, jusqu’alors, expérimenter et donc connaitre d’autres modes éducatifs, elle maintient et accentue ce que nous pourrions qualifier d’« autorité violente », avec toujours plus d’insuccès. Pour paraphraser Watslawick : « c’est la solution qui devient le problème ».
Cette interaction en boucle « + … ; + … » crée une escalade symétrique, dans laquelle le serpent se mord toujours plus la queue, se faisant toujours plus souffrir.
D’autres ajustements du système familial, dans ce mouvement général de reprise de pouvoir sur leur vie vont progressivement s’opérer au fur et à mesure de l’hébergement, avec le soutien des intervenants. Virginie et ses enfants vont ainsi, à leur rythme, observer les dysfonctionnements de leur dynamique familiale, apprendre à échanger sur les événements qu’ils ont traversés, et expérimenter des dynamiques alternatives basées sur la compréhension mutuelle des vécus de chacun, la proposition d’activités plus agréables en famille, etc.
Le rôle de l’aîné des enfants
Au niveau du sous-système conjugal, des mouvements similaires vont s’opérer, dans une autre temporalité. Le plus grand des enfants va, d’une certaine façon, participer à ce remaniement conjugal. Resté avec le papa, il va reprendre contact avec sa maman après quelques mois. Cette dernière, jusque-là, ne gardait de ses nouvelles que par le biais des services d’aide à la jeunesse, impliqués dans la situation de l’adolescent.
Le garçon, insécurisé lors d’un incident avec sa maman, va jouer un rôle qu’il connaît bien, de maintien du lien entre ses deux parents (concrètement, sa maman ne lui envoie pas un sms tant attendu, de sorte qu’il appelle son papa pour se sécuriser et se plaindre et lui donne le numéro de gsm de sa maman que celui-ci ne détenait pas). Le papa appelle alors la maman.
Virginie se trouvant en sécurité au refuge commence à retrouver des repères dans ses comportements parentaux et vis-à-vis des autres familles hébergées. Elle reprend progressivement confiance en ses capacités personnelles et relationnelles. Lorsque son compagnon la contacte, nous pouvons supposer qu’il s’attend à trouver une femme aux comportements majoritairement marqués par de la soumission et de la compliance, telle qu’il l’a connue jusqu’ici. Contrairement à d’habitude, Virginie réplique : elle répond aux injures par les injures, aux cris par les cris et prend l’initiative de lui « raccrocher au nez ». Son compagnon lui dira d’ailleurs, au cours de cette conversation : « Tu n’es plus la même ». D’une certaine façon, elle contre la violence de son compagnon par de la violence.
Nous observons ici un mouvement de Virginie, complémentaire au premier qui concernait ses enfants, mais cette fois-ci dans la dynamique conjugale :
A nouveau, nous retrouvons, dans ce premier mouvement de Virginie de reprise de pouvoir sur sa vie, sa participation à une interaction en boucle « + … ; + … », créant une escalade symétrique dans la relation conjugale.
Pour sortir du recours à la violence, d’autres ajustements seront encore nécessaires. Précisément, cela consisterait, pour Virginie, à apprendre à se positionner différemment : expérimenter l’affirmation de soi sans violence, l’assertivité sans agressivité. Bien-entendu, elle n’aurait jamais de prise sur la façon dont son compagnon réagirait à cela (ce qui constitue sa part de responsabilité à lui). Mais ce positionnement pourrait l’aider à modifier la dynamique, que son choix se situe dans la reprise de la relation conjugale ou dans le fait d’y mettre un terme.
Expérimenter
J’ai utilisé ce terme à de multiples reprises jusqu’ici. Je fais en effet partie des personnes qui pensent que, pour s’opérer au mieux, ce mouvement général, ce cheminement exemplifié par la situation de Virginie va généralement nécessiter, au-delà d’un travail de conscientisation, de « mise en mots » avec la famille, des temps d’expérimentation, de « test », qu’il s’agisse pour les victimes de se repositionner dans la relation conjugale ou dans la parentalité.
Je fais ici à nouveau référence aux propos tenus notamment par Von Foerster et Watslawick, qui affirmaient que « si vous voulez changer la vision du monde de quelqu’un, il est plus efficace de commencer par changer son comportement »[2].
Les victimes, actrices de certaines violences, font partie du « jeu relationnel en mouvement ». C’est auprès d’elles, et avec elles, que nous allons pouvoir intervenir, car elles constituent les « leviers » privilégiés pour faire cesser la violence à terme.
Pour ce faire, et bien que nous estimions que les violences soient inacceptables, nous allons paradoxalement accompagner les familles, dans un premier temps, dans l’expression de cette violence, l’accueillir au sein de nos maisons, comme étant une « tentative logique bien qu’inopérante » de retrouver un nouvel équilibre familial. En veillant toutefois, bien entendu, à ce qu’elle s’exprime autant que possible de façon canalisée, cadrée.
Une position inconfortable pour l’intervenant-e
J’insiste particulièrement sur ce point, car, faire le choix de ce style d’accompagnement nous place en tant qu’intervenant dans une position nécessairement paradoxale et potentiellement très inconfortable. En effet, en raison du niveau de dangerosité propre à cette expérimentation dans les situations de violences conjugales et familiales, la démarche spontanée des intervenants pourrait être de privilégier une « sécurisation dans l’urgence » du système familial, et en priorité des enfants, de la femme elle-même, et des intervenants.
Précisément, sécuriser dans l’urgence la situation d’une femme victime de violences et de ses enfants, lorsqu’ils agissent des violences, permet de les « protéger d’eux-mêmes » dans un temps de crise. Le risque est toutefois que passé cette crise, rien n’ait véritablement évolué dans les représentations et dans les relations conjugales ou familiales et que nous n’ayons contribué, au bout du compte, de par l’apaisement fourni temporairement, qu’à renforcer la dynamique conjugale ou familiale antérieure à la crise.
A l’issue d’une telle intervention « protectrice », les femmes peuvent notamment nous dire : « Je ne sais toujours pas comment prendre ma place face à mon conjoint ou face aux enfants. Je me sens jugée, contrôlée, la prochaine fois je ne vous dirai rien » ou « je me sens incompétente, nulle, je n’ai pas réussi à gérer la situation par moi-même », ou « finalement ce n’était pas si grave que ça ».
J’entends dans ces paroles des femmes et mères le risque qu’une telle intervention participe involontairement à banaliser, à les déresponsabiliser de leurs comportements, et à fragiliser leurs sentiments de compétences parentales ou conjugales. Plus encore, la confiance avec les intervenants se trouve fragilisée. Tout cela risque de contribuer à pousser les familles à ne pas se remettre en question et, au contraire, à repartir dans « un peu plus de la même chose » dans leurs interactions.
De façon métaphorique, nous pourrions dire « qu’en soignant les plaies du soldat dans l’urgence (voire en évitant carrément qu’il se blesse), nous ne l’aidons pas forcément à trouver la paix, mais nous lui permettons de se poser temporairement, d’oublier quelques temps les horreurs des combats, avec le risque qu’une fois rétabli il repartira en guerre de plus belle, n’ayant rien appris ».
Je postulais donc que c’est paradoxalement en acceptant provisoirement cette violence et les temps d’expérimentations nécessaires à la famille que nous pourrons, le plus rapidement et le plus efficacement possible, faire cesser cette violence en invitant progressivement les membres du système en présence à adopter des modes de communication et de fonctionnement plus satisfaisants.
Sécuriser ou expérimenter ?
Nous voyons ici apparaître, dans ce choix du positionnement de l’intervenant, une sorte de dilemme éthique, comportant une dimension de dangerosité physique ou psychique pour les protagonistes, ainsi qu’une dimension temporelle : faut-il sécuriser versus expérimenter ? Des interventions visant à favoriser une remise en question marquante d’une dynamique conjugale et familiale à moyen ou long terme (l’abandon du problème, c’est-à-dire l’arrêt des violences), devront parfois nécessiter le passage, à court terme, par une expérience déstabilisante, voire souffrante et risquée au niveau de la sécurité physique ou psychique des personnes impliquées (confrontation au problème).
Comme souvent, l’intervention « la plus juste », si tant est qu’il y en ait une, se situera certainement entre les deux, c'est-à-dire qu’elle tentera de proposer une expérimentation suffisamment significative, tout en réduisant au minimum la mise en danger des membres du système conjugal et/ou familial, ainsi que des autres membres de la famille et les intervenants.
Concrètement, la mise en place de cette expérimentation dépendra des particularités de chaque situation. Chaque personne est différente, chaque relation et chaque expérimentation le seront également. Deux variables qui permettront notamment d’orienter en partie le choix de tel ou tel type d’expérimentation dans la dynamique resteront, bien évidemment, le niveau de dangerosité perçu par la famille et l’intervenant ; ainsi que l’impact présumé sur les autres familles et le contexte plus large.
La logique pourrait être schématisée de la façon suivante : plus le niveau de dangerosité perçu est important, plus la confrontation et donc l’expérimentation proposées seront encadrées, douces et progressives (en fonction de l’impact présumé sur les autres familles et le contexte plus large).
Pour revenir à la situation de Virginie, Francis et leurs enfants, cette situation familiale nous montre à quel point la violence (agie ou subie) n’est pas figée. Dans un mouvement de reprise de pouvoir sur leur vie, des personnes victimes, une femme, une mère, des enfants exposés, peuvent passer transitoirement d’un positionnement de victime à des agissements violents pour ensuite aboutir à un mode relationnel moins/non-violent.
Comme si pour certaines personnes victimes de violences, la recherche d’un nouvel équilibre plus fonctionnel nécessitait, parfois, le passage par un mode relationnel excessif à l’inverse (au sens de dysfonctionnel), à l’opposé du mode relationnel initialement adopté, avant d’en arriver à un mode suffisamment satisfaisant.
Exemple : assertivité sans violence
Dans un tel mouvement, l’évolution ne peut être à sens unique. En effet, la reprise de pouvoir sur sa vie, pour une victime, nécessitera généralement différents temps, faits d’allers-retours, d’ambivalence, d’espoirs, de perte de sens, de confiance, de doutes, de motivation, de découragement. Ce cheminement, comme tout changement, ne se fait donc pas en ligne droite, mais plutôt en « dents de scie », un pas en avant, deux en arrière, deux en avant, un en arrière, etc.
Pour conclure
Dans notre travail d’accompagnement, les femmes et les enfants que nous rencontrons sont des victimes agissantes, qui peuvent parfois adopter des comportements violents dans une tentative (bien qu’inopérante) de rétablir un équilibre familial plus satisfaisant.
Oui, les violences agies par les femmes, il faut oser en parler. En parler avec des professionnels, mais surtout et avant tout avec celles qui les agissent. Mais plus encore, il s’agit d’accepter, dans notre travail avec elles, auprès d’elles, ce temps durant lequel ces violences sont agies. Car c’est bien de temps, dont nous avons besoin pour les accompagner, les aider à cheminer. De temps, et de confiance.
Confiance dans les ressources des victimes, en leurs capacités de trouver et de faire émerger de nouveaux possibles. C’est cette confiance qui nous amène à faire le pari que les expérimentations et donc les prises de risque nécessaires à court terme permettront ce mouvement vers un nouvel équilibre plus enrichissant et satisfaisant.
Pour citer cette analyse :
Frédéric Bertin, "Violences subies, violences agies : des victimes en mouvement.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/212-violences-subies-violences-agies-des-victimes-en-mouvement
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
[1] Ce texte a fait l’objet d’une communication dans le cadre du colloque « L’aide aux femmes auteures de violences conjugales et intrafamiliales ; oser en parler », organisé par Praxis à la Maison de la Culture de Namur, le 5 mai 2015.
[2] « Si tu désires voir, apprends à agir » L’auteur de cette citation est Heinz von Foerster. Elle est reprise dans l’ouvrage de Paul Watzlawick, Le langage du changement : éléments de communication thérapeutique, Paris, Editions du Seuil, 1980.