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Publications
en Éducation Permanente

Ecriture, pratiques d’éducation permanente et savoirs féministes

Faire émerger de nouveaux savoirs féministes à partir des réalités vécues par les femmes aujourd’hui, ainsi peut se formuler un enjeu important de l’éducation permanente. Cette analyse témoigne d’une expérience de recherche menée avec un public de femmes victimes de violences conjugales, touchées par les lois de l’immigration, qui tente de montrer comment, à partir de l’écriture collective, pour peu qu’on ose s’y frotter, peut se déployer une forme de maîtrise du monde qui nous entoure et de sa propre vie.

 Cette analyse tire profit de l’excellente formation à la « recherche en éducation permanente », organisée par le CFS-Bruxelles en 2014/2015, centrée sur l’écriture propre à la recherche en relation avec les missions de l’éducation populaire[1].

Le dénominateur commun des champs professionnels investis par le CVFE (éducation permanente, insertion professionnelle et action sociale) est de s’adresser aux femmes avant tout. Créé en 1978 pour combattre les violences conjugales, le CVFE[2] a développé son expertise professionnelle dans ce domaine. La mission d’éducation permanente, reliée aux origines militantes de l’association, est censée créer les conditions d’émergence d’une analyse critique des réalités sociales par le public populaire et favoriser sa participation à l’action collective. La condition des femmes a changé. Les violences de genre sont reconnues. L’égalité a progressé. Mais les discriminations subies par les femmes parce qu’elles sont femmes, individuellement et en tant que groupe social, subsistent, exigeant encore des mobilisations.

1. Créer de nouveaux savoirs : rôle de l’écrit

Le féminisme des années 70, mouvement spontané et multiforme, a créé de nouvelles façons de penser l’égalité des sexes[3] et fait avancer l’émancipation collective. Le CVFE se situe dans cette lignée. Sa mission est d’accompagner les femmes victimes de violences conjugales et de multiples discriminations dans un parcours qui va de l’intégration à l’émancipation et de l’individuel au collectif[4]. Depuis ses débuts, le Refuge (maison d’hébergement pour femmes et enfants, gérée par le CVFE) développe des interventions basées sur le travail en groupe avec les femmes victimes de violences.

La transmission des savoirs féministes se fait aujourd’hui à travers un corpus de textes élaboré depuis que « des femmes se sont mises à parler, à écrire, à penser, en plus grand nombre. Leurs œuvres se sont multipliées et publiées jusqu’à constituer déjà un corpus (seule version recevable du corps collectif ?) auquel d’autres femmes, les femmes, peuvent désormais se référer. Leurs œuvres ne sont plus isolées. Aussi les jeunes femmes, quand elles pensent, écrivent, agissent, peuvent-elles se référer à ce corpus, s’y alimenter et l’enrichir. Ce corpus n’est pas un objet isolé de son contexte ; il ne fait pas système, il n’est pas la base d’un savoir orthodoxe qui se construirait pierre par pierre jusqu’à l’achèvement de l’édifice, mais un espace de circulation qui traverse les diverses disciplines et les ranime »[5].

Plusieurs enjeux se dessinent actuellement au CVFE : la transmission et la réappropriation des savoirs féministes élaborés par les générations précédentes, l’élaboration de nouveaux savoirs par les nouvelles générations de femmes, engagées à titre privé et/ou professionnel dans le champ des recherches féministes. Enfin, en éducation permanente, l’enjeu est de construire de nouveaux savoirs pour, avec et par le public populaire ; au CVFE, pour, par et avec des femmes parmi les plus précaires, qui vivent des discriminations multiples.

Pour ces enjeux - transmission et réappropriation, création de nouveaux savoirs féministes, création de savoirs par les personnes qui souffrent des injustices - l’accès à l’écrit est primordial.

Le Décret de l’Education permanente de 2003 réserve une belle place à l’écriture. L’axe 3.2 « rédaction d’analyses et d’études» organise la production et la publication de textes censés délivrer des points de vue et des connaissances originales. L’axe 1 «animations» soutient les activités collectives avec le public populaire, certaines sont des ateliers d’écriture.

Y a-t-il un lien entre les deux axes ? Non, car si «le Décret de 2003 appelle à refonder l’éducation permanente (…), il structure une toute nouvelle division du travail entre animation (axe 1), formation (axe 2), recherche, pédagogie et didactique (axe 3) et communication publique (axe 4). Il attend des produits et non des processus ; c’est là son caractère quasi mimétique par rapport à ce dont il prétend chercher à s’émanciper»[6].

De fait, les compétences exigées dans chacun des axes sont distinctes. A nos yeux, le défi est d’amener des pratiquants de métiers différents à coopérer dans un but commun.

L’accès à l’écriture et à la lecture est vecteur d’émancipation, de création des nouveaux savoirs populaires, de savoirs « procédant – ou préparant – les résistances, les stratégies d’exit ou l’élaboration d’alternatives »[7] . Cependant, et c’est bien connu, l’écrit est aussi un outil de domination et d’exclusion.

« (…), l’écrit, celui des autres (lire) et le sien propre (écrire) est un passage obligé pour acquérir une certaine maîtrise du monde qui nous entoure, mais aussi pour construire d’autres mondes. D’un autre côté, nous savons que résister aux normalisations médiatiques, scolaires, culturelles, nécessite une activité intellectuelle permanente, en particulier d’écriture et de lecture. Dans la recherche, mais aussi dans la vie quotidienne, l’écrit est l’outil par excellence de la problématisation du réel »[8].

Autrement dit, écrire permet de mettre à jour la complexité des problèmes auxquels nous sommes confrontés, d’en montrer les ressorts, donnant les moyens intellectuels de s’attaquer au réel, d’échapper aux sentiments d’impuissance et de fatalité.

Ces questions taraudent les organismes d’éducation permanente : les personnes les plus discriminées ont-elles la possibilité d’exprimer quelque chose à propos de leurs conditions de vie, ont-elles une chance d’être entendues ? Formuler ses idées de façon à ce qu’elles soient recevables constitue un enjeu aussi important. Un projet récent du CVFE a permis une analyse critique par un groupe de femmes migrantes de leurs conditions de vie (axe 1) et a abouti à une étude (axe 3.2.). Décloisonnant l’éducation permanente et le social, le projet a été mené par deux membres de l’équipe du Refuge, grâce aux liens professionnels qu’elles ont développés avec les femmes aidées.

2. Récit d’une expérience de recherche en éducation permanente avec un groupe de femmes migrantes

Le projet a été mené par deux intervenantes : Bijou Banza Monga est juriste, Nadia Uwera est assistante sociale. Toutes deux sont belges, originaires du Congo et du Burundi. Avec les femmes migrantes victimes de violences conjugales, elles constatent les limites de leur intervention : la complexité inextricable des situations remet en question leur approche habituelle, qui permet aux femmes de dénoncer la violence, d’être reconnues comme victimes et de se reconstruire. Les intervenantes ont l’idée de créer des focus groupes avec une vingtaine de femmes, originaires de divers pays : Maghreb, Afrique noire, pays de l’est de l’Europe. Les participantes ont été hébergées auparavant pour des raisons de violence conjugale et ont pris du recul par rapport à la crise.

Les focus groupes réunissent des femmes ne se connaissant pas. Les intervenantes espèrent retirer de la mise en commun des expériences de nouveaux savoirs, qui amélioreront leur compréhension et leur intervention. Elles pensent aussi à mener des actions de prévention auprès des femmes immigrées ou candidates à l’immigration.

A l’époque où elles ont subi des violences et ont été aidées par le CVFE, toutes les participantes avaient immigré en Belgique depuis moins de trois ans grâce à la loi qui autorise le regroupement familial à condition que la cohabitation soit effective et durable. Victimes de violences conjugales, elles ont risqué de perdre leur droit de séjour en quittant le domicile. Ayant tout laissé de leur vie d’avant, peu informées des réalités du pays d’accueil, dépendantes à beaucoup d’égards du conjoint en question, leur vulnérabilité était très grande, constituant un terreau pour que s’installent des rapports de domination. Confrontées aux préjugés sur les unions de complaisance, aux rigueurs de la loi, à l’isolement, elles ont occupé une position différente des autres victimes. A travers l’application des lois, elles sont confrontées à une double violence[9].

L’écriture a eu une place centrale : les deux intervenantes se sont réparti les rôles d’animation et de prise de note. Elles ont rédigé les comptes rendus. Tant les prises de note au tableau Padex, pendant les séances, que les comptes rendus rédigés a posteriori ont été partagés avec le groupe, discutés mot à mot, reformulés jusqu’à représenter l’idée exacte qui devait s’exprimer Il a été également demandé aux participantes d’écrire une lettre à une amie vivant au pays pour la mettre en garde sur les pièges dans lesquels elle pourrait tomber. La mise en écriture de la parole a voulu être précise, pour pouvoir constituer des thèmes d’analyse à approfondir ensemble, à partir de l’expérience vécue. Ces traces ont pris assez d’ampleur pour envisager la rédaction d’une étude. Une version a été proposée par les intervenantes et retravaillée dans deux séances collectives. Pour finaliser le texte, un accompagnement à l’écriture a été mis en place. Au cours du projet, la recherche a pu être présentée dans des colloques et au Parlement. L’étude a été publiée fin 2014 sur le site du CVFE.

Au terme du projet, les participantes ont constaté que le processus leur avait permis de se rendre compte que leur parcours personnel était similaire à celui des autres. Au lieu de banaliser les vécus, les paroles croisées au cours des séances ont formé un savoir collectif, qui a poussé les participantes à vouloir agir pour que d’autres femmes soient mieux informées et moins vulnérables quand elles se lancent dans un projet de migration par le mariage. La sensibilisation à mener a été soumise à la réflexion et les participantes ont conclu qu’elle devait avoir lieu aussi dans les pays d’origine. Les idées ont fusé sur les questions suivantes : que transmettre à propos des réalités de la migration pour déconstruire les mythes et les leurres ? Que transmettre à propos des violences conjugales perçues désormais comme universelles ? Quels sont les meilleurs canaux pour diffuser ces messages ?

Les intervenantes ont créé un lieu donnant la parole aux femmes et ont transposé un discours élaboré collectivement. «C’est notre étude» ont déclaré les participantes à la fin. La construction de nouveaux savoirs s’est faite en mettant l’acte d’écrire au centre du projet. Les participantes ont relu, commenté, corrigé le texte, pour se mettre d’accord et pouvoir s’y reconnaître. Elles l’ont fait en vue d’une large diffusion. Certaines ont été d’accord de porter publiquement le projet, pas toutes. Au départ, il a été convenu que toute parole émise dans le groupe ne sortirait publiquement qu’avec l’accord des participantes[10].

L’étude n’est pas le point final. Des prolongements sont envisagés. Elle constitue une ponctuation pour les intervenantes, pour les participantes et pour le CVFE, par rapport à la mission de transformation sociale qu’il poursuit. L’étude transmet un nouveau savoir et constitue la trace d’une démarche de conscientisation et de dévoilement d’une double injustice, vécue individuellement et socialement organisée.

a) Un contexte de travail qui soutient la prise de parole collective des femmes

Ce projet a pris place dans une philosophie de travail qui considère que les femmes aidées sont les premières expertes de leur situation. Au Refuge, milieu de crise et de vie en collectivité, des discriminations subies de façon individuelle apparaissent comme des injustices collectives.

Dans le quotidien des services, les difficultés vécues dans les accompagnements sont discutées et analysées. Au sein des équipes peut naître le désir de développer un projet, un écrit, une production culturelle à propos d’une problématique émergente. Le temps de gestation n’est pas défini, certaines questions sont des « works in progress », qui donneront peut-être lieu à un projet de pièce de théâtre, de peinture collective, d’atelier.

La pression ne sera pas mise sur la nécessité de produire quelque chose dans un format et un délai précis. Une certaine liberté est indispensable, avec ce que cela peut comporter de créativité et d’aléatoire, pour produire un résultat qui soit authentique aux yeux de toutes les actrices et tous les acteurs du projet. La contrainte du résultat à obtenir devient une opportunité pour prendre/donner la parole et produire un discours avec les femmes.

b) La force du collectif

La mise en œuvre de transversalités entre les axes au sein de l’éducation permanente et avec le travail social ouvre les possibles : au CVFE, c’est très souvent au Refuge, dans les entretiens en ambulatoire, à la crèche ou lors des activités extra-scolaires que la rencontre avec les femmes a lieu. Au Refuge, les femmes migrantes dont le droit de séjour est menacé sont l’objet d’une attention particulière parce que l’intervention se retrouve dans des impasses. Ce souci a suscité chez les intervenantes l’envie de mener une recherche en groupe avec des femmes concernées.

La force du groupe est nécessaire pour que puisse se dévoiler et se partager l’indicible : violences vécues aux plans physique, économique, violences psychologiques et sexuelles. Séquestrations, humiliations, abandons, autant de faits cumulés où les sentiments de peur et le déni de son humanité détruisent une identité fragilisée par le processus d’adaptation au pays d’accueil.

Que le groupe soit constitué de femmes va de soi pour respecter la pudeur, la souffrance intime des participantes. Or, il ne s’agit pas d’un groupe thérapeutique, mais d’un projet dont la finalité est une question politique : les femmes qui immigrent en Belgique en se mariant et subissent des violences conjugales sont traitées comme des victimes de seconde zone. Elles sont forcées de donner priorité à leur situation administrative, au mépris de leur intégrité physique, psychique, de leur sécurité et de leur dignité.

C’est une forme de double violence, où l’Etat renforce (appuie son action sur) le rapport de domination d’un homme sur sa conjointe. La non-mixité du groupe est pertinente par rapport à l’objectif, car l’application de la loi n’est pas neutre au point vue du genre, elle est critiquable en ce sens. La sensibilisation au pays d’origine devra ouvrir les yeux sur les discriminations envers les femmes contenues dans l’application des lois belges.

3. La construction de nouvelles compétences professionnelles par l’écriture d’une recherche

Certains métiers du social, très féminisés, sont sous-estimés. Ils sont considérés comme «ce ‘prendre soin’ dont on fait typiquement un ‘don’ des femmes, une véritable vocation - ce qui leur est si ‘naturel’ qu’il n’y a pas besoin d’en faire une qualification nécessaire pour certains emplois. Le dévouement des infirmières est inestimable. On peut donc les sous-payer»[11].

Les professionnelles de première ligne du secteur social, de la santé, même si elles sont munies d’un diplôme, sont souvent assignées à des interventions pragmatiques, et, sauf exception, ne reçoivent ni le temps, ni les moyens de faire de la recherche et de produire une critique sociale à partir des réalités de travail et avec le public concerné. Ce qui nous conduit à plaider pour la coopération entre métiers experts de champs professionnels du social et de l’éducation permanente.

Ce qui peut être transmis au sein du CVFE, c’est une forme d’aspiration à devenir compétente, une autorisation à se sentir habilitée à créer de nouvelles pratiques sociales dans le domaine de l’émancipation des femmes, en prise avec le monde de maintenant.

La qualification nécessaire pour exercer un métier social n’interdit pas de développer ses propres compétences pour réaliser son projet professionnel et celui de l’institution au sein de laquelle il s’exerce. Dans le contexte du Refuge, maîtriser le travail de groupe, les méthodes de l’intervention féministe, de la dévictimisation, approcher le corpus des savoirs féministes, gérer son implication personnelle en tant que femme, homme, femme migrante, etc., constituent des apprentissages, des processus d’individuation pour trouver sa propre place d’intervenant-e dans une équipe et dans un programme institutionnel. La qualification n’est pas suffisante, mais elle aide à se sentir à sa place. «Qui se sait qualifié/e (…) est ‘habilité/e’, autorisé/e par les autres, et aussi par soi-même, à s’attribuer une compétence. Se savoir habilité/e : ni un don, mais pas non plus une dot, une construction sociale, une forme d’habitus reçu ou intériorisé (…). C’est une condition pour affronter ce qu’on ne sait pas, pour prendre des risques, pour apprendre. Pour devenir»[12].

« (…) la ‘transmission’ des savoirs doit, comme la fabrication de la brique, être pensée à la manière d’un ‘corps à corps’. On n’acquiert pas de compétences en général, on ‘devient’ compétent au corps à corps avec ce qui demande compétence »[13].

La recherche dont nous parlons s’est appuyée sur les compétences des intervenantes, qui se sont mises elles-mêmes en position d’apprentissage dans le groupe.

Les intervenantes ont permis que s’élabore le point de vue des femmes concernées sur leur propre situation. Ce faisant, elles se sont munies de nouvelles compétences, par leur aspiration à sortir de l’impuissance face à l’injustice de mécanismes sociaux et aux ambiguïtés des rôles professionnels qui sont assignés aux métiers du social.

4. Un savoir utile à l’émancipation des femmes aujourd’hui est-il un savoir féministe ?

Le mot «féminisme» n’a pas bonne presse aux yeux de l’opinion publique. Pour pouvoir valoriser les résultats d’une recherche comme celle-ci, ne pas afficher cette affiliation peut être une stratégie prudente.

Or, autant le projet dont il a été question dans cette analyse apparaît en adéquation avec les fondements du Décret de 2003, autant il correspond à une pratique féministe, comme toute action qui nourrit l’émancipation des femmes : «Le féminisme n’est pas un mouvement homogène et statique. Il est doté d’une dynamique historique reflétant les questions posées aux femmes par une époque mais aussi les questions posées par les femmes concrètes qui se mettent en mouvement. L’ensemble des actions et des mouvements remettant en cause les constructions sociales, politiques et historiques qui légitiment les dominations et exploitations qui touchent les femmes peuvent être qualifiées de ‘féministes’. Il en est de même pour toutes les actions tentant d’agir sur les oppressions et les exploitations spécifiques par le biais d’une auto-organisation des femmes elles-mêmes»[14].

L’éducation permanente pensée sans les femmes, sans une visée émancipatrice pour les femmes et une visée critique du caractère patriarcal de nos institutions, peut devenir une entreprise normalisatrice, une éducation du peuple éloignée des objectifs de l’éducation populaire[15]. Il est donc à souhaiter que, dans la mise en œuvre de l’axe 3.2, le Décret de l’éducation permanente s’intéresse davantage aux études de genre, en prise avec les réalités vécues et favorisant l’émancipation des femmes par la construction de nouveaux savoirs.

 

Entretien avec Bijou Banza et Nadia Uwera (4 juin 2015)

Anne Delepine (A)

Aviez-vous d’emblée pensé à rédiger un texte ? A quel type de texte aviez-vous pensé ?

Nadia & Bijou (N.&B.)

Au départ, nous avions pensé à rédiger une analyse. A un moment donné, René nous a fait constater que nous étions en train de rédiger une étude. Nous avons été emportées par l’ampleur du projet.

Au départ, nous avons pensé à une analyse parce que nous voulions quelque chose de sérieux, pas la photocopie de textes de femmes récoltés en animation. Nous voulions pousser la réflexion, produire quelque chose avec une rigueur méthodique, quelque chose de construit qui soit pris au sérieux.

A.

L’éducation populaire, cela peut se formuler comme « agir pour le peuple, avec le peuple et par le peuple ». La recherche en éducation populaire, cela peut se décliner comme cela aussi.

N.&B.

Notre démarche intègre le « pour » et l’  « avec », mais je me demande si le « par » y est aussi. C’est nous deux qui avons rédigé toute l’étude. Les participantes n’ont pas écrit.

A.

A la lecture, on ressent pourtant que c’est le résultat d’une analyse formulée collectivement.

N.&B.

Il est vrai de dire que les femmes ont eu accès à l’écriture de l’étude dans des temps de relecture, individuels et collectifs. Elles ont été associées, elles ont commenté, proposé, modifié. Elles avaient le dernier mot sur tout ce qui a été écrit. Nous nous étions engagées à cela avec elles.

L’écriture nous a pris beaucoup de temps au cours de l’élaboration collective des contenus : nous étions très attentives à transposer de façon fidèle et juste la parole des participantes, le point de vue qu’elles exprimaient. Nous avons fait de nombreux allers-retours entre ce que nous écrivions et les notes que nous avions prises pendant les animations. Nous avons aussi enregistré les séances. Nous avons questionné beaucoup notre écriture et revérifié dans les notes, dans les enregistrements et auprès des participantes elles-mêmes, à la séance suivante. Etre deux nous permettait de nous questionner l’une l’autre. « Es-tu sûre que c’est cela que ça veut dire ? ». Nous avons fait de nombreux va-et-vient.

Nous prenions des notes intensivement pendant les séances de focus groupe. Les notes étaient écrites sur un tableau Padex, toutes les participantes pouvaient les lire et réagir, nous posions souvent la question : « Est-ce juste, est-ce que c’est cela qui a été dit, avons-nous bien compris ? ». A la séance suivante, nous pouvions encore modifier, repréciser des formulations de la séance précédente.

Les participantes ont écrit chacune une lettre à une amie imaginaire, encore au pays, pour l’amener à réfléchir et mieux préparer son projet d’immigration.

Nous avons dû nous questionner beaucoup l’une l’autre pour dépasser nos représentations : de soi, de l’autre, de la femme immigrée, du couple … Nous avions des hypothèses au départ, nous les avons remises en question au cours du projet, en nous accrochant fermement à la volonté de transposer la parole des femmes. A chaque étape, à de nombreuses reprises, nous avons demandé l’autorisation des participantes, que ce soit par rapport à la formulation des idées, ou à leur diffusion. Rien n’a été publié sans leur autorisation.

Nous avions constamment le souci de ne pas faire peser notre regard sur le récit des femmes, de ne pas nous projeter. Nous nous sommes beaucoup préparées. Nous en avions besoin, pas au même degré l’une et l’autre.

En rédigeant, nous avons pris beaucoup de temps pour être sûres de ce que nous écrivions, nous avons beaucoup travaillé à deux, ce qui favorisait la remise en question par les échanges, par l’obligation de s’ajuster l’une à l’autre. Ce processus amène à se faire confiance en fonctionnant à deux, puis à se faire confiance à soi et à l’autre. On a beaucoup écrit à deux, puis on a été capables d’écrire chacune de notre côté.

Finalement, les participantes se reconnaissent dans l’étude. Elles ont dit : « C’est notre livre ». Elles nous ont demandé d’y intégrer des phrases qu’elles ont exprimées, parce qu’elles jugeaient que l’analyse toute seule, c’était trop sec.

Elles se reconnaissent dans le discours commun, elles ont dit chacune s’y retrouver.

Nous sommes restées dans quelque chose que nous maîtrisons assez bien : la démarche de groupe. Faire participer, c’est une pratique professionnelle que nous maîtrisons.

A.

Par rapport à votre pratique professionnelle, vous introduisez l’étude en rapportant que les situations de femmes immigrées, en séjour précaire, victimes de violences conjugales, vous renvoient aux limites de votre intervention. Est-ce que l’écriture de cette étude vous a apporté des ouvertures, des nouvelles réponses ?

B.&N.

La conviction que c’est vers le niveau politique qu’il faut aller. Les femmes victimes de violences conjugales ont besoin d’être reconnues comme victimes. C’est le point de départ du processus de dévictimisation. Les femmes migrantes, lors du premier accueil, sont centrées sur elles-mêmes, elles ne se préoccupent que de leur statut de victimes. Quand nous leur disons que leur droit de séjour est menacé, elles découvrent qu’elles doivent mettre la priorité là-dessus, que le péril qu’elles encourent est là aussi. Elles ont une carte de cinq ans, et elles ne savent pas que cette période est conditionnelle à la cohabitation avec le conjoint.

Elles ont d’abord besoin d’être reconnues comme victimes. Après, elles peuvent éventuellement rentrer au pays, mais la tête haute, sans se sentir stigmatisées à la fois ici et là-bas.

A.

Ce travail d’écriture est différent de ce que vous faites habituellement. Vous êtes-vous senties légitimes quand vous rédigiez cette étude ?

B.&N.

Effectivement, à part l’expérience du TFE (travail de fin d’études), nous n’avions pas beaucoup rédigé ce type de texte. Bijou a déjà écrit des analyses. Rédiger un texte plus long, c’est une découverte : nous en sommes capables ! Par rapport au TFE, ce n’est pas le cadre scolaire ici, nous avons eu beaucoup plus de plaisir à écrire cette étude.

L’accompagnement de nos collègues Roger et de René nous a beaucoup aidées : ils nous ont mis des contraintes de délai et de forme, pour que notre expression puisse être comprise de la façon la plus exacte possible. Ces contraintes ont été soutenantes et nous ont aidées à finaliser le texte, à y mettre un point final. A un moment donné, c’était nécessaire d’en finir, relativement plus pour l’une que pour l’autre. Leur accompagnement, les appréciations positives qu’ils ont faites tout au long de notre travail, ont été soutenants.

Nous avons eu du temps pour faire ce travail. Nous avons été dégagées de notre travail habituel pendant une partie de la semaine, pendant quelques mois.

Nous avons voulu partager l’expérience avec nos collègues avant les conclusions, avant que l’étude soit finalisée et diffusée. Nous faisions partie d’un groupe externe, organisé par le Ciré, qui commençait à en parler autour de lui. Nous avons donc fait une présentation à l’équipe avec un Powerpoint, nous avons été écoutées, mais nous n’avons pas eu le sentiment d’un échange dynamique. Après la publication de l’étude, plusieurs collègues sont revenus vers nous individuellement, avec de l’intérêt et une appréciation positive. On ne lit pas beaucoup ce qu’on écrit en interne, pas assez… Avec les actualités du site internet, on lit un peu plus souvent les publications des autres.

Par contre, nous avons reçu beaucoup de retours positifs de l’extérieur et cela nous a légitimées. Nous avons été invitées dans des colloques à deux reprises et une fois au Parlement. Nous voulions attirer l’attention sur cette problématique et nous avons réussi, l’étude est lue à l’extérieur du CVFE.

A.

En quoi ces connaissances sur lesquelles le projet a débouché constituent-elles de nouveaux savoirs utiles aux femmes ?

N.&B.

Les participantes ont été désillusionnées en ce qui concerne les droits des femmes en Europe. Elles imaginaient que l’égalité y était acquise grâce aux lois. Elles ne pouvaient imaginer que les discriminations pouvaient venir de l’application des lois. Elles se sont aussi rendu compte que d’autres femmes, qui ne sont pas migrantes, subissent ici la violence conjugale, en souffrent, vivent des difficultés importantes et trouvent difficilement de l’aide ou une réponse de la justice. Elles ont compris le côté universel des violences faites aux femmes.

Nous avons reçu des soutiens de la part d’associations féministes. Ces associations se préoccupent de la question des femmes avant tout, cela dépasse la problématique « sans papier ».

Les propositions faites par les participantes peuvent aller à l’encontre des idées bien-pensantes : quand elles demandent que l’inscription à des formations soient rendue obligatoire à l’arrivée dans le pays d’accueil, c’est pour que les femmes aient une occasion d’échapper à l’isolement conjugal, qu’elles puissent se socialiser, connaître les ressources auxquelles elles peuvent accéder en cas de problème, connaissent mieux la culture du pays, la langue. Mais cela peut sembler contradictoire avec le point de vue qui refuse qu’on mette des contraintes supplémentaires, des obstacles à l’accueil des migrants. Nous devons rester très vigilantes, pouvoir expliquer et nuancer.

Pour les participantes, c’est très important d’avoir accès à l’extérieur via cette publication, cela valide le bien-fondé d’avoir osé exprimer des histoires très personnelles, de s’être affranchies des tabous qui les maintiennent dans le silence. Elles nous ont dit : « On a ce livre, c’est très bien. Mais après ? Qui va le lire ? ». Il faudrait que les politiques le lisent.

A.

Qu’est-ce qui a contribué à la réussite du projet ? A quoi devrait-on penser pour améliorer le dispositif ?

N.&B.

L’attitude de respect avec laquelle le groupe a fonctionné, le respect de chacune était très important. Nous avons mis l’accent sur « chacune a le droit de dire son point de vue comme elle l’entend ». Les parcours individuels et les visions particulières doivent être respectés pour pouvoir aboutir à l’expression d’un vécu commun. Au début, nous avons proposé un exercice portant sur l’identité de chacune, avant, pendant et après la migration, avant, pendant et après la vie de couple. Les participantes devaient se présenter deux par deux. Cela a contribué à se connaître soi et à connaître les autres, à prendre conscience des histoires et de la vision de chacune. Elles ne se connaissaient pas entre elles avant le groupe.

Un facteur favorable, c’est qu’elles nous connaissaient bien, toutes (sauf une) ayant été hébergées. Elles connaissent notre point de vue, notre façon de travailler. Elles nous faisaient confiance. Elles étaient également déjà habituées au processus de travail en groupe, utilisé tout au long de l’hébergement.

Nous avons proposé le projet à des femmes hors de la crise. Les événements évoqués, les analyses faites provoquent des émotions douloureuses. A la fin, nous avons proposé l’exercice du « choc culturel », chacune racontait une anecdote, le plus souvent très drôle. Nous avons pu nous détendre, rire ensemble.


Pour citer cette analyse :

Anne Delépine, "Ecriture, pratiques d’éducation permanente et savoirs féministes", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2015. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/209-ecriture-pratiques-d-education-permanente-et-savoirs-feministes

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Cette formation est une initiative d’Alain Leduc, directeur du CFS (www.cfsasbl.be), avec le concours de Christian Verrier, pédagogue, ancien cheminot et Maître de Conférence en Sciences de l’éducation université Paris 8, chercheur au Centre d’Innovation et de Recherche en Pédagogie de Paris et de Luc Carton, philosophe, directeur-inspecteur de l’Education permanente à la FWB. La formation fut une occasion de creuser la question de l’accès des publics populaires à l’écrit, en tant que cristallisation de savoirs d’expériences et discours critique des dominations ; et de mettre en question le « modèle largement partagé de l’attitude scientifique (…) [qui] exige que le savant –et le sociologue n’y échappe pas- construise son savoir en rompant (c’est la rupture épistémologique) avec les idées communes et avec les significations jugées purement subjectives que l’individu attribue aux situations qu’il vit et aux actions qu’il mène. » In Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir, les processus culturels de l’émancipation, coll. « Le travail du social », Paris, Ed. L’Harmattan, 2010, pages 177-178.

[2] CVFE : asbl Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, fondée en 1978 à Liège en tant que « collectif femmes battues » axé sur la dénonciation des violences conjugales (www.cvfe.be)

[3] « La structure de domination des femmes par les hommes, la structure qui relie les sexes de manière hiérarchique – formulée ou non sous le terme de patriarcat - est en revanche transhistorique et transculturelle, présente dans toutes les cultures et dans toutes les périodes de histoire. C’est, comme le formulent les ethnologues, un ‘invariant’ constitutif de l’état social. Prétendre renverser cette structure, faire varier l’invariant qui couvre tous les temps et tous les lieux, constitue donc une véritable révolution, même si celle-ci ne prend pas la forme d’un événement violent (…) la question a été posée pour la première fois comme question générale et non, comme dans les mouvements féministes antérieurs, sur des points particuliers comme l’accès au travail ou le droit de vote », Françoise Collin, Irène Kaufer, Parcours féministe, Donnemari-Dontilly, Ed. iXe, 2014, page 30.

[4] Cf. Notes de formation : L’évaluation en éducation permanente, Cécile Paul (CESEP), CVFE, 2014.

[5] « Penser/agir la différence des sexes. Avec et autour de Françoise Collin », in Transmission(s) féministe(s), n°1, Sophia, 2012, page 41 (www.sophia.be).

[6] Luc Carton, « Recherche en éducation populaire, introduction au séminaire de CFS », Bruxelles, le 4 novembre 2014, p. 1.

[7] Ibidem.

[8] Yvette Moulin, « Ecrire avec… », Exposé du 17 mars 2015 au séminaire de CFS (recherche en éducation populaire), Bruxelles, 2014, page 1.

[9] Cf. Sophie Kölher, Victimes de violences conjugales en situation précaire sur le territoire : une double violence, CVFE, 2009, 81 pages (www.cvfe.be).

[10] Cette description du processus qui a eu lieu correspond à mon avis aux propositions de Pierre Roche, cité par Christian Maurel, à propos de la production et du partage des savoirs. Selon P. Roche, une démarche d’éducation populaire est un chemin en quatre étapes : paroles, savoirs, œuvres et émancipation. L’enjeu premier est de libérer la parole. In Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir, les processus culturels de l’émancipation, coll. « Le travail du social », Paris, Ed. L’Harmattan, 2010, pages 175 et sv.

[11] Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, Paris, Ed. Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2011, page 168.

[12] Ibidem, p. 173.

[13] Ibidem, p. 173.

[14] Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Paris, Ed. Syllepse, 2012, page 169.

[15] Cf. Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir, les processus culturels de l’émancipation, coll. « Le travail du social », Paris, Ed. L’Harmattan, 2010.

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