Au Bonheur des Dames? Derrière le point d'interrogation
Au Bonheur des Dames ? est un film belge réalisé en 2017 par Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune. Le quotidien de 8 dames d’entretien travaillant pour des sociétés de Titres-Services y est dépeint au travers d’une multitude de questions. Pendant que la caméra épouse leurs gestes, les voix hors-champs interrogent les douleurs invisibles que créent ces mouvements répétitifs, les rapports parfois tendus avec les utilisateurs, la pénibilité d’un travail pas toujours choisi, considéré comme non qualifié, donc mal rémunéré. Autant de réponses aux réflexions qui nous animent au CVFE, sur le travail des femmes en général, et le travail du care en particulier.
Cet article est la somme d'entrevues croisées avec Marie-Virginie Brimbois (déléguée syndicale), Gaëlle Hardy & Agnès Lejeune (les réalisatrices), Cécile Gérome («garante des valeurs» de Logi9).
Auteur anonyme
Lors de l’élaboration de notre étude Travailler dans la précarité : quel impact sur la santé des femmes ?[1] (CVFE, 2018), un film a attiré tout particulièrement notre attention, parce qu’il semblait cristalliser bon nombre de thématiques que nous avions abordées. Parce qu’il projette à l’écran des visages et destinées de femmes incarnant –parfois en filigrane- nos réflexions complexes, forcément théoriques : à savoir, comment notre société néolibérale se donne ou non les moyens de rendre le travail du care réellement mixte, de le valoriser (socialement et financièrement) et de le protéger.
Au Bonheur des Dames ? est un film belge réalisé en 2017 par Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune. Le quotidien de 8 « dames d’entretien » travaillant pour des sociétés de Titres-Services y est dépeint au travers d’une multitude de questions. Pendant que la caméra épouse leurs gestes, les voix hors-champs interrogent les douleurs invisibles que créent ces mouvements répétitifs, les rapports parfois tendus avec les utilisateurs, la pénibilité d’un travail pas toujours choisi, considéré comme non qualifié, donc mal rémunéré. Ces travailleuse.r.s se caractérisent souvent par un statut très précaire sur le marché de l’emploi belge, cette population regroupant pour l’essentiel « des femmes faiblement scolarisées, des personnes âgées (+ 50 ans) et des migrantes. »[2] En 2016, le salaire moyen dans le secteur était en-dessous du seuil de pauvreté.[3] Phénomène qui s’explique d’autant plus par la pénibilité du travail qui empêche les travailleuse.r.s de l’exercer à temps plein. Mais dans ce chœur de femmes sourdent petit à petit entre les plans des revendications et l’envie forte d’une reconnaissance publique du métier.
Fonctionnement des Titres-Services
Le système des Titres-Services est une création du gouvernement fédéral (ONEM) qui vise à encourager les « services et emplois de proximité » (dames de ménage, aides à domicile, transport de PMR, nettoyage de vitres, etc.), depuis le 1er janvier 2004. C’est un moyen de paiement qui permet aux particuliers de bénéficier (pour des besoins privés uniquement) auprès d’une entreprise agréée des prestations d'aide à domicile de nature ménagère à l’aide de « titres » papier ou électroniques[4]. Il a été régionalisé, en 2016.
L’idée forte était de sortir les tâches ménagères du travail en noir : ainsi, depuis 2004, 165.000 aide-ménagères (parmi lesquels 3% d’hommes seulement) ont noué des contrats légaux en passant par les Titres-Services (faisant du secteur le 2ème plus grand pourvoyeur d’emplois en Belgique, après celui de la construction). Ce dispositif, qui a permis d’augmenter la création d’emplois peu qualifiés, confère aux travailleuse.r.s un statut protecteur, tout en assurant aux utilisateurs des services concurrentiels par rapport à ceux fournis en noir, une partie du coût étant supporté via un mécanisme de subventions régionales. L’incitant pour les utilisateurs étant qu’ils peuvent défalquer une partie de leurs achats de Titres-Services.
Un autre avantage pour les travailleuse.r.s est que les sociétés de Titres-Services offrent en général des formations, pour pouvoir se professionnaliser et/ou se reconvertir par après.
Objet de l’analyse
Notre optique ici est de comprendre la pénibilité de leur métier et leur difficulté à revendiquer collectivement une valorisation de leur travail. Somme toute, de les sortir de l’invisibilité pour au contraire mettre en lumière les luttes à entreprendre dans ce secteur particulier du Care. De voir en quoi leurs regards critiques peuvent alimenter notre perception/jugement d’un monde néolibéral qui semble reconduire des rapports de force déjà à l’œuvre dans le schéma patriarcal.
Aussi avons-nous rencontré pour mieux comprendre ce système des Titres-Services « de l’intérieur » une des protagonistes du film, Marie-Virginie Brimbois, qui travaille depuis 11 ans comme aide-ménagère et est aussi Déléguée Syndicale du secteur, représentante au Conseil d’Entreprise et au CPPT[5] pour la FGTB ; les deux réalisatrices du film Au Bonheur des Dames ? Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune ; ainsi que Cécile Gérôme, directrice de Logi9, une société de Titres-Services dont font partie plusieurs dames qui témoignent dans le film.
Remarque : à l’exception des réalisatrices, nous avons rencontré séparément chacune des protagonistes. Nous avons choisi d’entrecroiser leurs propos afin de mettre en lumière les différents thèmes abordés.
Entretiens croisés
- De la mésestime du métier, dépoussiérage des stéréotypes
Quelle est la genèse du film, et qu’est-ce qui vous a motivées à traiter du milieu des Titres-Services ?
Gaëlle Hardy : On est plutôt motivées par tout ce qui touche aux femmes, et particulièrement aux femmes au travail. Une voisine d’Agnès avait une aide-ménagère qui était vraiment de plus en plus déprimée, et elle l’avait prise entre quatre-z-yeux pour savoir ce qu’il se passait. L’aide-ménagère a commencé à lui expliquer qu’elles travaillaient, elle et sa fille, dans la même société, et qu’elles étaient toutes deux victimes de pression de la part de leur employeur autour de problèmes de santé. La fille avait les cervicales complètement bloquées parce qu’elle avait accepté de déplacer dans un appartement un divan alors qu’il était beaucoup trop lourd pour elle. Elle a téléphoné pour dire qu’elle était sous certificat médical, et son employeuse a commencé à faire pression en disant qu’elle devait se présenter à la Médecine du Travail à Rixensart, alors que la dame n’avait pas de voiture et qu’elle devait se faire conduire. Donc, elle a appelé sa patronne qui lui a dit « Si tu n’y vas pas, il sera écrit dans ton dossier que tu as refusé de te présenter au contrôle de la Médecine du Travail ». Puis elle a commencé à exercer une forme de chantage en lui disant « Il faut que tu te fasses déclarer le plus vite possible inapte, pour que tu tombes le plus vite possible sur la mutuelle », de manière à ce qu’elle ne soit plus à la charge de l’employeur, « et si tu n’y parviens pas, je te ferai convoquer tous les 3 jours à la Médecine du Travail à Rixensart ». Et donc, c’est vraiment devenu un chantage jusqu’à ce que la fille craque et décide d’arrêter de travailler là-bas. Et la mère, elle avait un problème de cataracte, elle s’est fait opérer un œil et puis l’autre. Et c’était la même chose. Plus la question des avenants au contrat, c’est-à-dire qu’elles avaient toutes les deux commencé avec 15h/semaine, le temps qu’on trouve des clients pour grossir leurs horaires. Mais ce qu’ils font alors, c’est que, même si elles commencent à voir ces clients supplémentaires de manière régulière, les employeurs ne revoient pas le contrat de base. De nouveau pour que les congés et les congés maladie soient calculés sur base d’un 15h/semaine et non sur base d’un temps plein. Ça a été vraiment la rencontre décisive qui nous a donné envie de faire le film. Et puis après, on a rencontré plusieurs dames, dont certaines qui venaient de Logi9, et là, la société est dirigée par une dame dont les valeurs ne sont pas les mêmes que dans les grandes boîtes de Titres-Services!
Marie-Virginie, êtes-vous fière de votre travail ?
MVB : Pas tout le temps… Pas tout le temps… Au début, j’étais gênée d’ailleurs. Je venais de l’HORECA, et quand je me suis présentée chez Domestic Service, on m’a engagée tout de suite avec un CDI. Donc, je me suis dit « Super, je prends ! », en me disant dans ma tête que je n’y resterais pas. Et maintenant, ça fait 11 ans que j’y suis. Des fois je suis un petit peu gênée de dire que je fais le ménage. Peut-être parce que justement notre secteur manque de reconnaissance professionnelle ! Par exemple, si vous rencontrez quelqu’un et que cette personne vous dit qu’elle travaille chez Laurenty (entreprise de nettoyage et de services en Belgique), ça fait « professionnel ». Quand on dit qu’on fait le ménage chez les gens, ça garde une connotation péjorative, encore maintenant…
Maintenant, il y a de bons moments aussi, heureusement. J’ai déjà eu des clients où je prestais 10 heures par semaine ! Vous êtes investie, vous connaissez toute la famille. Et puis vous êtes malade… Vous manquez 2 semaines, 3 semaines, et alors, on vous remplace ! Même si vous travaillez depuis 5 ans chez eux. Ça, c’est un peu… On oublie qu’on est un service qu’on paye ! On s’attache à la famille et tout ça, et puis une fois que vous êtes malade ou que vous êtes moins performante, que vous attrapez les troubles musculo-squelettiques, que vous faites moins en 4 heures que ce que vous faisiez avant sans difficulté… ben parfois, on voit apparaître des tensions, alors qu’on se dit « Tiens, j’avais l’impression qu’elle m’aimait bien, cette dame-là… ». Et ça ne se passe plus si bien que ça, quoi… Je voudrais que les gens voient que nous ne sommes pas que des dames qui viennent nettoyer chez eux. Qu’on n’est pas que la personne qui nettoie, qui passe l’aspirateur, qu’on a aussi une vie, qu’on a aussi toutes nos problèmes. Bon, vous allez me dire que c’est pour tout le monde la même chose, mais j’aimerais bien qu’on ne soit pas que le service qu’ils paient, quoi ! Mais ça, malgré tout, j’aimerais bien…
En général, on pense que c’est un travail qui ne nécessite pas de compétences. Vous, qu’en pensez-vous ?
MVB : (sourire) Au départ, je pensais ça aussi. Parce que quand je me suis mise dans les Titres-Services, je me suis dit « Bah, nettoyer, c’est pas compliqué ! ». Mais en fait, on ne vous demande pas que savoir nettoyer, on vous demande d’être psychologue, d’être diplomate, de pouvoir voir des choses et de ne pas les raconter, de pouvoir encaisser, parce que des fois… c’est pas toujours tout rose ! Une autre fois, j’arrive chez une dame où je faisais un remplacement. On m’avait dit « Ho ! Tu verras, c’est une dame très gentille… Tout ce qu’on doit faire, il n’y a pas de souci ! ». Et la première chose qu’elle m’ait dite quand je suis arrivée, sans même me dire bonjour, c’est « J’espère que vous savez lire ! ». Elle m’a tendu un petit carnet où tout était décrit : la façon de prendre les poussières, quelles loques utiliser, la façon de racler, qu’il fallait aller dans un sens, pas dans l’autre… Voilà, quoi ! Maintenant, ça passe. Mais au début, j’avais du mal…
C’est pour ça, quand Agnès et Gaëlle sont venues me proposer de participer au tournage, elles n’ont pas eu besoin de faire grand-chose pour me convaincre, car dès qu’on peut parler du secteur des Titres-Services, je suis partante ! Plus on sortira de l’ombre, mieux ce sera pour moi !
Vous espérez que le film ait un impact sur le public…
MVB : Sur le public, sur les employeurs, sur le politique surtout ! C’est un secteur qui existe depuis presque 14 ans, et pour la FGTB ou la CSC, nous sommes toujours considérés comme un jeune secteur. Donc il y a encore tout à faire d’un point de vue législatif. Nous sommes un secteur subsidié et ça ne suit pas d’un point de vue politique. Enfin… ça avance, mais extrêmement lentement ! Si on pouvait montrer notre réalité, ce que c’est vraiment notre travail, même aux utilisateurs.
Agnès Lejeune : Parmi certaines femmes qu’on avait rencontrées, et notamment les deux femmes dont Gaëlle a parlé, elles avaient très peur ! C’est un milieu où il y a beaucoup de peur, parce qu’elles sont très isolées. Bon, c’est la nature-même de leur travail : elles sont chez leurs clients, la majorité des entreprises de TS n’organisent pas de rencontres, donc si tu n’es pas syndiquée… La pression est très forte sur elles. Il y a la pression des clients, et puis il y a la solitude. Et ça, d’un point de vue de la santé mentale, je pense que ça doit être très compliqué.
GH : Mais on a aussi a rencontré plusieurs dames qui venaient de Logi9. Et cette société est dirigée par une dame qui se pose beaucoup la question de la reconnaissance, du rapport aux clients, mais aussi d’essayer de créer des moments collectifs pour que les femmes puissent échanger ce qu’elles vivent entre elles, et essayer ensemble de poser des limites et de se faire respecter !
- Relustrer les valeurs humanistes et les revendications du métier
Cécile Gérôme, vous pourriez présenter votre rôle chez Logi9 ?
CG : On a une structure très plate, ce n’est pas une structure hiérarchique avec de nombreux échelons. Et donc ma fonction, c’est d’être…euh…je n’ai pas trouvé de nom en 11 ans, si vous en trouvez un, dites-le-moi ! Moi, je souhaite être la « garante de nos valeurs ». Non, je ne le souhaite pas, c’est ça mon travail, conjointement avec les consultantes. J’ai très peu de travail opérationnel, mais donc ma tâche, c’est voir comment faire vivre, observer ce qui se passe, essayer d’être attentive aux évolutions et puis, mettre des choses en place pour pouvoir accompagner ces évolutions, ou les contrer quand elles sont néfastes !
Et quelles sont ces valeurs ?
CG : On en a trois qu’on essaye de faire vivre : la valeur de la bienveillance, celle de l’excellence et enfin, de la responsabilité. Et comme pour toutes les valeurs, si on demande à chacune de les définir, on a beaucoup de définitions différentes qui ressortent. On essaye donc de retravailler ça pour que le sens qui en découle soit relativement le même. Enfin, c’est une cible. Mais la valeur que les dames n’oublient jamais, c’est la bienveillance ! On a choisi le terme de bienveillance, parce que même quand on ne sait pas l’expliquer, ce mot libère des hormones positives dans le corps (rires)!
Pour le moment, je suis justement en train de rédiger à nouveau le carnet de ce que nous exigeons du client, parce qu’on estime en général que la responsabilité de la réussite ou de l’échec d’une collaboration dans le secteur est à 80% sur les épaules de la dame, 19% sur la société de TS, et 1% sur les épaules du client. Mais ce n’est pas vrai ! Certains clients considèrent qu’il suffit de mettre les titres sur la table, et qu’au-delà de ça, c’est fini, tout leur est dû. Donc, on essaye de les éduquer par rapport à ça, mais c’est compliqué. Certains ne reconnaissent même pas le droit au congé !
La façon dont nous fonctionnons, le système que nous mettons en place, avec ses valeurs, est tout à fait copiable, puisqu’on a une bonne santé financière. Donc, ce n’est même pas qu’il faille faire un choix ! Mais je suis parfois confrontée à d’autres employeurs… L’autre jour, lors d’une projection, un monsieur vient me trouver et me dit qu’on a vraiment la même approche du métier, etc. Puis il me sort « Mais moi, j’arrête à 48 travailleuses, pas question que j’aie le syndicat dans les pattes ! »… Si ce sont des gens comme ça qui s’identifient à ce qu’on fait chez Logi9, ce n’est pas gagné (rires)!
Est-ce que vous vous attendiez aux témoignages recueillis, tant au niveau des souffrances que des luttes que les dames effleurent, voire qu’elles portent ?
GH : Moi, c’est plutôt sur la partie positive que j’ai été surprise. Et par rapport à ce qu’elles dénoncent et à leurs luttes, c’est plutôt qu’elles aient vraiment une vraie vision, construite, et un vrai regard sur leur métier et sur les choses qui ne vont pas…
AL : Elles ont des revendications ! On ne peut pas dire qu’il y ait déjà une lutte…
GH : Non, elles ont plutôt des revendications…
Marie-Virginie, vous êtes déléguée syndicale pour le secteur des Titres-Services à la FGTB. Quels sont les différents recours que les dames peuvent solliciter en cas de problème, que ce soit vis-à-vis de leur employeur ou vis-à-vis d’un client ?
MVB : Normalement, dans chaque société, il doit y avoir une personne de confiance qui interagit avec le conseiller au bien-être de la société, du CPPT (Comité pour la Prévention et la Protection au Travail). Maintenant, vous pouvez aussi faire appel à votre syndicat ou carrément passer par les lois sociales [cela dépend évidemment du cas de figure, ndla].
Et chez Logi9, les dames vous sollicitent-elles en tant que médiatrices ?
CG : Nous, on les invite à nous utiliser comme médiatrices, mais c’est très naïf de notre part, parce que c’est quand même elles qui reçoivent les foudres quand elles se présentent chez le client la fois d’après. Nous, on met dans le carnet, telle température, obligation d’utiliser tel outil, interdiction de tel produit, interdiction de cela… Par exemple, on leur dit qu’elles ne doivent pas nettoyer des WC qui ne sont pas propres. Interdiction ! Mais c’est elles qui doivent faire vivre cette règle-là. Et donc, pendant des années, plus on édictait des règles pour les protéger, et plus on les isolait, parce qu’elles ne savaient pas faire vivre ces règles auprès du client. Parce qu’elles ont peur des représailles -qui existent ! - et qu’elles ne peuvent plus venir se plaindre chez nous, puisqu’on leur a dit « Tu ne peux plus accepter ça ! ». Et donc, elles se retrouvaient totalement isolées dans leur problème. Il y a une dame qui avait dit à un monsieur « Monsieur, il faut que vous nettoyiez vos toilettes avant que je fasse leur entretien. Vous utilisez la brosse, et puis moi, je nettoierai bien par après ! ». Le client, la semaine d’après, avait mis de la matière fécale sur les murs des toilettes, et lui a dit « Tu ne sors pas des toilettes tant que ça ne brille pas ! ». Alors nous, que fait-on avec un client comme ça ? On arrête, immédiatement ! Que fait ce client-là ? Il se remet en question ? Non, il va chez un de nos collègues où il pourra peut-être pratiquer ça, et où la dame qu’il emploiera n’aura aucun soutien pour se protéger par rapport à ça. On ne fait que déplacer le problème ! Maintenant, ce qui est chouette avec certains clients, c’est que quand on discute avec eux, ils disent « Ben je n’y avais jamais pensé ! ». Et donc là, on se dit que c’est de l’incompétence, pas de la méchanceté. Mais parfois… Vous voyez, le tableau, je ne le dépeins pas de façon très brillante. Mais je crains que ça soit la réalité, et ce qui me touche chez les dames, c’est la pudeur avec laquelle elles en parlent. Elles disent « Il n’a pas vraiment été gentil avec moi… ». Et si on leur demande de raconter, parfois, il vaut mieux s’accrocher à sa chaise !
Beaucoup de dames sont-elles syndiquées ?
MVB : Beaucoup de dames sont syndiquées mais n’osent pas faire appel à nous ! Maintenant, moi, on fait appel à moi, parce que ça fait 11 ans que je suis là. Très longtemps j’étais toute seule comme déléguée, et elles ont maintenant l’habitude de me sonner, mais il y en a, aujourd’hui, même si elles sont syndiquées, qui n’osent pas téléphoner. Je fais partie d’un groupe « Titres-Services » sur Facebook, et toutes ces dames qui font partie de sociétés où je sais qu’il y a des déléguées, posent leurs questions sur le groupe plutôt que d’aller téléphoner à leur DS…
Y a-t-il des raisons, à votre avis, pour expliquer qu’elles ne posent pas les questions, qu’elles n’osent pas se plaindre… ?
MVB : La peur de perdre leur emploi ! Moi, j’ai déjà entendu des dames dire « De toutes façons, l’employeur dit qu’il y en a 30 qui attendent mon job ». Donc, plutôt que de le perdre, elles préfèrent encaisser ou ne pas poser de questions. Et même quand on fait une grève, moi, je n’arrive jamais à mobiliser les dames. Si, deux, trois… Une dame qui va bientôt être presque pensionnée et qui vient à chaque grève. Mais sinon, l’indemnité de grève ne couvre pas ce qu’elles pourraient gagner la journée. Si elles font 6 heures, l’indemnité reviendrait environ à 37 euros, contre 60/70 euros qu’elles pourraient gagner en travaillant. Elles ont vite fait le calcul et ne viennent pas !
- En matière de respect et de mixité des tâches ménagères, on repassera !
Il y a une autre dame qui dit dans le film, en parlant des employeurs chez qui elle va travailler : « Ce n’est pas eux qui nous éduquent, c’est NOUS qui éduquons les clients ! ». Qu’entend-elle par cela, d’après vous ?
MVB : Oui, j’espère qu’il y a des utilisateurs qui sont comme ça, qui respectent le travail de l’aide-ménagère et qui, au bout du compte, ne laissent pas leur maison en désordre, qui ont au moins débarrassé la vaisselle ou rangé le lave-vaisselle avant qu’elle arrive. Je suppose que c’est peut-être dans ce sens-là qu’elle parle d’« éduquer » le client… C’est-à-dire qu’il y a un certain respect qui s’installe vis-à-vis de la travailleuse et aussi vis-à-vis du travail qu’elle effectue.
Mais d’autres fois, j’ai l’impression qu’on est des sous-travailleurs dans les TS. C’est des préjugés qu’on a dans la société. Voyez une femme ménagère, ben forcément « si elle fait le ménage, c’est qu’elle ne sait rien faire d’autre ». Il y a parfois des gens qui pensent ça. Alors que dans notre secteur, il y a des dames qui étaient secrétaires, aides-soignantes… J’en connais qui ont fait l’université ! On a pour l’instant chez nous une dame qui vient du Brésil. Dans son pays, elle était universitaire. Et chez nous, elle est aide-ménagère, parce qu’elle n’a pas trouvé ou qu’il n’y a pas eu concordances dans les diplômes, je ne sais pas… Alors que cette dame-là est très intelligente, malgré tout, la première chose qu’on voit, c’est qu’elle est aide-ménagère. C’est un peu dommage… Moi, mes amis, au début quand j’ai dit que j’étais dans les TS, ils m’ont dit « Ho ! T’inquiète, ça ne durera pas, tu ne resteras pas de toutes façons… ». Et voilà, c’est drôle l’idée qu’on peut se faire d’une aide-ménagère ! Même mon chéri à moi, lui il doit être gêné mais il n’ose pas le dire, donc c’est pour ça que demain, je suis contente qu’il voie le film… Des fois, quand il me présente à des amis, il dit « Elle travaille dans les TS… », mais il précise « … elle est déléguée syndicale ». Comme ça, il n’est pas obligé de dire que je nettoie en fait (rires)! C’est bête ! Mais voilà, je pense qu’on a tous un peu des préjugés sur certains métiers.
Est-ce que vous comprenez la honte que ressentent certaines aide-ménagères vis-à-vis de leur travail ?
CG : Tout à fait ! Je suis même plus surprise par les dames qui s’affichent, quand je vois les réactions dans le public. Ce n’est pas imaginaire dans l’esprit des aide-ménagères d’estimer qu’elles ne sont pas bien considérées. C’est une réalité ! Vous savez, on a des clients qui nous appellent toutes les semaines en disant « la femme…ou la fille qui vient chez moi… ». Nous, on essaye que le vocabulaire soit porteur de nos valeurs, et donc on a choisi de parler de « dames » ou « d’aides à domicile ». Et donc, on a toutes les semaines des clients qui nous disent par exemple « La femme qui vient chez moi est malade, pouvez-vous m’en envoyer une autre ? ». Et si on leur demande « Qui est la dame qui vient chez vous ? », certains répondent « Je ne sais pas comment elle s’appelle… », même si la dame va chez eux depuis des années ! Ils ne les appellent pas par leurs prénoms, ils les considèrent comme des machines qui viennent, qui ouvrent la porte et nettoient leurs maisons ! Il est mis sur la feuille ce qu’elles doivent faire. Que faut-il de plus comme interaction ?
Maintenant, on a vraiment aussi des dames qui pourraient être des exemples pour tout le monde, des dames qui assument leur métier fièrement, qui y trouvent du plaisir ! Elles le disent « Quand j’ai fini de travailler, je refais le tour de la maison et je savoure le résultat de mon travail. Je mets un petit mot et je m’en vais calmement… Il y en a qui travaillent dans des usines, dans des caves, elles ne voient jamais la lumière du jour ! Moi je travaille à la lumière du jour... ». Certaines peuvent vraiment magnifier leur quotidien, et elles ont un rapport sain à leur travail.
Va-t-il de soi, à vos yeux, que le travail ménager échoie principalement aux femmes ?
MVB : Non, mais malheureusement, je crois que c’est une question d’éducation des filles… Moi, par exemple, quand j’étais petite, ma mère disait « Débarrasse la table ! Il faut que tu fasses la vaisselle… ». Il n’y avait pas de garçons chez nous, on était deux filles, mais ça allait de soi. Alors que j’avais une tante qui avait quatre garçons, et quand on était en vacances, les quatre garçons ne faisaient jamais la vaisselle, c’était toujours les filles ! Heureusement, les jeunes filles de maintenant ne sont plus élevées comme ça, « Tu joues à la poupée… Tu nettoies… ». J’espère que les mentalités changent de ce côté-là ! D’ailleurs dans notre secteur, ce sont les hommes qui sont discriminés. Il n’y a pas un grand pourcentage d’hommes. Ça augmente maintenant, avec le fait qu’on doive embaucher 60% de chômeurs sur 1 an, donc l’ONEM ne fait pas la distinction qu’on soit homme ou femme. Mais chez nous, on a eu un homme, et il a eu beaucoup de mal à trouver des utilisateurs, parce que les gens ne voulaient pas le prendre. Ils supposaient que, parce que c’était un homme, il ne savait pas travailler (rires). Ce qui est drôle, c’est que dans le nettoyage industriel, ça ne pose pas de souci que ce soit un homme. A croire que… je ne sais pas, c’est peut-être dû au fait qu’on entre dans l’intimité des familles, des maisons… ? Peut-être qu’on se dit que c’est mieux une femme qu’un homme ? Encore des clichés, mais il y en a plein (rires)!
Êtes-vous féministe ?
MVB : Oui ! Mais bon, une féministe qui reproduit quand même des erreurs. Par exemple chez moi, je fais tout, mon compagnon ne fait rien. Donc, c’est une féministe un petit peu bizarre, on va dire (rires). J’ai toujours vu ma mère faire tout, et donc je me suis dit « Ho bé, moi aussi je dois faire tout ! ». Alors que si j’avais dit dès le départ à mon compagnon « Un lave-vaisselle, ça se vide… Le panier à linge, ça se remplit, ça ne se fait pas tout seul… ». Enfin bon, voilà, quoi… (air dépité)
- « Nettoyer, c’est pas compliqué» : un jugement à balayer, pour une meilleure reconnaissance des maladies professionnelles et un accès avancé à la pension
Pensez-vous qu’au niveau de la société, la pénibilité, la souffrance que peut susciter votre travail, soit reconnue ?
MVB : Non, on ne reconnaît pas, parce que les gens disent « De toutes façons, nettoyer, c’est pas compliqué », voilà ce qu’on nous dit !
Je pensais plus à la reconnaissance de la pénibilité dans le cadre, par exemple, de la réforme des pensions…
MVB : Ho oui, ça non… Je crois que ça ne passera même pas ! Le ménage, ça ne passe pas comme un truc dur. Sauf que moi, quand je viens de faire mes 6 heures, je reviens ici et je me dis qu’il faudrait aspirer ou repasser, je me dis « C’est pas possible… ». Et pourtant, je n’ai que 45 ans ! Je n’ai pas tellement de problèmes de santé, j’ai de l’arthrose mais c’est pas… Quand j’ai fait ma journée, moi j’ai pas du tout envie de refaire encore ici le ménage ! Maintenant, est-ce dû à la pénibilité du travail : oui, parce que si vous commencez le lundi, celui du vendredi s’en fiche que vous ayez fait toute votre semaine. Vous devez être au top du lundi au vendredi. Donc, ça reste pénible, mais je ne crois pas que dans la tête des politiques ça soit un métier lourd et pénible. Et c’est pour ça que c’est difficile à expliquer, les Titres- Services. Moi, je pense que beaucoup d’hommes et de femmes politiques ne se rendent pas compte de ce que c’est ! Même s’ils ont une aide-ménagère, parce qu’il y en a plein qui ont une aide-ménagère chez eux…
J’imagine qu’il existe une Médecine du travail qui pourrait être un support, un soutien…
MVB : Oui, par exemple, les problèmes de canal carpien, c’est une maladie qui est reconnue par le Fonds des maladies professionnelles [FMP]. Mais tout ce qui est les maux de dos, de nuque et tout cela, il y a beaucoup de gens qui font des épicondylites [tennis elbow] ou des tendinites… Hé bien, ça découle du nettoyage, mais ce n’est pas reconnu. On vous dira « Ha ! Mais tu as une tendinite, c’est parce que tu ne respectes pas les formations d’ergonomie qu’on te donne. Tu ne tords pas bien ton torchon, ou tu n’utilises pas bien ton matériel ! » Mais comment voulez-vous utiliser un bon matériel quand vous êtes chez un utilisateur privé ? Vous ne pouvez pas imposer d’avoir tout ce qu’il faut ! Comment imposer les normes de bien-être qu’on impose au code des travailleurs en entreprises chez un privé ? C’est très compliqué. Comme travailler avec des bons produits, ou travailler avec le bon matériel… Il existe une législation, mais c’est très difficile à mettre en œuvre.
Malgré tout ça, est-ce que vous arrivez à mettre du plaisir dans votre travail ?
MVB : Oui, quand même, heureusement, sinon, ça noircirait trop le tableau (rires)! Il y a des gens par exemple chez qui c’est super d’aller. Moi je vais chez une dame le vendredi. Elle est en résidence-services, mais c’est un ancien prof de grec et de français qui est encore très alerte sur ce qu’il se passe dans la société, et c’est chouette ! Pendant que je fais le nettoyage dans sa petite résidence, on papote et tout ça… Et puis, il y a des gens, je vais chez un couple où d’abord, je suis allée chez la dame, puis elle a rencontré son mari, puis ils ont eu un bébé, et voilà… C’est chouette des trucs comme ça ! Heureusement qu’il y a tout ça. Et il y a aussi tout ce qui est la militance à la FGTB. Travailler pour essayer d’améliorer notre secteur… Donc oui, il y a quand même des satisfactions, heureusement !
- Quand le torchon brûle… créer de la solidarité entre les travailleuses malgré les obstacles du secteur.
Et vous militez spécifiquement pour votre secteur, ou c’est plutôt une lutte intersectorielle pour vous ?
MVB : Pour ce qui est la Centrale Générale, oui, c’est mon secteur. Maintenant, je siège au Comité Exécutif de la Centrale Générale, donc là, c’est pour tous les secteurs, et je fais partie d’un comité des Femmes Prévoyantes, donc là, oui, là, c’est pour toutes les femmes ! Oui, je « milite » !
Pensez-vous qu’en dehors de l’engagement politique ou syndical, une solidarité soit quand même possible pour vos collègues ?
MVB : Mmmh… Ça commence à bouger, à évoluer, mais c’est quand même très difficile, parce qu’on est chacune isolée, on a des histoires différentes… Mais je pense qu’une solidarité commence à s’installer, parce qu’on se rend compte, rien qu’en allant sur ce site de Facebook qu’on a créé avec des délégués, qu’il y a de plus en plus de dames qui ont les mêmes problèmes. Elles se disent qu’elles ne sont pas toutes seules, qu’elles vivent chacune les mêmes trucs, mais dans leur coin, et que si elles se rassemblent, il y a moyen de faire bouger les choses.
Donc, pour vous, les nouveaux réseaux sociaux ça peut être une possibilité…
MVB : Pour ça, oui ! Peut-être qu’à tort, elles se sentent un peu plus protégées sur les réseaux sociaux, parce qu’elles se disent que c’est un groupe privé, même si on voit quand même ce que vous publiez. Peut-être qu’elles se sentent enfin écoutées.
Il y a aussi des tables rondes, comme organisées chez Logi9…
CG : Moi, j’ouvre toujours la réunion en disant « Ici, vous allez pouvoir parler de votre frustration d’avoir de semaine en semaine des torchons qui n’ont pas été lavés », parce que leurs maris, leurs enfants, leurs amis, ça ne les intéresse pas ! Et puis entre elles, elles en parlent et elles en rient (rires)… C’est peut-être un début. Elles savent qu’elles ne sont pas seules. C’est comme les dames qui vont voir le film, elles disent parfois « Ha mais ça, c’est exactement ma réalité ! », et donc voilà, elles s’y reconnaissent vraiment bien !
Et le film, c’est aussi quand même pour vous un outil de militance ? Une arme de lutte ?
MVB : Oui ! Oui, oui, et d’ailleurs, moi je viens de participer à 2 jours de formation en TS avec la FGTB, et eux ont prévu de nous montrer quelques capsules. On a pu en voir deux, mais elles n’étaient pas encore montées, c’était un peu pour voir comment elles allaient être reçues par les filles des TS, et ça s’est super bien passé. Donc, je me dis que si rien que deux petites capsules de même pas 2 minutes ont fait tout leur effet, j’imagine un film…
CG : Pour le moment, je suis en train de rédiger une newsletter autour des projections à venir du film. Et l’idée est de leur dire « C’est le moment, si vous ne prenez pas la balle au vol, vous louperez l’occasion… ». Oui, mais de quoi ? Je m’interroge vraiment ! « Il faut qu’elles se mobilisent ». Oui, mais pourquoi ? « Pour revendiquer quelque chose ». Ok, mais auprès de qui ? De nos représentants politiques, mais comment ?... Je cale ! Elles sont seules, dans des maisons vides, et elles rentrent vite chez elles pour s’occuper des enfants et travailler à nouveau le lendemain… Et la seule réponse à laquelle j’aboutis, ma sensation, c’est que ce qui est dans leurs mains, c’est d’assumer leur métier avec fierté et de sortir de la solitude, et par la solidarité, de se créer une autre perception de leur métier !
- « Un jeune secteur» qui aspire à des améliorations depuis 15 ans
Quelles sont selon vous les revendications fortes à porter ?
MVB : Notre cahier de revendications est le même depuis des années : c’est toujours qu’on n’a pas assez d’argent, et maintenant, on en a encore moins depuis la régionalisation.
Le salaire ! Là ici, on va être indexées, on va toucher 11,73 de l’heure, mais après 4 ans, c’est fini, il n’y a pas de possibilité de carrière dans les TS !
Le système des crédits-temps est aussi compliqué : imaginons qu’une jeune femme se dise « Je vais travailler dans les TS, pour ne pas être au chômage » : elle n’a aucune possibilité d’évoluer ! Parce que si elle veut recommencer des études, elle aura besoin d’un crédit-temps. Or, comme dans le secteur nous travaillons majoritairement en temps partiel, les crédits qui lui seront accordés ne suffiront sans doute pas. Et donc, même cette question des crédits-temps mériterait d’être revue !
Nos frais de déplacements, n’en parlons pas, c’est rien du tout !
Il faut nous rembourser correctement les frais de déplacement ! Car quand vous vous déplacez pour rentrer vos titres, il n’y a toujours pas de législation, vous n’êtes toujours pas remboursée, que vous perdiez 1 heure en allant rendre vos titres, en devant signer des papiers, les remplir ou pas… vous n’êtes pas payée ! Depuis que le secteur existe, ça n’a jamais changé. Et personne n’a jamais voulu revenir sur ça. Le remboursement de l’abonnement de bus ou de train, c’est à hauteur de 75%. Je n’ai jamais compris pourquoi !
Et puis, il y a le racisme ordinaire, les humiliations et tout ça… Je sais pas, je me pose souvent des questions : pourquoi on n’est pas si bien vues. Nous, on a beaucoup de dames qui viennent des Pays de l’Est, pourquoi les dirige-t-on automatiquement dans le nettoyage ? Je ne sais pas, c’est bizarre ce secteur. Il y a tellement de choses à faire…
Le bien-être au travail, son flou juridique, personne n’a jamais pensé à vraiment plancher dessus.
GH : Ça pose la question de « A qui profite ces services-là ? ». C’est surtout à la classe moyenne, puisque les TS reste le même pour tout le monde et que ce n’est pas proportionnel au revenu familial. Et donc, ça libère du temps libre pour les femmes des classes moyennes, voire plus élevées, mais ce travail retombe sur les épaules d’autres femmes, qui elles n’auront pas les moyens financiers pour se faire aider quand elles rentrent chez elles et qu’elles doivent recommencer le ménage.
MVB : Je pense que ce qu’ils ont reconsidéré après la régionalisation (en 2016) n’a pas été assez travaillé, et qu’il y avait nettement plus à faire d’un point de vue législatif pour les TS. On est passé aux TS, on a un peu diminué (le coût) pour les utilisateurs, mais c’est toujours eux qui restent privilégiés par rapport aux travailleuses.
Donc, je crois qu’il faudrait des groupes de travail, mais où il n’y aurait pas que des représentants syndicaux. Il faudrait aussi des travailleuse.r.s issus du terrain qui pourraient dire « Ça, ça ne va pas. Ça, c’est vraiment la priorité qu’on devrait avoir ! »…
Même au sein de nos instances ! La plupart des déléguées, ce sont des femmes, je connais très peu de délégués hommes dans les TS. Mais quand on a des comités au sein de nos instances à Bruxelles, ceux qui sont au-dessus de nous, ce sont des hommes. Il n’y a pas beaucoup de femmes. Donc, nos représentants, ce sont des hommes. Donc, je me demande comment ils arrivent à savoir ce qu’on ressent si on ne met pas au moins une femme !? Eux, le secteur, ils le connaissent, mais d’un point de vue juridique, d’un point de vue application des lois, mais pas vraiment ce que la femme ressent quand elle travaille.
- Déblayer les terrains de mésentente par la parole
Gaëlle, Agnès, il semble que c’est difficile d’exprimer pour elles, et de filmer pour vous, la douleur ou du harcèlement au travail !
AL : Oui… On avait imaginé dans le scénario des moments où on pourrait lire des messages des clients. Mais nous n’en avions pas, évidemment. C’est difficile de faire exister cet off-là[6], et nous n’allions pas l’inventer… Et dans les cas de harcèlement, c’est toujours la parole de l’un contre la parole de l’autre.
Une séquence touchante, c’est celle où la vieille dame qui laisse son petit chien déféquer partout explique sa détresse à une coordinatrice de l’agence TS au téléphone, du fait que son aide-ménagère désire interrompre ses services
AL : Oui ! Cette vieille dame était vraiment triste, et elle répète « Ho ! Vous savez, c’est vrai, je ne sais plus rien faire. Mais je l’aimais bien, elle était moderne… ». C’est vrai que c’est une belle séquence qui condense beaucoup de choses : sur les attentes, l’attachement, et en même temps sur les conditions décentes de travail, parce que, si chaque semaine la travailleuse entre dans un environnement innommable où le chien laisse ses crasses partout…
Dans cet exemple-là, je trouve que les choses non filmables sont exprimées par la parole
AL : Oui ! Je pense aussi à une des dames du film, Francine, qui expliquait la situation de ce père de famille abandonné par sa femme, où elle est obligée de prendre tout en charge et en plus, d’écouter les plaintes du monsieur, et qui pour cela fait chaque fois 1 heure en plus que le monsieur ne rémunère pas… Ce sont des situations qu’elles rencontrent de manière courante ! Donc, cet off-là, il existe dans le film de manière ténue, mais on n’a pas voulu en rajouter.
Et par rapport aux relations de genre, Marie-Virginie l’expliquait bien, c’est que s’il y a bien quelqu’un qui sait évaluer le travail nécessaire dans sa maison, ce sont les clientes, et là, la solidarité féminine a ses limites. Il y en a qui sont des vraies pestes !
AL : Les client.e.s veulent « le meilleur rendement ». C’est ça, il y a beaucoup de gens qui se disent « On les prend trois, quatre heures et on veut le maximum ! » Et quand les titres ont augmenté, il y a eu un phénomène de rétorsion. « C’est trop cher, on va acheter moins de TS. Mais vous allez faire la même quantité de travail ! »
CG : On dit souvent que si on augmente les TS à 10 euros, les clients se détourneront. Mais ce n’est pas vrai, et tant qu’on se convainc de ça, on ne se permet pas de facturer des frais supplémentaires aux clients et de valoriser plus le secteur. En France, ils paient le prix réel de ce que coûte la dame, et il y a des milliers d’heures qui sont prestées, donc ce n’est pas vrai que le système s’arrêterait. De toutes façons, quand on a pris le pli de déléguer le travail ménager, je pense que ça serait compliqué pour les clients de revenir en arrière…
Et si le client demande autant de travail pour un nombre d’heures moindre, nous assurerions alors la médiation. Mais comme ce travail est énorme et coûteux, à nouveau, la dame doit collaborer avec nous, elle doit s’imposer en tant que spécialiste, dire combien d’heures sont requises pour telle ou telle demande. Et si malgré son expertise, les clients ne sont pas contents, ou s’il y a un doute de la travailleuse, à ce moment-là, nous, nous envoyons une accompagnatrice pour évaluer la situation et parlementer si nécessaire.
Conclusion
Au travers de diverses rencontres avec le public ayant succédé aux projections du film, nous avons ressenti un mélange d’enthousiasme des protagonistes présentes à enfin braquer les projecteurs sur le métier d’aide-ménagères et une envie forte de susciter une reconnaissance longue à venir. Reconnaissance quant à la pénibilité physique et morale que le métier entraîne. Parce qu’il provoque, certes des souffrances physiques, mais également une mésestime de soi tant que les compétences qu’il requiert demeurent niées par les clients et les travailleuses elles-mêmes. Compétences justement mises en lumière par le film, non seulement d’un point de vue technique mais également relationnel : on y ressent leurs capacités d’empathie, d’écoute et d’adaptabilité envers chaque client. Mais force est de constater que ces qualités continuent à être jugées « naturelles » chez la femme, et donc hélas non rémunérées à leur juste valeur !
Néanmoins, au travers de structures telles que Logi9, où l’on met la bienveillance vis-à-vis de soi et des autres à l’avant-plan, notamment autour de tables-rondes organisées par la société, où l’on est plus à l’écoute des travailleuse.r.s que des bénéfices (bien que Logi9 ait une parfaite santé financière !), on sent qu’une revalorisation du secteur peut être possible, voire qu’un jour fleurissent des structures autogérées de façon rentable et respectueuse des travailleuse.r.s. Qu’un regard plus lumineux, valorisant pourrait être également porté sur ce métier nécessaire aux yeux de beaucoup, puisqu’il embellit le quotidien domestique et dégage plus de temps pour ses utilisateurs. A l’horizon, qui sait, ces dames pourront à leur tour faire appel à ce « bonheur » prodigué tout autant par des dames que des hommes de ménage !
Aussi, malgré la dureté latente du propos, le film Au Bonheur des Dames ? peut à nos yeux secouer l’opinion publique, ouvrir le champ des possibles sur des pratiques managériales plus humaines, la nécessité d’actions syndicales encore plus soutenues et suivies par les travailleuses, l’émouvante capacité d’écoute des unes envers les autres, et éveiller peut-être aussi en retour, notre intérêt bienveillant de spectatrice.eur.s et de client.e.s potentiel.le.s ! Il anime en tout cas notre espoir que les tables-rondes et rencontres évoquées « libèrent »[7] une prise de conscience collective des injustices et rapports de force propres au secteur, et aboutissent à des actions militantes porteuses. Alors pourrions-nous à proprement parler d’un empowerment politique, civique, des actrices et acteurs des domaines du care, cible chère aux missions du CVFE.
BANDE-ANNONCE DU FILM
Pour citer cette analyse :
Cindy Pahaut, "Au bonheur des dames? Derrière le point d'interrogation", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/168-au-bonheur-des-dames-derriere-le-point-d-interrogation
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] C. PAHAUT, Travailler dans la précarité : quel impact sur la santé des femmes ? , CVFE, 2018.
[2] I. MARX, D. VANDELANNOOTE « Car on donnera à celui qui a (et il sera dans l’abondance) : le système belge des titres-services » in Revue belge de Sécurité Sociale, 2ème trimestre 2014, p.199.
[3] M. GASEE, « Les aide-ménagères en titres-services souvent sous le seuil de pauvreté », in RTBF Infos, 13 avril 2016.
[4] Un titre de 9€ est remis par heure et est déductible fiscalement. Le coût net est estimé à 8.10€. Une déduction fiscale est possible jusqu’à un maximum de 1.350€ par personne et par an. (Données valables au 5 novembre 2018 : http://www.wallonie-titres-services.be/utilisateurs/titres-services-quest-ce-que-cest/avantages/ )
[5] Comité pour la Prévention et la Protection au Travail.
[6] off = ce qui se déroule hors du champ de la caméra.
[7] Dans la ligne droite des idées développées par Paulo Freire d’une « conscience libérée ». Dans cette optique, Freire prône « une méthode d’éducation active qui ‘aide l’homme à prendre conscience de sa problématique, de sa condition de personne, donc de sujet’ et lui permet d’acquérir ‘les instruments qui lui permettront de faire des choix’ et feront ‘qu’il se politisera lui-même’ (Freire, 1974). ». in A-E CALVÈS, « Empowerment : généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement », in Revue Tiers Monde, n° 200, 2009, p.737.