Conscientisation féministe et Éducation Permanente
Nous faisons le point, dans cette analyse, sur les convergences entre l’éducation permanente des adultes et le concept de pédagogie féministe caractérisant notre démarche d’animation de groupes de femmes confrontées à la violence.
Telle qu’elle a été définie par les chercheuses, la pédagogie féministe a des caractéristiques qui se retrouvent assez nettement dans les actions d’éducation et de formation propres au champ de l’éducation permanente.
La dénonciation de la violence conjugale comme instrument de l’oppression des femmes par les hommes est un point de vue qui se voit régulièrement contesté. La persistance et l’universalité de ce type de violence envers les femmes indiquent qu’il ne s’agit pas là de simples affaires privées entre deux personnes, mais bien d’une question de domination inscrite de façon plus ou moins explicite dans le fonctionnement des sociétés. Pourtant le discours qui l’associe au continuum des violences de genre se heurte à des thèses relativistes, antiféministes ou masculinistes, qui imputent la responsabilité des violences conjugales aux comportements des femmes elles-mêmes, à part égale avec les hommes, voire qui l’expliquent et la justifient par les « excès » du féminisme.
S’adresser au plus grand nombre de femmes
Dans ce contexte, associer les femmes « premières concernées », celles avec lesquelles nous menons nos actions de base, à la lutte contre la violence conjugale est un défi. De quelle manière la position idéologique de l’association va-t-elle pouvoir s’accorder avec ses missions d’éducation permanente ? La transmission des valeurs féministes peut-elle contribuer à l’émancipation d’un public de femmes qui ne se reconnaît pas nécessairement dans le féminisme, qui n’est pas nécessairement familiarisé avec ce mouvement, ni curieux d’apprendre à son sujet, de découvrir ses thèses, son histoire ? Les propositions d’animations que nous faisons seraient-elles vouées à ne s’adresser qu’à des personnes convaincues ou prêtes à le devenir ?
Cette idée n’est pas acceptable pour une association qui veut influencer son environnement dans le sens d’une plus grande justice sociale. Car l’émancipation individuelle et collective des femmes victimes de violences conjugales est le but premier du CVFE. Or, on peut constater que la plupart des femmes qui s’adressent au CVFE viennent de prime abord dans l’espoir de trouver un soulagement à leur souffrance. Elles n’adhèrent pas nécessairement à l’idée d’émancipation des femmes, elles peuvent même être sensibles aux discours antiféministes. Est-ce pour autant que le féminisme, comme proposition de chemin d’émancipation pour ces femmes, doit être mis de côté ?
Ainsi, la mise en œuvre d’une cohérence entre les buts de l’association et les pratiques d’animation, qui pourrait sembler une évidence, pose une considérable question de fond. Cette cohérence est à construire sans cesse, avec chaque groupe. Cela suppose la maîtrise au sein de l’association d’un positionnement engagé qui puisse se confronter à la contradiction et qui puisse pratiquer l’ouverture sans se renier. Cela postule aussi que les animatrices/-eurs se soient frotté-e-s aux réalités contemporaines qui impactent négativement la vie des femmes. Cela demande enfin de leur part un minimum de connaissance de l’histoire de la condition féminine.
Relier la souffrance individuelle à des causes sociales
Les groupes de conscientisation initiés par les féministes des années 70 peuvent servir de modèles, tant sur le plan des contenus traités que des techniques de construction des savoirs féministes[1]. Des méthodes d’animation non directives, égalitaires, permettent de soutenir la réflexion des femmes à propos de ce qui les opprime et d’entamer la conquête de savoirs qui les aident à se libérer de certains carcans.
Animer des groupes ne consiste pas à reproduire l’héritage du mouvement féministe, mais à le réinventer avec chacun en créant des espaces de discussion en phase avec le contexte culturel, social et politique d’aujourd’hui. A ces conditions, les femmes peuvent mettre en rapport leurs expériences personnelles et les savoirs accumulés par les recherches féministes, ainsi que ceux émanant d’autres champs d’étude qui contribuent à favoriser l’esprit critique (sociologie, philosophie, etc.).
Elles peuvent se familiariser avec les discours qui dénoncent la violence sexiste et relier ce qu’elles ont vécu, ce qui les a blessées dans le privé, dans l’intime, aux mécanismes sociaux qui pérennisent les inégalités entre hommes et femmes. Elles peuvent ainsi attribuer des causes sociales à leur souffrance[2], lui donner un nouveau sens qui la médiatise, la met à distance et la rend moins insupportable.
Le féminisme permet « d’élaborer un cadre de l’injustice, c’est-à-dire un ensemble de représentations qui permet de cesser de percevoir sa propre situation comme le résultat de la seule responsabilité individuelle, mais de la voir comme une forme d’injustice sociale »[3].
Transmettre des savoirs engagés, porteurs de valeurs féministes
Ce questionnement est de première importance en éducation permanente, où il s’agit notamment, par des démarches d’éducation informelle, de développer des capacités d’analyse critique de la société. Tout l’article 1 du Décret de 2003[4], qui définit les missions des associations agréées en éducation permanente, évoque des questions de valeurs, d’engagement social et citoyen et le soutien à un fonctionnement plus démocratique de la société.
La démarche de conscientisation féministe, tout comme celle de l’éducation permanente, s’accordent mal avec une position de neutralité, un point de vue distancé, hors de la mêlée : «Les luttes sociales se menant également dans la sphère des idées, chacun est inévitablement sommé au positionnement, étant entendu que le non-positionnement explicite est un positionnement implicite»[5].
Donner une épaisseur suffisante à l’animation non-directive d’un groupe de femmes en recherche des moyens de se libérer de la violence conjugale, offrir un cadre solide et bienveillant pour un groupe dont l’objectif est de remettre en cause « les constructions sociales, politiques et historiques qui légitiment les dominations et les exploitations qui touchent les femmes »[6] et de se mettre en mouvement autour « d’actions tentant d’agir sur les oppressions spécifiques et les exploitations spécifiques par le biais d’une auto-organisation des femmes elles-mêmes »[7] nécessite donc une connaissance des analyses et des luttes féministes, à la fois dans leur histoire et dans leur actualité, ainsi que la conviction que ces analyses et ces luttes ont permis l’amélioration de la condition des femmes et contribué au progrès social en général.
Pédagogie féministe et éducation populaire
Une piste de réflexion à propos de la transmission des savoirs engagés nous a été suggérée par la notion de « pédagogie féministe ». En définissant le terme de « pédagogie » de manière large et englobante, comme « ayant trait tant au savoir qu’à sa transmission » et en caractérisant le terme « féministe » comme « une doctrine qui propose une extension des droits de la femme (…) ou une extension de son rôle (…), ou les deux (…), une doctrine, c’est-à-dire un ensemble de connaissances », situé « au niveau des idées », la pédagogue Claudie Solar s’intéresse en priorité à l’institution scolaire et aux études de genre pour développer sa recherche à propos de la pédagogie féministe et découvrir en quoi elle consiste[8].
Mais, comme elle l’observe aussi à la fin de son article, la pédagogie féministe s’exerce ailleurs que dans l’institution scolaire et les universités. Elle imprègne notamment, de façon plus ou moins formelle, tous les groupes issus du mouvement féministe et cela même si le terme « pédagogie » n’est guère employé ni conceptualisé en leur sein : «la pédagogie féministe ne se limite pas au monde de l’éducation formelle et institutionnalisée. De fait, une des particularités du mouvement des femmes est d’être un vaste mouvement d’éducation populaire et presque tous les groupes font de l’éducation et de la formation, certains plus spécifiquement que d’autres »[9].
Cette observation nous autorise à élaborer des analogies entre la démarche d’éducation permanente avec des groupes de femmes, telle que nous cherchons à la mettre en œuvre, et la pédagogie féministe.
Des caractéristiques communes à l’éducation permanente et à la pédagogie féministe
A nos yeux, la pédagogie féministe décrite par Claudie Solar comporte plusieurs caractéristiques significatives en éducation permanente[10], notamment
- La volonté de rompre le silence, de donner la parole à toutes les femmes,
- La volonté de partager le pouvoir, de contrer la structure hiérarchique, de mettre en cause la domination,
- La revalorisation de l’intuition et de l’émotion, en contraste avec la rationalité et l’objectivité,
- L’orientation des buts vers l’action et le changement social.
A ces caractéristiques s’ajoutent des préoccupations de contenus : il s’agit de transmettre des savoirs féministes en lien avec le vécu des femmes impliquées dans un groupe et d’utiliser leur expérience comme source de savoir. Sur la question théorique du savoir, il s’agit de le démystifier (sa construction genrée, sa valeur politique, le rapport entre soi-même et ce savoir), de transmettre des outils intellectuels propres aux critiques féministes, de contribuer à une mémoire collective des luttes féministes, de dénoncer la mise hors-jeu des femmes. En outre, pour atteindre une cohérence globale entre les buts et les moyens, les préoccupations portant sur la forme ont leur importance : instauration d’un climat de travail non compétitif, axé sur la coopération, utilisation d’une langue parlé et écrite respectueuse des femmes et de leur diversité.
Organiser la transmission par des convergences au sein même du champ d’action de l’éducation permanente
Nous estimons tout particulièrement qu’un des buts communs entre le travail d’animation réalisé avec le public et la recherche en éducation permanente[11], est de faire émerger des savoirs sociaux stratégiques en articulant les savoirs chauds, que les dominés possèdent à cause de leur expérience de la domination et des savoirs froids, académiques ou scientifiques, qui aideront à mettre en cause les inégalités sociales et à formuler des analyses et des revendications.
Constructions fragiles, réalisations éphémères, ces savoirs qui émanent de mises en commun et de recherches collectives au sein des groupes d’éducation permanente n’accèdent généralement pas à la reconnaissance des institutions, à la légitimité culturelle ou scientifique (l’éducation permanente est elle-même un champ professionnel précaire), mais elles nourrissent la force intérieure et sans doute la capacité d’agir des participantes ainsi que leurs possibilités d’influencer positivement, à leur échelle, leur environnement.
« La recherche en Education populaire procède à l’accouchement (la découverte, la mise à jour, l’extraction) de savoirs sociaux stratégiques », telle est l’hypothèse émise par Luc Carton[12]
« Ces savoirs sont dits ‘sociaux’ parce qu’ils relèvent de la mise à jour de l’expérience sociale de groupes éprouvant des processus d’exploitation, d’aliénation, de domination. L’on dit également que ces savoirs sont ‘sociaux’ parce que la recherche en Education populaire est la démarche propre du groupe social (sujet) qui met à jour (accouche) sa propre expérience sociale de l’exploitation, de l’aliénation, de la domination. Ces savoirs sociaux stratégiques sont définis ‘stratégiques’ dans leur dimension ‘critique ‘ des processus d’exploitation, de domination et/ou d’aliénation que connaissent les groupes porteurs de cette démarche d’éducation populaire »[13]
Le travail que nous avons à mener en éducation permanente aujourd’hui ne consiste pas à faire survivre une mythologie féministe, ni à transmettre un savoir figé, statique. La vie des femmes a changé depuis les années 70 et de nouvelles formes d’oppression perpétuent l’exploitation des femmes : appauvrissement du plus grand nombre, renvoi aux tâches domestiques, exploitation sexuelle dans le cadre de la mondialisation, assignation des femmes migrantes aux « sales boulots », etc.
Miser sur les compétences professionnelles des animatrices/-eurs, leur formation initiale et continue[14], leur expérience et leur implication est sans nul doute un gage de qualité pour mener les actions d’éducation permanente. L’engagement au niveau des idées est indispensable.
« Un héritage sans testament » : voilà comment la philosophe Françoise Collin a qualifié le féminisme des années 70, confiant à la nouvelle génération qui mène les combats d’aujourd’hui la responsabilité d’y sélectionner ce qui donnera du sens et de la puissance à leurs actions[15].
Conclusion
La référence à l’histoire du féminisme est importante pour pratiquer une pédagogie féministe en éducation populaire. Nous avons observé le risque que cette référence se perde dans les méandres de la professionnalisation des associations, de la recherche de légitimité auprès des institutions sociales, de la quête des moyens financiers nécessaires à la pérennisation des emplois. Nous soulignons dès lors l’importance d’en activer la mémoire, tout en gardant à l’esprit la nécessaire adaptation aux publics et aux contextes qui changent.
Pour s’émanciper de relations qui les détruisent, les femmes battues doivent déconstruire toutes sortes de schémas cognitifs, identifier le sexisme et les causes persistantes de l’oppression des femmes par le biais des violences de genre. Ce faisant, chaque participante a la possibilité d’acquérir de nouvelles libertés, de se repositionner et de sortir du déni ou de la position de victime. Cela ne veut pas dire que chacune se transformera en activiste, en militante de la lutte contre la violence conjugale. Pour certaines, des transformations personnelles auront des effets importants dans leur vie privée uniquement. Pour d’autres, l’appropriation des savoirs féministes ouvrira la possibilité d’un engagement social plus affirmé.
La domination peut « se définir dans un premier temps comme l’exercice d’une contrainte directe ou indirecte, physique et/ou morale, et/ou psychologique, et/ou symbolique, etc., visible ou invisible, imposée par la force brute ou par ‘l’intériorisation’, prenant une forme personnelle (comme dans le rapport social esclavagiste) ou impersonnelle et systémique (comme dans le rapport social capitaliste) »[16].
Si le sexisme produit des effets croisés avec ceux du racisme et ceux de la domination économique, il vaut la peine, nous semble-t-il, de l’étudier avec les femmes de façon isolée, d’apprendre à adopter un regard genré sur toute question. Dire que différentes formes de domination se croisent dans l’optique de l’intersectionnalité[17] ne signifie pas que le sexisme a une moindre importance, ni que la violence conjugale ne concernerait pas autant les femmes occidentales et de classe sociale aisée que celles qui ne bénéficient pas de leurs privilèges. Même s’il y a des différences entre les femmes sur lesquelles il n’est pas question de faire l’impasse, il faut créer la possibilité de construire des alliances entre les femmes de toutes conditions et de toutes origines pour combattre la violence machiste.
Pour citer cette analyse :
Anne Delépine, "Conscientisation féministe et Education Permanente.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2016. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/105-conscientisation-feministe-et-education-permanente
Contact :
Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.
Notes :
[1] Cf. « Consciousness raising », cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Consciousness_raising (consulté le 23 août 2016).
[2] La souffrance sociale est une problématique que le sociologue Bourdieu a fortement contribué à populariser. Cf. Renault (Emmanuel), « La philosophie critique, porte-parole de la souffrance sociale ? », in Mouvements, 2002/5 (n°24), pp. 21-32 (DOI 10.3917/mouv.024.0021).
[3] Ibidem, p.23
[4] Cf. http://www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558
[5] Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Editions Syllepses, Paris, 2012, p.17.
[6] Ibidem, p. 169.
[7] Ibidem.
[8] Solar (Claudie), « Dentelle de pédagogies féministes », in Revue canadienne de l’éducation, 17 :3, Université d’Ottawa, 1992, pp. 265-266.
[9] Ibidem, pp. 278-279.
[10] Ibidem, p. 277.
[11] Le Décret de l’Education permanente de 2003 finance la « Participation, éducation et formation citoyenne » ou axe 1 et la « Publication d’analyses et études » ou axe 3.2.
[12] Carton (Luc), « A propos de l’ambivalence des résistances aux formes contemporaines du capitalisme », document proposé dans le cadre de la formation « Recherche en éducation permanente », organisée par le CSF (Collectif Société Formation), Bruxelles, 2014-2015.
[13] Ibidem.
[14] Prévue par l’axe 2 dans le Décret de l’éducation permanente de 2003.
[15] Cf. Françoise Collin, « Un héritage sans testament », in « Penser/Agir la différence des sexes, Avec et autour de Françoise Collin », Transmissions féministes n°1, 2011 (http://www.sophia.be, consulté sur le 17-9-2016).
[16] Collectif Manouchian, Dictionnaire des dominations, Editions Syllepses, Paris, 2012, p. 11.
[17] L’intersectionnalité (de l'anglais intersectionality) est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Le terme a été forgé par l'universitaire féministe américaine Kimberlé Crenshaw en 1989 (Wikipédia-fr, consulté le 22 novembre 2016).