Violences économiques faites aux femmes : dans le couple comme au travail, on n’en veut pas !
Fruit des réflexions et échanges lors d’ateliers du CVFE, cette analyse explore les multiples visages des violences économiques faites aux femmes. Elle aborde la complémentarité de ces violences, leur récurrence tout au long de la vie et les inscrit dans un contexte d’inégalités systémiques.
Les violences économiques faites aux femmes prennent de multiples formes et s’exercent à différents niveaux : elles existent dans les relations interpersonnelles, au sein des familles ou des couples, mais aussi à une échelle collective, comme dans le monde du travail ou dans les institutions. Ces violences sont variées, se répondent et s’aggravent. Dans le cadre de violences conjugales, le conjoint peut mettre en place diverses stratégies pour obtenir la gestion des ressources économiques de l’autre dans une perspective de contrôle et d’isolement, ce qui peut amener, par exemple, jusqu’à la perte d’emploi¹. Ainsi, même une femme aux revenus confortables risque de se retrouver apauvrie. Inversément, bien que les violences conjugales aient lieu au sein de tous les milieux sociaux, celles-ci se compliquent dans le cas où la femme est déjà dans une situation de précarité économique. Car si quitter un conjoint violent n’est déjà pas chose aisée, le faire sans ressources économiques est d’autant plus complexe et beaucoup ne quittent leur conjoint pour des raisons financières².
Pour comprendre cette diversité de violences économiques, il nous faut inscrire celles-ci dans un contexte général qui défavorise les femmes. En 2022, Statbel faisait mention en Belgique d’un écart salarial de 5% entre les hommes et les femmes. Toujours d’après Statbel, 23% des femmes sont en situation de dépendance économique (pour 3% d’hommes). De plus, 75% des 10% les plus pauvres sont des femmes, alors que 71% des 10% les plus riches sont des hommes.
Notons que ces situations peuvent empirer selon les caractéristiques des femmes. Mamans solos, femmes en situation de handicap, seniores, malades, ou encore femmes migrantes : toutes sont confrontées à encore plus de difficultés, notamment institutionnelles et administratives, qui les mettent dans une position de vulnérabilité économique. |
Cette analyse explore la diversité des violences économiques subies par les femmes tout au long de leur vie, en s'appuyant sur des échanges et réflexions issus d’un cycle d’ateliers organisé par le CVFE, en partenariat avec Financité³, entre octobre et décembre 2024. Ce cycle d’atelier s’inscrit dans le projet “Tour du monde des droits des femmes” qui depuis 2023 explore différentes violences auxquelles sont confrontées les femmes, notamment les participantes de ces ateliers.
Des désavantages tout au long de la vie
“L’économie et la finance sont partout, dans toutes les étapes de nos vies, dans toutes les sphères de la société. C’est une manière d’aborder et d'étudier la société” (Danaé - animatrice Financité⁴).
Durant notre atelier, nous avons tenté de mettre en lumière un système qui défavorise et maintient les femmes dans la pauvreté, ou du moins dans une situation économique inférieure à celle des hommes. Grâce à Titiou Lecoq et son livre “Le couple et l’argent”, nous apprenons que dès l’enfance, les inégalités économiques se creusent entre les filles et les garçons. D’abord via un plus grand versement d’argent de poche aux garçons, puis par la confrontation, très jeunes, des filles à la taxe rose⁵. Ensuite, dès le plus jeune âge, nous sommes éduqué·es différemment à l’argent et les filles sont moins encouragées à en réclamer - ce qui expliquera plus tard les difficultés à demander une promotion ou une augmentation salariale. De plus, si on apprend aux femmes à devenir de bonnes consommatrices et ménagères, on ne leur apprend pas la gestion d’un patrimoine.
“Nous les femmes on se dit toujours qu’on ne comprend pas l’économie, que ce n’est pas pour nous… Mais c’est surtout qu’on n’est pas éduquées à ça ! Parce que si on est toutes perdues, c’est qu’il y a une raison !” (Irina - animatrice CVFE)
“Moi je ne me suis jamais intéressée aux questions d’argent, mon mari faisait tout et quand il est mort ça a été dur. J’ai eu du mal à apprendre tout ce qui est calculs, paiements… Donc c’est important d’apprendre avant d’être dans une telle situation. ” (Derya)
Nous avons également vu grâce à l’arpentage de la BD “Le genre du capital” que les femmes sont systématiquement désavantagées lors de l’héritage. Durant les ateliers, fusent les “Ma mère a eu ça aussi” (Anita) ; “C’est ce qu’il m’est arrivé : mon frère, parce qu’il avait arrêté les études à 14 ans, il a eu plus que ma soeur et moi quand notre père est mort. Parce que mon père disait qu’une femme ne pouvait pas reprendre l’entreprise. Et moi je lui ai dit que c’est vrai qu’aller sur les toits peut-être pas, mais que je pouvais prendre la direction ou quoi… Et au final mon frère il a tout revendu pour refaire un truc qui n’a même pas fonctionné” (Alice) ; “ Chez moi aussi c’était comme ça, mais allez, qu’est-ce qui me différencie de mon frère ? On a le même diplôme, tout est pareil, à part le sexe : c’est parce qu’il a dix ou quinze centimètres en plus que moi ?!” (Derya)”.
Nous nous sommes également intéressées au couple et aux constats de Titiou Lecoq à ce sujet. Les ménages sont toujours pensés comme des cellules uniformes, pourtant, lorsqu’on s’y attarde, on se rend compte que les partenaires n’y sont pas égaux.
Généralement, l’argent n’est pas réfléchi au sein des couples et se gère comme si ça allait de soi. Mais nous observons que les modèles de gestion mis en place, sans être discutés, appauvrissent les femmes tandis qu’ils enrichissent les hommes. En effet, les femmes, ayant souvent le plus petit salaire, nous y reviendrons, achètent principalement les biens à faible coût, tandis que les hommes achètent les biens conséquents. Si ce modèle peut paraître logique, il défavorise le petit salaire qui n’investit jamais dans ce qui peut constituer un patrimoine. Ainsi, en cas de divorce, il ne reste que les “pots de yaourt” aux femmes⁶. Un modèle plus soucieux de l’égalité impliquerait que le petit salaire investisse plus dans les grosses dépenses, tandis que le gros salaire s’impliquerait également dans les petites dépenses.
En plus de ces inégalités, les femmes prennent majoritairement à charge les tâches domestiques, ce qui libère un temps considérable aux hommes. En effet, les femmes sont plus nombreuses à s’occuper de la gestion de la maison, de son nettoyage, de la cuisine, etc. A l’arrivée des enfants, ces inégalités s’agrandissent avec le plus petit salaire, encore une fois les femmes, qui privilégient un temps partiel pour s’occuper de ceux-ci. Pour cette même raison, elles vont également privilégier des emplois de proximité, délaissant des emplois potentiellement mieux rémunérés⁷. Ajoutons que chaque coupe dans un service public concernant l’éducation, la santé, la garde d’enfants ou le soin aux personnes âgées retombe systématiquement sur les femmes et leur ajoute une charge de travail. Ainsi, nous comprenons que ce n’est pas tant le divorce qui appauvrit les femmes, mais bien que le divorce met en lumière toutes ces inégalités qui se sont creusées au fil des années. Et nous nous rappelons de ce que nous avons dit à propos de la nécessité d’une autonomie économique afin de fuir de potentielles violences conjugales.
Si titiou Lecoq, pour contrer ces écarts au sein du couple, nous invite, notamment, à lever le tabou de l’argent, à questionner son conjoint sur son rapport à l’argent ainsi qu’à préparer la fin du couple, il est nécessaire de rappeler que ce rapport à l’argent varie selon les personnes et peut être douloureux pour beaucoup. Si notre manière d’envisager l’argent est marquée par le genre, ce rapport est également façonné par la classe sociale : “Nous justement on parlait d’argent puisqu’il n’y en avait pas, ce n’était pas du tout tabou, on parlait de la bonne gestion de l’argent.” (Lune). S’il est vital de souligner les inégalités au sein du couple et l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les hommes et les femmes, il nous faut également décrier l’explosion des inégalités tout court. |
Au-delà de ces violences économiques au sein des couples et des familles, nous faisons face à d’autres inégalités : que ce soit par un calcul d’impôts non individualisé qui défavorise les femmes⁸, par un calcul de la pension qui ne prend pas en compte les spécificités des carrières des femmes, par un paiement plus faible des emplois occupés majoritairement par des femmes, par un code civil rempli de failles qui pénalisent les femmes, etc. Si le couple creuse les inégalités, celles-ci sont déjà bien présentes à un niveau sociétal et notamment dans notre division du travail où les femmes sont encouragées à “choisir” des métiers liés au soin. Le travail de soin, considéré comme un prolongement des capacités naturelles des femmes, n’est pas perçu comme du travail, mais comme un dû⁹. Considérés comme improductifs, ces métiers sont mal rémunérés et n’offrent bien souvent que des temps partiels et des horaires atypiques. Nous sommes confrontées à des violences économiques profondément ancrées, presqu’instituées et l’Etat joue un rôle dans celles-ci.
“La question c’est “quels boulots sont bien payés ?” Notre société ne valorise que des métiers qui ne sont pas essentiels et même qui sont problématiques. Et donc, même avec un diplôme, ce n’est pas simple de trouver du sens, parce que les études continuent d’enseigner une économie qui fait que tout par en vrille…” (Julie)
Nous observons donc que même une bonne connaissance de l’économie et de ces inégalités se confronte à des murs très concrets : “peut être qu’avec de meilleures connaissances c’est mieux. Mais on voit souvent qu’aller chez l'assistante sociale ou quoi ça ne suffit pas.” (Tina) ; “Tout le monde dit toujours “va au tribunal”. Comme si c’était simple, mais pas du tout, c’est compliqué ! Ça prend du temps et de l’argent… Et si tu vas voir un avocat prodéo, il te donne des conseils et puis il te dit vite d’aller voir ailleurs.“ ; “Quand t’es locataire, tu ne connais pas des avocats, des notaires, ni la loi” ” (Tina) ; “Et puis parfois il y a un petit truc ou un autre qui change et c’est dur de s’y retrouver” (Meryem) ; “Et c’est aussi beaucoup de démarches…” (Josianne). Nous avons d’ailleurs amèrement fait face à ce constat lors de la création de notre outil didactique qui se veut être une compilation de conseils afin de pouvoir détourner les pièges auxquels sont confrontées les femmes : dans une société profondément inégalitaire, il n’existe que peu de ressources pour contrer ces situations.
Avec tous ces éléments en tête, nous comprenons mieux dans quel cadre s’inscrivent les violences économiques au sein des couples. Pour lutter contre les violences faites aux femmes, il nous semble essentiel de comprendre ces violences dans un continuum qui intègre les violences économiques subies tout au long de la vie.
Si les femmes ne sont légalement plus sous la tutelle de leur mari et ont acquis des droits, ces inégalités économiques les place dans une position subalterne qui autorise la dépendance, permet la déconsidération et banalise leurs vécus.
Capitalisme patriarcal
Dans une société marquée par les inégalités, les femmes en subissent les effets de plein fouet et sont confrontées tout au long de leur vie à des violences économiques, parmi tant d’autres formes de violences. Si nous avons inscrits les violences économiques au sein du couple dans un cadre sociétal inégal qui défavorise les femmes, il est nécessaire de nous poser la question du “pourquoi”. En tant que féministes, il est important de tenter d’ historiciser l’oppression des femmes et de comprendre comment elle s’est construite, notamment pour démontrer qu’elle n’est pas une donnée naturelle. De nombreuses féministes s’y sont essayées et parmi celles-ci, certaines comme Federici, Angela Davis, Koechlin, Ghodsee… pointent justement la dimension économique du patriarcat.
Si tout le monde s’accorde sur le fait que le patriarcat est bien plus ancien que le capitalisme¹⁰, ces féministes soulignent la manière dont le capitalisme a amplifié le patriarcat et repose sur celui-ci. Grossièrement, il est reproché au capitalisme¹¹ d’avoir institué la séparation entre, d’un côté, le travail productif ayant lieu dans la sphère publique et majoritairement tenus par les hommes et, de l’autre côté, le travail considéré comme non productif, ayant lieu au foyer¹², effectué en grande partie par les femmes. Si cette division genrée du travail est antérieure au capitalisme, le travail effectué au sein des foyers n’a pas toujours été considéré comme non marchand et c’est le capitalisme qui a dévalorisé et dévalué celui-ci¹³. Cette dévaluation permet un immense profit économique au vu de l’importance du travail - appelé reproductif - réalisé gratuitement par les femmes¹⁴. Ce travail permet également de baisser les impôts, et éviter la redistribution, puisqu’il n’est pas pris en charge par l’Etat à travers les services publics.
Cette vision souligne que “le capitalisme n’est pas juste un système économique, il implique également un système social qui affecte les relations qui semblent même non économiques, notamment au sein de la famille¹⁵”. Nous observons que le patriarcat a connu des modifications, avant et après l’arrivée du capitalisme, et les transformations du capitalisme impliquent des modifications du patriarcat. Historiquement, les femmes ont toujours servi de main d'œuvre de réserve, tantôt chassées du marché de l’emploi, tantôt invitées à y entrer. Les transformations du capitalisme instaurent également des transformations de la famille. Par exemple, l’apparition de la famille nucléaire accompagne la révolution industrielle du 19ème siècle où le patronat de l’époque a mis en place différentes politiques pour façonner ce nouveau modèle familial. Les féministes mentionnées pointent également la nécessité bien actuelle, pour les capitalistes, de réassigner les femmes aux tâches domestiques.
Si ces théories féministes sont loin d’expliquer à elles seules le “pourquoi” du patriarcat et des violences faites aux femmes, elles permettent néanmoins de penser le travail gratuit des femmes comme ayant une fonction dans notre système économique, le plaçant comme un des piliers sur lesquels repose le capitalisme. Elles permettent également de penser le salaire, non pas comme une simple quantité d’argent, mais comme une façon d’organiser la société : le salaire subordonne, hiérarchise, exclut, invisibilise et naturalise. Pour ces féministes, les violences faites aux femmes sont accentuées par l’organisation socio-économique : “selon Federici: «toute l’organisation de la reproduction sociale, de la famille et des relations sexuelles encourage la violence contre les femmes parce qu’elle place les femmes dans une position de dépendance par rapport aux hommes. Le simple fait de la dévalorisation du travail reproductif, qui impose aux femmes une dépendance économique constante à l’égard des hommes, a rendu celles-ci extrêmement vulnérables»¹⁶” Ainsi, le féminisme doit radicalement être anticapitaliste.
Conclusion
“Le monde ne reste pas toujours le même. Pour le moment, le monde, il ne voit rien. Mais ça changera.” (Jeannine)
Nous avons vu que les femmes sont confrontées à des violences économiques tout au long de leur vie, que ce soit à un niveau interindividuel ou sociétal. Nous avons vu que ces violences s’entretiennent et se nourrissent. De la sorte, pour lutter contre les violences faites aux femmes, il nous faut lutter contre ce cadre inégalitaire. Durant notre atelier nous avons réfléchi à des solutions telles que la création, en ménage, de deux comptes bancaires, l’appel au SECAL, ou encore l’ouverture de la discussion de la gestion budgétaire au sein du couple. Mais nous nous sommes vite retrouvées confrontées à des inégalités qui nous dépassent et comme le résume Titiou Lecocq :
“Ce n’est pas à Gwendoline de mettre fin aux discriminations salariales. Cela ne peut et ne doit pas reposer sur ses épaules. C’est à l’État, aux politiques, d’agir concrètement. On ne réglera pas la question des inégalités économiques en se contentant de livres de développement personnel pour que les femmes apprennent à prendre confiance en elles et à mieux négocier leur salaire.”
Il nous faut donc des mesures et politiques concrètes. A ce sujet, le manifeste des 99% nous rappelle que “l’émancipation par la loi reste une coquille vide si elle n’inclut pas des services publics, des logements sociaux et des financements qui permettent aux femmes de quitter un foyer ou un emploi dans lesquels elles sont victimes de violences.” Dans son avis sur le projet de résolution du Sénat pour renforcer la lutte contre les violences économiques au sein du couple, le CVFE préconise, notamment de “poursuivre et renforcer l’ensemble des initiatives visant à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes dans la société, à tous les niveaux. La problématique de l’accès à l’emploi ainsi que de l’équilibre des salaires des hommes et des femmes reste un enjeu majeur. En effet, l’écart salarial entre hommes et femmes démontre que les femmes sont plus à risque de précarisation et de dépendance financière.” Le CVFE insiste également sur l’importance d’individualiser les droits sociaux et la mise en place de dispositifs au sein des services publics qui renforcent l’autonomie économique.
Pour lutter contre les violences faites aux femmes, il est un criant besoin d’un changement de paradigme, d’une vision féministe qui repense le travail, le soin, nos besoins ainsi que le collectif. Nous ne pouvons que nous réjouir de la vague féministe en cours qui met l’accent sur les violences faites aux femmes, qui positionne le travail reproductif comme central, qui déconstruit ce qu’on nomme “travail” et (re)fait les liens avec d’autres luttes, nous démontrant à quel point le combat féministe est également un combat social, anticapitaliste, antiraciste et écologiste.
01 Même sans la mise en place de ces stratégies, les violences conjugales impactent toujours l’autonomie économique et le travail des femmes. A ce sujet, voir Roger Herla, Comment protéger l'emploi et l'autonomie financière des femmes victimes de violences conjugales ? |