Violences conjugales, péril intime
© Aline Dessine
En France, le procès en cours de Dominique Pélicot qui a drogué sa conjointe pendant dix ans pour pouvoir la violer, permettre à des dizaines d’hommes de la violer et filmer ces viols nous montre une suite de crimes que l’on peine à imaginer. La soumission chimique n’existe pas seulement dans le monde marginal de la nuit et lors de rencontres fortuites mais aussi dans les couples. La détermination de Gisèle Pélicot a permis que le procès des viols de Mazan ne se déroule pas à huis-clos, que le public puisse visionner les films impliquant les inculpés et constater les abominations qu’ils lui ont fait subir. Malgré les risques pour elle et ses proches, Gisèle Pélicot a voulu cette exposition au grand jour pour renverser les discours machistes odieux du patriarcat à propos du viol et pour soutenir d’autres victimes.
« Ce n’est pas à nous d’avoir honte. C’est à eux ».
Un texte écrit par Anne Delépine
1. Soumission chimique et culture du viol
En 2021, la soumission chimique a été dénoncée en Belgique avec le hashtag #balancetonbar, qui a révélé que des serveurs de bar droguaient des filles pour les agresser sexuellement. Il ressort du procès des viols de Mazan que les femmes victimes de ce procédé connaissent souvent leur agresseur. Pensons à la députée française, Sandrine Josso, qui a échappé de peu aux manœuvres d’un collègue en politique, Joël Guerriau, en qui elle avait suffisamment confiance pour accepter son invitation à boire un verre chez lui.
La soumission chimique constitue-t-elle une nouvelle forme de violence ou assiste-t-on au dévoilement salutaire d’une pratique d’abus sexuel bien installée ?
« La soumission chimique est un phénomène extrêmement courant, ancien et totalement sous-estimé. Elle est en fait presque aussi ancienne que le viol et le patriarcat. La plus ancienne des soumissions chimiques étant l’alcool. » [1]
Aïcha Limbada, historienne de la famille et de la conjugalité, cite quelques romans et récits du 19è siècle qui mettent en scène les abus de femmes endormies et relativise le caractère exceptionnel de l’affaire de Mazan. [2] Ainsi, le monde patriarcal a porté au pinacle des représentations picturales de femmes endormies, soumises par des hommes usant ou non de violence. [3] La misogynie la plus débridée imprégnait déjà les mythes anciens et les textes sacrés. [4] Depuis l’aube des temps, les femmes sont objets de fantasmes, livrées à la merci des tendances les plus dominatrices des hommes.
A ces regards et aux désirs exclusivement masculins excessivement prédominants (male gaze), s’oppose aujourd’hui le point de vue des femmes (female gaze), qui met fortement en cause la perspective masculine. Il n’est pas question de détruire ou cacher ces vieux chefs d’œuvre de l’art, du cinéma et de la littérature. Ils nous permettent de savoir d’où on vient en matière de sexisme. Mais il s’agit de les aborder avec un nouveau regard critique. On a changé d’époque !
L’imaginaire collectif est façonné par les discours anti-femmes qui ont traversé les siècles. Ils sont ancrés dans nos mœurs, d’une banalité qui les rend invisibles.
Au vu de la continuité et de la récurrence de ces représentations sexuelles, on peut parler de « culture ». Plus largement, ce qu’on appelle culture du viol, c’est un ensemble d’idées toutes faites, de préjugés, de stéréotypes - auquel le champ spécifiquement culturel contribue - qui varient selon les époques et les pays mais qui provoquent le même type de phénomènes observables : « fatalisation du viol, excuse des coupables, culpabilisation des victimes. ». [5] Les victimes seront toujours considérées comme les premières responsables du viol (elles n’étaient pas au bon endroit, à la bonne heure, elles étaient habillées de façon provocante, elles n’ont pas assez résisté, elles ont laissé croire qu’elles étaient consentantes …C’est le victim blaming). Les conséquences d’un viol pour la victime seront passées sous silence. Les violeurs seront excusés, protégés, soutenus, leurs actes minimisés, niés. L’imaginaire collectif par ailleurs se représente le violeur comme un monstre ou un déviant, un profil éloigné des hommes ordinaires qui sont inculpés dans le procès des viols de Mazan.
En termes culturels, la norme sociale rend possible le viol en le tolérant, voire en l’encourageant. [6] Cette culture du viol est notamment entretenue par la culture populaire actuelle (paroles de chansons, séries télévisées,…), et ces stéréotypes sont facilement partagés ; sans le vouloir, n’importe qui peut participer à entretenir cette culture du viol. [7]
L’expression culture du viol veut « montrer que le viol n’est pas un phénomène rare et accidentel ». [8] « C’est parce qu’une nouvelle réflexion a émergé qu’il faut un concept pour la nommer, car ce qui n’est pas nommé ou mal nommé n’existe pas ». [9]
Dans le monde patriarcal, la domination des femmes passe par l’objectification de leur corps, de leur sexe. Le désir féminin n’a pas de valeur. La contrainte, la violence, les abus sexuels sont de banales façons de perpétuer le patriarcat. Les hommes eux-mêmes sont pris dans ce système. Certains se disent prêts à dénoncer sans ambiguïté cette domination, offrant une alliance nécessaire pour transformer les rapports sociaux qui mettent l’existence des femmes au second plan, leur corps à la disposition du désir masculin. Mais leur voix est trop faible !
2. Le viol n'est pas une relation sexuelle, c'est un crime
Le viol est un crime répandu. Les accusations de viol se succèdent indéfiniment. Les agresseurs sexuels organisent la répétition de leurs actes dans leur quotidien (comme le montrent les accusations portées contre Patrick Poivre d’Arvor, l’Abbé Pierre, Gabriel Matzneff…, mais aussi contre des inconnus tels que Dominique Pélicot et ses comparses). Ils sont protégés par le silence des uns, la tolérance des autres, ils sont encouragés par une impunité organisée.
« Ce sont des symptômes d’une réalité criminelle qu’on ne veut pas voir. Et nous continuons à les traiter comme des ‘exceptions’ ». [10]
« Le viol d’une personne inconsciente repose sur l’idée d’une soumission totale des femmes au désir masculin : l’absence de conscience n’est plus nécessaire, dans le cadre d’un acte qui n’est alors pas une ‘relation’ sexuelle. Dans Le Deuxième Sexe, en 1949, Simone de Beauvoir résume ainsi la violence des rapports hétérosexuels par le fait qu’«on peut même coucher avec une morte», configuration qui souligne selon elle que l’acte sexuel est dominé par la seule importance du désir masculin, par sa satisfaction, tandis que celui de la femme reste trop souvent accessoire. » [11]
« Il y a viol et viol » a énoncé la défense d’un des accusés au procès de Mazan, s’attirant des critiques de tous bords qui déplorent que, selon des critères stéréotypés, « la joggeuse violée au coin d’un bois par un détraqué » deviendra un fait divers sensationnel, mais le viol « ordinaire » [12] sera enfoui sous le tapis. Le procès de Mazan peut paraitre exceptionnel par certains aspects, mais les réalités qu’il recouvre ne le sont pas. Il n’y a rien dans le fond qui soit inédit. Qu’un homme pénètre une femme endormie, c’est fréquent. Qu’un homme considère que le corps de son épouse lui appartient et qu’il peut l’offrir à d’autres hommes, ça s’est déjà vu. « Qu’une multitude d’hommes se succèdent sur le corps d’une femme, tout cela forme l’ordinaire de la violence patriarcale. » [13]
La société continue donc à fermer les yeux sur les viols et à protéger les violeurs. En 2016, Valérie Bacot a fini par supprimer d’un coup de fusil le mari [14] qui la violait dès l’enfance et puis la prostituait adulte. Toutes ses tentatives pour trouver aide et protection auprès des institutions et quitter ce type malfaisant avaient échoué. [15]
Le procès de Mazan n’est pas le premier à mettre en évidence la banalisation insupportable du viol. A l’été 1974, deux jeunes femmes belges ont été violées près de Marseille. On n’aurait pas dû en entendre parler, mais leur avocate, Gisèle Halimi, en a fait un procès de rupture, [16] le procès d’Aix-en Provence, [17] qui a permis que la société et la justice considèrent enfin le viol comme un crime. Très médiatisé, ce procès est devenu le procès du viol,
« qui n’est pas un crime comme les autres parce qu’il traduit la relation de domination des hommes sur les femmes.(…) Le courage et la détermination de ces deux jeunes femmes, couplée à la volonté de leur avocate, ont changé la loi et contraint tout un pays à regarder en face la réalité d’un fléau social, d’un mal systémique ». [18]
A la suite du procès d’Aix-en-Provence, par un long cheminement, la définition du viol changera et notamment qu’il ne se limite pas à la pénétration forcée d’une femme par un homme avec lequel elle n’est pas mariée.
On peut rendre hommage de la même façon au courage de Gisèle Pélicot. Le procès des viols de Mazan sera sans doute aussi un procès historique. Grâce à la volonté de Gisèle Pélicot, qui a refusé que le procès se tienne à huis-clos pour que « la honte change de camp », c’est-à-dire qu’elle cesse de peser sur les femmes victimes pour s’attaquer aux hommes violeurs, il est devenu impossible de sous-estimer le calvaire qu’elle a enduré. Certaines évidences vont devenir plus fortes : la soumission chimique existe dans le contexte conjugal, les violences conjugales sont multiformes et se déroulent dans les milieux bourgeois, le profil d’un violeur est celui de Monsieur Tout-le-monde, ...
Alors qu’au procès d’Aix-en-Provence, le public attendait les victimes et leurs avocates pour les injurier, leur cracher dessus et les déshonorer, les rassemblements s’organisent cette fois-ci pour soutenir Gisèle Pélicot et pour vilipender les accusés. On a changé d’époque …
3. L'intimité ne protège pas du viol conjugal
Le viol conjugal
La loi belge sur le viol a introduit la pénalisation du viol entre époux en 1989. Il reste difficile de détecter et de dénoncer un viol ordinaire. Qu’est-ce qu’un viol, quand il n’est pas commis par un monstre, mais par un mari, un ami, un amant, un père ?
« Dans 91% des cas de violences sexuelles, les femmes connaissent leur agresseur. Cela met en lumière un fait dérangeant : l’intimité est un espace constitué de rapports de force, au sein duquel le consentement peut être l’objet de marchandage, de pressions, de luttes. En parallèle, le lien d’amitié, d’amour ou de séduction qui lie les individus invisibilise les potentiels viols qui se produisent au sein de ces relations. » [19]
Dans de nombreuses situations où la victime connait l’agresseur, pourra-t-elle expliquer le non-consentement, les relations sexuelles contraintes alors que les arguments de la proximité, de la quotidienneté et de l’intimité rendent inaudibles, voire illégitimes, la parole de la victime et la notion de viol ? [20]
« Mais comment dire l’acte sexuel auquel on ne consent pas, qui se déroule dans sa propre chambre à coucher, après avoir couché les enfants ? Comment dire que, bien sûr, on est entrée dans le lit conjugal de son plein gré et peut-être même qu’on était nue ? Comment dire qu’on a dit non ou peut-être même qu’on n’a pas dit non, mais que tout notre corps disait non ? Comment dire qu’on ne s’est pas battue, pas défendue car comment se défendre contre son mari, son compagnon ? Parfois, le violeur a la clé. De la maison, de la chambre, de l’intimité, du psychisme, de l’amour, de la relation. » [21]
Le consentement dans la loi
Ces difficultés persistent et sont indéniables, néanmoins les perceptions évoluent, ainsi que les lois. La notion du consentement a été introduite et clarifiée dans le code pénal belge par la loi du 21 mars 2022. [22] Avec la prise en compte du (non)-consentement de la victime pour déterminer s’il y a viol, la perspective s’oriente davantage vers la reconnaissance du droit à l’autodétermination des femmes. Le consentement doit être exprimé de manière libre, verbalement ou non. Avant la réforme - et encore actuellement dans la législation française -, le consentement des femmes aux relations sexuelles était présumé, avec des limites fixées par le code pénal, c’est-à-dire excepté s’il y a violence, menace, contrainte ou surprise, ou si le jugement de la victime est déficient. Aujourd’hui, ne pas opposer de résistance ne suffit plus à prouver qu’il n’y a pas eu viol.
Différentes circonstances, telle que l’âge, impliquent que le consentement est impossible. Il n’y a pas non plus de consentement possible à une relation sexuelle si une personne n’est pas en état de le donner – si elle est inconsciente, endormie, sous l’influence de stupéfiants, de drogues ou d’alcool … – et le rapport sexuel sera considéré dès lors comme une agression. Que l’agression ait lieu entre partenaires sera une circonstance aggravante.
Mais la présomption ancienne du consentement des femmes aux activités sexuelles est socialement ancrée. [23] Les femmes doivent être disponibles sexuellement pour les hommes, qui ont des besoins irrépressibles. Il y va du maintien de la paix dans les foyers et de la paix sociale !
Or, dans une relation de confiance, d’emprise ou de pouvoir, nul besoin d’avoir recours à des procédés coercitifs pour obtenir une relation sexuelle. Si la notion de « devoir conjugal » n’a plus aucune validité juridique chez nous, elle existe encore dans les esprits. Satisfaire les besoins sexuels de son compagnon peut être un devoir qu’une femme s’impose. Si elle dépend financièrement et statutairement de lui, il n’y a pas besoin de menace ni de ruse pour violer, la crainte de la séparation peut suffire. De plus, le viol est une agression et la passivité, la sidération, l’absence de résistance qu’il provoque sont des phénomènes fréquents et reconnus aujourd’hui.
La loi canadienne avait déjà changé de perspective en 1992, suite aux analyses posées par le mouvement féministe. Le consentement y est défini positivement, par la notion d’un accord volontaire et libre aux activités sexuelles, exprimé de manière verbale ou non-verbale, mais suffisamment explicite. Plutôt que de demander à la victime de prouver son absence de consentement, qu’il y a bien eu agression et qu’elle y a résisté, c’est le consentement de la plaignante que le mis en cause doit prouver et la façon dont il l’a obtenu. La qualité et les circonstances du consentement seront examinées car céder n’est pas consentir. L’attention de l’initiateur des activités sexuelles doit donc se porter sur le consentement de l’autre, sur son adhésion à chaque étape. Retirer son préservatif, passer de la pénétration vaginale à la sodomie,… supposent le consentement explicite de la partenaire. L’acte doit être consensuel pendant toute sa durée.
En comparant la loi française et la loi canadienne, Catherine Le Magueresse, spécialiste du droit, expose le problème de l’absence du principe du consentement dans la loi française :
« Si le consentement des femmes n’est pas essentiel en droit pénal, pourquoi le serait-il pour les hommes ? Poser comme centrale la recherche du consentement, des circonstances dans lesquelles ce consentement a été exprimé, ou de l’absence de consentement, pour juger si l’infraction sexuelle est ou non constituée implique que l’on reconnaisse aux femmes le droit de poser les limites de leur intégrité. » [24]
L’approche canadienne « remet en cause le parti pris du droit et le pouvoir des hommes (y compris celui du législateur) de définir leurs droits sur le corps des femmes ». Le droit pénal doit garantir « aux femmes le droit d’exercer un contrôle complet sur leur corps ». [25] « Le droit doit permettre aux femmes comme aux hommes d’avoir l’esprit tranquille et de savoir que leur intégrité physique et leur autonomie seront respectées lorsqu’ils décident ou non de participer à une activité sexuelle et du moment où ils entendent le faire. En même temps, il doit protéger ceux dont la culpabilité n’a pas été établie des stigmates sociaux rattachés à la délinquance sexuelle. » [26]
4. Stratégies et calculs sordides pour dominer une femme
L’affaire Pélicot nous informe sur la multiplicité des stratégies qu’un homme peut utiliser pour dominer et exploiter une femme, sans user de force physique. Ses agissements destructeurs à l’encontre de son épouse n’avaient rien d’impulsif, ils étaient méticuleusement pensés et organisés. Gisèle Pélicot, droguée, n’a pas donné son consentement aux viols, quoi que certains accusés aient voulu insinuer. Et même l’accord qu’une femme pourrait avoir donné avant d’être droguée n’a plus de valeur quand elle est inconsciente. Or plusieurs accusés au procès de Mazan estiment qu’il n’y a pas eu viol, ils se sentaient couverts par l’approbation de Dominique Pélicot, le mari.
Beaucoup de violences ne laissent pas de trace. Insidieuses, elles détruisent petit à petit la confiance en soi et le moral de la victime, son réseau social, sa capacité d’agir. Elles détruisent aussi les enfants. Face à cette prise de contrôle progressive, certaines victimes ne voient plus d’issue et se suicident. Repérer ces stratégies de domination peut être difficile tant pour la victime que pour les professionnel·les. Un concept, le contrôle coercitif, [27] permet de les relier et de démonter l’engrenage.
« Le contrôle coercitif, concept central d’une approche globale de la violence conjugale et intrafamiliale comme atteinte aux droits humains, désigne un répertoire de comportements oppressifs basés sur le privilège donné par le sexe ». [28]
Ce concept est une nouvelle « paire de lunettes », avec laquelle on va identifier davantage la diversité des prémices et des actes de violence conjugale, sans la confondre avec des disputes, des mésententes relationnelles ou des conflits de séparation.
Pour conclure, soulignons que l’enrichissement de l’analyse féministe par de nouveaux concepts permet de dénoncer le système patriarcal dans ses stratégies les plus pernicieuses. Il s’agit de trouver les mots justes, d’être capable de nommer les agressions qui ont eu lieu et de comprendre le contexte de domination masculine. C’est aussi important pour les victimes que pour les professionnel·les, car le discours ambiant est imprégné de préjugés conservateurs.
La culture du viol, en culpabilisant les victimes et en faisant reposer sur elles la responsabilité de l’acte qu’elles ont subi, paralyse leur cheminement mental. Elle pèse comme une entrave quand les victimes cherchent à se (faire) reconnaitre comme telles, à identifier les agressions subies et leurs traces traumatiques et à avancer dans un processus de réparation et de dévictimisation.
5. En savoir un peu plus sur le concept de "culture du viol"
Dans son livre Une culture du viol à la française, Valérie Rey-Robert replace en perspective historique et conceptuelle la notion de « culture du viol ». Elle met en évidence le fait que le mépris des femmes, la misogynie, est une constante dans quasi toutes les civilisations et qu’il s’exprime notamment dans le cadre de la société patriarcale (qui se fonde sur la domination des pères de famille, c’est-à-dire des hommes) et particulièrement à travers le sexisme (c’est-à-dire la discrimination envers les femmes, considérées comme des créatures inférieures, trompeuses et même diaboliques). Il s’agit d’un mot né récemment, en 1965, aux Etats-Unis. La duplicité féminine est une thématique socio-culturelle qui traverse toute la civilisation occidentale, depuis l’épisode de la Genèse dans la Bible, jusqu’aux écrits des Pères de l’Eglise en passant par la mythologie grecque, la littérature médiévale et les procès en sorcellerie dont des milliers de femmes furent victimes à partir du XVe s. Ce témoignage « de la pensée profondément misogyne qui a imprégné la France pendant des siècles est nécessaire pour comprendre la persistance du sexisme et de la culture du viol de nos jours. Nous sommes formatés par des siècles de préjugés et de stéréotypes sur les femmes et les hommes. En faire d’abord le constat, pour mieux l’analyser et le déconstruire, est la seule voie raisonnable pour mettre fin au sexisme et à la culture du viol. »[29] Pour Valérie Rey-Robert, « La culture du viol est la manière dont une société se représente le viol, les victimes de viol et les violeurs à une époque donnée. Elle se définit par un ensemble de croyances, de mythes, d’idées reçues autour de ces trois items. On parle de ‘culture’ car ces idées reçues imprègnent la société, se transmettent de génération en génération et évoluent au fil du temps. La culture du viol n’est pas la même selon les lieux puisqu’elle dépend fortement de la culture du pays dans laquelle elle naît. »[30] Sur la culture du viol, le sociologue Éric Fassin écrit : « Il s’agit de penser la violence sexuelle en termes culturels et non individuels, non pas comme une exception pathologique, mais comme une pratique inscrite dans la norme qui la rend possible en la tolérant, voire en l’encourageant. Le viol apparaît ainsi comme un comportement extrême dans un continuum qui commence avec les comportements ordinaires, jugés normaux. » (Leprince Chloé, « “Culture du viol” : derrière l’expression, une arme militante plutôt qu’un concept ? », France Culture, 6 décembre 2017)[31]. Dans cette optique, le viol, loin d’être un acte isolé et barbare, n’est qu’une étape ultime au sein des relations, d’habitude jugées « normales », entre les femmes et les hommes. |
Notes
[1] Elodie Tuaillon-Hibon (avocate), « Procès de Mazan, que pouvons-nous en faire ? », Entre les lignes entre les mots, octobre 2024 (https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/09/10/proces-de-mazan-que-pouvons-nous-en-faire/).
[2] Aïcha Limbada (historienne de la famille et de la conjugalité), « Le viol des femmes inconscientes enraciné dans l’imaginaire et les pratiques », in Le Libé des historien·es, Libération, 9 octobre 2024.
[3] Cécile Daumas, « #metoo.De l’abbé Pierre à Mazan, la prise de conscience de la culture du viol », in Libération, 16 octobre 2024.
[4] Voir Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française, du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », Montreuil (Paris), Editions Libertalia, 2019-2020, p.13 (version e-book). Saluons le geste de la maison d’édition qui a mis ce livre en téléchargement gratuit pendant la durée du procès de Mazan (https://www.editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/une-culture-du-viol-a-la-francaise)
[5] Ibidem, p.18
[6] Eric Fassin, cité par Valérie Rey-Robert, op.cit., p.26.
[7] Valérie Rey-Robert, op.cit, p. 20.
[8] Ibidem, p.20.
[9] Ibidem, p.13.
[10] Ibidem.
[11] Aïcha Limbada, loc.cit.
[12] L’expression « viol ordinaire » fait référence à sa fréquence, à un contexte de quotidienneté. Elle ne signifie nullement sa banalisation.
[13] Camille Froidevaux-Metterie, « Procès des viols de Mazan : le calvaire de Gisèle Pélicot ou la violence patriarcale ordinaire », 10 septembre 2024 (https://blogs.mediapart.fr/camille-froidevaux-metterie/blog/090924/le-calvaire-de-gisele-pelicot-ou-la-violence-patriarcale-ordinaire).
[14] Cette affaire évoque le principe de « légitime défense différée », un concept légal qui existe au Canada et qui adapte le concept de légitime défense à la situation des femmes battues ; cf. La légitime défense différée et le syndrome de la femme battue feront-ils reculer la violence conjugale, https://www.cvfe.be/publications, 2017.
[15] https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Valérie_Bacot
[16] A l’époque, on dénombrait 1500 plaintes par an, aujourd’hui 10 fois plus.
[17] Juliette Prouteau, « 1978, Aix-en-Provence, le procès du viol », France Inter, 9 septembre 2024 (https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-lundi-09-septembre-2024-6900744)
[18] Ibidem.
[19] Alexane Guérin, « Enquête sur le viol ordinaire », The Conversation, 8 octobre 2024 (https://theconversation.com/enquete-sur-le-viol-ordinaire-239121).
[20] Alexane Guérin, Ibidem.
[21] Lola Lafon (écrivaine), « Procès des viols de Mazan, en faire un boucan d’enfer », in Libération, 5 septembre 2024.
[22] Loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel.
[23] Catherine Le Magueresse, « Viol et consentement en droit pénal français. Réflexions à partir du droit pénal canadien », in Archives de politique criminelle, 2012, n° 34(1), p. 227 (https://doi.org/10.3917/apc.034.0223).
[24] Ibidem, p.230.
[25] Ibidem, p.230.
[26] Arrêt Ewanchuk, cité par Catherine Le Magueresse, Ibidem, p. 239.
[27] Voir le site : https://controlecoercitif.ca/fr
[28] Andreea Gruev-Vintila, Le contrôle coercitif, Paris, Editions DUNOD, 2023 (quatrième de couverture).
[29] Valérie Rey-Robert, op.cit, pp. 29-30.
[30] Ibidem, p. 41.
[31] Ibidem., p. 43.
Pour citer cette analyse
Anne Delépine, Violences conjugales, péril intime, Collectif Contre les Violences Familiales et l'Exclusion (CVFE asbl), novembre 2024