Les limites du développement personnel. Une critique féministe.
Le développement personnel (DP) est un large mouvement porteur de certaines valeurs et injonctions qui mettent en avant le pouvoir des individus sur leur propre vie –donc aussi leur responsabilité dans leur mieux-être (choisis d’être heureu.x.se ! ose reprendre confiance en toi ! pars à la recherche de ton enfant intérieur !). Le DP est aussi un marché florissant, la vente de livres progressant fortement et régulièrement depuis une dizaine d’années. Consommé par une majorité de femmes, il relaye et légitime souvent de puissants stéréotypes de genre et nous semble, dans l’ensemble, porter une vision « dépolitisante » et/ou apolitique de la santé individuelle et de la vie sociale en général. Mais un autre développement personnel est-il possible ? Car, après tout, pourquoi le développement du bien-être (subjectif ET objectif[1]) de la personne ne pourrait-il pas faire partie d’un processus d’empowerment et d’émancipation collective ?
Le réinvestissement de l’action sur soi montre non pas un désintérêt pour la chose publique, mais bien la place grandissante de la croyance, liée à un sentiment d’impuissance collective, selon laquelle, si on veut efficacement changer les choses, c’est avec ses mains et son cerveau qu’il faut agir sur ce qui est à notre portée (donc au premier chef nous-mêmes) et, de préférence, en dehors du système[2].
Préambule -Le DP, qu’est-ce que c’est ?
L’expression « développement personnel » (DP) est une traduction française approximative du terme américain self-help (littéralement : aide à soi-même). Le DP désigne une littérature et un ensemble de pratiques de soutien aux personnes confrontées à des difficultés à un moment ou l’autre de l’existence (ce qui signifie qu’il peut concerner absolument chacun.e d’entre nous). Les livres et exercices proposés sont extrêmement variés, à la fois du point de vue de leur contenu, de leur qualité et de leurs effets potentiels[3]. Pendant longtemps surtout consacrés à notre rapport au travail et à notre productivité, la plupart d’entre eux partagent à présent des idées et techniques liées au bien-être en général et à nos capacités de récupérer suite à des événements douloureux (la résilience !). Tous s’inscrivent dans une logique de recherche d’accomplissement personnel…et du bonheur censé l’accompagner. Le DP est progressivement devenu un phénomène éditorial[4] et donc financier : en cela, il participe activement à la marchandisation de notre santé.
Nous partons donc de l’hypothèse que la santé mentale et le bien-être sont des questions sociales et politiques[5]. Ce qui ne veut pas dire qu’on considère toutes les maladies et souffrances comme les conséquences d’injustices socio-économiques ou de normes sociales oppressantes. Une approche politique de la santé signifie pour nous :
- que de façon générale « les problèmes sociaux de pauvreté, d’inégalités, d’injustice, d’une part, et les problèmes psychologiques et psychopathologiques, d’autre part, sont intriqués »[6]
-que certaines souffrances trouvent au moins partiellement leur cause dans le social (d’abord dans la pauvreté et la précarité socio-économique, mais également dans les limitations de liberté et les violences qui découlent des inégalités de genre)
Par exemple, les violences conjugales et les nombreuses conséquences physiques et psychiques qu’elles entraînent sont plus ou moins encouragées par le contexte social ; le contexte socio-culturel dans lequel nous vivons est en lien avec le fait que les troubles alimentaires (anorexie et boulimie) touchent plus souvent les filles que les garçons ; le phénomène de burn-out parental est clairement lié avec certaines évolutions majeures de nos sociétés depuis 40 ans, …
-que la façon dont on définit la santé mentale et le bonheur en général va influencer notre rapport à la maladie, au mal-être et aux manières de prendre soin de nous et des autres ; or, ces définitions sociales de la santé et du bonheur ne sont pas neutres : elles dépendent des valeurs qui dominent nos sociétés.
Par exemple, dans un contexte où : a) la sensation d’être suffisamment heureuse.eux et l’optimisme sont considérés comme des éléments indispensables à une santé complète et b) le bonheur est perçu comme un élément dépendant principalement des choix posés par la personne, les sentiment de mal-être, d’inadaptation ou de colère risquent d’être considérés par celle.celui qui les vit comme relevant de sa seule responsabilité (puisqu’il aurait suffi de choisir le bonheur), comme vaguement honteux mais aussi comme la preuve de sa santé mentale fragile
Vu l’importance accordée au bien-être individuel au fil des dernières décennies et l’énorme présence de la littérature de DP pour guider (les femmes) sur le chemin d’une vie meilleure, nous pensons qu’une analyse critique de ce phénomène social est nécessaire sur au moins deux points :
1) la façon dont les valeurs dominantes se concrétisent dans les normes de santé au travers du DP (être heureuse.eux, réussir sa vie, être en bonne santé aujourd’hui : c’est quoi ?),
2) la façon dont les causes du malheur et du mieux-être sont attribuées par le DP et les personnes qui en font usage (qui ou qu’est-ce qui est responsable des souffrances ? comment aller mieux ?)
Notre critique ne portera donc pas sur des différences de contenus ou de qualité entre des ouvrages, ni sur l’efficacité ou la pertinence relative de tel livre ou de telle pratique.
Nous allons plutôt nous intéresser aux représentations du monde et de l’être humain qui traversent et que nourrit le mouvement du DP et voir en quoi elles sont problématiques.
(...)
A suivre :
A) Développement personnel et individualisme narcissique
1-Ne s’en prendre qu’à soi-même – avec Nicolas Marquis
*Dix points-clés dans la vision du monde portée par le DP
*Le DP oublie les rapports de domination
2-Emois et moi et moi - avec Mathias Roux
*Victoire du psychologique sur le politique
*…et du Moi sur le Nous
*Retourner aux sources sociales du mal-être
B) Ce DP qui cultive les stéréotypes de genre
*L’exemple de la communication au sein du couple
*Les stéréotypes ont des effets sur le réel
C) Du DP à l’empowerment féministe
*Pour quoi souffrons-nous et quel monde désirons-nous ?
*Pour un empowerment des bricoleuses
Conclusion
Pour lire la suite et télécharger notre analyse
[1] L’Organisation Mondiale de la Santé spécifie que le bien-être est lié à la fois au vécu intérieur et aux conditions objectives d’existence. Lire par exemple (en anglais) : http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0009/181449/e96732.pdf?ua=1
[2] Nicolas Marquis, « Les impasses du développement personnel. L’obsession de la quête de soi. », La Revue du Crieur, 2017/2. Disponible ici : https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-2-page-38.htm
[3] Avec un poil d’optimisme on pourrait d’ailleurs rejoindre le point de vue de Flavia Mazelin Salvi, journaliste du magazine Psychologies pour qui, au sein « de ce grand mouvement qu’est le développement personnel, cohabitent le pire, les promesses de miracles {et les stéréotypes genrés les plus réducteurs et les plus tenaces –c’est nous qui ajoutons}, mais aussi le meilleur, des outils pertinents et efficaces pour mieux se connaître ou surmonter des difficultés. »
[4] En juin 2017, un article du site français Les Echos, « Les ouvrages de psychologie grand public : un nouveau filon », expliquait que « le marché de la « psycho pop » est évalué par l'institut GfK à 45,3 millions d'euros, en croissance de 8 %, pour 4,2 millions d'exemplaires vendus, en hausse de 10,3 %. » Consulté le 19/4/2019. Disponible ici : https://www.lesechos.fr/2017/06/les-ouvrages-de-psychologie-grand-public-un-nouveau-filon-171989
[5] Lire sur ces mêmes thèmes « Thérapie féministe et politisation de la santé », Roger Herla, disponible sur le site du CVFE : https://www.cvfe.be/publications/analyses/169-therapie-feministe-et-politisation-de-la-sante
[6] Alain Ehrenberg, interviewé par Eliane Rothier Bautzer dans la revue Recherche et Formation, 2014/2 (n°76). Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-recherche-et-formation-2014-2-page-107.html