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Publications
en Éducation Permanente

Du Sud au Nord, impacts de la mondialisation néolibérale sur le travail des femmes.

 A une époque où le monde entier (ou presque) est conquis par les logiques de libre-échange commercial et où les différentes régions et populations de la planète sont à la fois reliées et interdépendantes, une approche critique des conditions de travail des femmes et des hommes demande d’élargir au maximum notre regard. On ne peut pas comprendre le monde du travail et les inégalités qui le traversent et l’organisent sans prendre en considération les rapports sociaux (donc les rapports de force) entre hommes et femmes. Mais il est tout aussi nécessaire d’inclure dans cette analyse les dimensions de race[1], de classe sociale et de rapports entre Sud global et Nord global[2].

 

Dans la lignée de plusieurs textes publiés ces derniers mois[3], nous aborderons donc ici la question du travail et des inégalités de genre, mais nous le ferons cette fois à partir de l’observation des transformations qui se sont imposées à l’ère néolibérale, c’est-à-dire depuis une trentaine d’années. Dans une perspective résolument féministe, nous allons tenter de comprendre et de résumer les grandes lignes et les conséquences de la réorganisation du travail à laquelle nous avons assisté à l’échelle de la planète.

De nombreuses chercheuses féministes observent depuis la fin des années 80 comment la mondialisation contemporaine touche hommes et femmes de façon différenciée. C’est sur les travaux de certaines d’entre elles que nous nous baserons ici, en particulier ceux de Jules Falquet, Silvia Federici ou encore Sara Farris.

 

La mondialisation néolibérale, qu’est-ce que c’est ?

On peut considérer que la colonisation des Amériques et l’esclavagisme qui l’accompagnait, puis l’expansion progressive du capitalisme avec les « comptoirs » créés en territoire étranger par de grandes nations européennes, constituaient déjà des éléments de mondialisation. Le phénomène dont nous parlons ici se situe d’ailleurs probablement dans la continuité de ces éléments-là.

Mais c’est vraiment la mondialisation telle qu’elle s’est développée ces trente dernières années qui nous intéresse.

Sa définition la plus pertinente à nos yeux est celle qui lui est donnée depuis la fin des années 1990, suite notamment aux critiques exprimées par les mouvements altermondialistes : il s’agit avant tout d’un processus d'ouverture de toutes les économies nationales sur un marché devenu planétaire.

Ce phénomène est favorisé par l’ensemble des éléments technologiques, culturels, politiques et économiques qui, au niveau de la Terre, augmentent les interdépendances et facilitent les relations entre les espaces et entre les humains.

Bien que le mot de mondialisation lui-même peut laisser le sentiment que ce processus est inévitable ou naturel, nous devons garder à l’esprit qu’il est au contraire le fruit de choix posés à différentes étapes par des groupes d’humains, au profit de certain.e.s et aux dépends d’autres. En prenant son essor après la chute du Mur de Berlin et des régimes communistes, dans une époque d’affaiblissement des alternatives politiques au libre-échange, la mondialisation que nous connaissons a pris une tournure clairement néolibérale. Ce qui signifie qu’il passe par :

l’érosion et la privatisation des services publics, « la déréglementation {par exemple du droit du travail}, la libéralisation des échanges {commerciaux}, la délocalisation de l'activité, la fluidité des mouvements financiers, le développement des moyens de transport et de télécommunication...

{Ce contexte est particulièrement favorable aux} entreprises multinationales {qui peuvent déterminer} leurs choix stratégiques (localisation, approvisionnements, financement, circuits de commercialisation, recrutements, débouchés, investissements...) à l'échelle mondiale, en comparant les avantages et inconvénients que leur procurent les différentes solutions nationales possibles. »[4]

 

 

a.  Nouvelle division internationale du travail

La mondialisation a été présentée par de nombreux économistes et éditorialistes comme « un processus inédit, irréversible et nécessairement bénéfique pour tous ceux qui savent comment s’y adapter »[5]. Autrement dit, comme une aubaine pour les populations du Sud global (incluant les pays « en voie de développement ») et en particulier pour les plus pauvres et les moins autonomes financièrement d’entre elles : les femmes.

Proposant un point de vue nettement plus critique et lucide, Jules Falquet repère 5 éléments-clés du « développement » tel que l’ont imaginé les grandes institutions internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, Organisation Mondiale du Commerce, Organisation de Coopération et de Développement Economique) et autres défenseurs d’une économie mondialisée, en particulier depuis l’avènement du néolibéralisme[6] :

  • préférer à l’agriculture de subsistance familiale, souvent gérée par les femmes, une monoculture destinée à l’exportation, condamnant ainsi un grand nombre d’habitant.e.s à dépendre de produits industriels vendus à des prix élevés;
  • mettre à profit les matières premières disponibles en sous-sol (or, cuivre, cobalt, …), avec les conflits armés qui en découlent et les conséquences lourdes sur les populations autochtones (et notamment sur les femmes, victimes de violences sexuelles à répétition, par exemple au Congo ou en Colombie) et l’environnement ;
  • créer des zones de libre échanges (aussi appelées « zones franches d’exportation ») dans les pays en « voie de développement », zones dans lesquelles sont invitées à s’implanter des multinationales venues profiter d’une main d’œuvre peu qualifiée, bon marché et essentiellement féminine pour produire les objets de consommation destinés au Nord global ;
  • exporter de la main d’œuvre vers les pays plus riches pour garantir des entrées d’argent dans le pays d’origine, comme les Philippines l’ont fait, pressés dans ce sens par le FMI dès les années 1980, ou le Mali beaucoup plus récemment[7], en envoyant vers l’étranger une majorité de femmes qui vont assurer dans des pays plus prospères autorisant leur migration (Australie, certains pays d’Europe et surtout pays du Golfe) des tâches domestiques qui y sont délaissées par… les femmes privilégiées des pays en question (nous y reviendrons) ;
  • enfin, le tourisme est très généralement encouragé : « qu’il soit ‘de masse’ ou écologique, ‘éthique’ ou sexuel, il s’agit une fois de plus de profiter des avantages ‘naturels’ des pays et des régions, qui incluent la beauté et la disponibilité des femmes, des enfants et des jeunes gens, ainsi que de la Nature ».

Dans un contexte où les interdépendances entre les différentes régions du monde n’ont cessé de s’agrandir, ces grandes tendances du fonctionnement économique ont participé à une nouvelle division internationale du travail dont les conséquences sur les femmes sont notamment dénoncées par Silvia Federici[8].

Les grandes entreprises (notamment dans le domaine du textile et de l’électro) à présent encouragées à s’implanter dans les « zones de libre-échange » prévues à cet effet ont effectivement créé des emplois en pagaille dans la production d’objets de consommation ou de pièces détachées destinés à l’exportation. Des jobs permettant aux femmes, en principe et à première vue, de gagner en autonomie et de s’extirper de situations de vie peu enviables.

Mais ces emplois n’ont pas joué le rôle attendu. Au contraire, ce déploiement des multinationales a eu une double conséquence néfaste : l’exode de dizaine de milliers de personnes, dont une majorité de femmes, des campagnes vers les villes (et leurs usines) ainsi que le renforcement de la pauvreté via des salaires à peine égaux au minimum vital.

L’exode rural a eu un impact très concret sur les capacités de subsistance de larges populations essentiellement féminines : en migrant et en se présentant sur le marché de l’emploi, celles-ci perdent leur lien direct à une terre nourricière qui restait jusque-là le gage d’une certaine indépendance. On l’a évoqué : parce qu’elles ne savent pas ou plus se nourrir elles-mêmes, les travailleuses dépendent à leur tour de la nourriture fournie…par d’autres multinationales. Au-delà de la question de la production et du travail salarié, ce sont donc les capacités des femmes à assurer « la reproduction sociale » [9] qui se sont retrouvées fragilisées.

Parmi les conséquences de la réorganisation du travail liée à la mondialisation, Silvia Federici dénonce de façon générale la privation de l’accès à des terres et à des rivières « que s’approprient désormais les sociétés multinationales », comme l’illustre notamment la lutte des Indiens Kichwa de Sarayaku en Equateur[10]. Des privatisations qui viennent renforcer l’invisibilisation du travail paysan féminin[11] et s’ajouter au partage injuste des terres entre hommes et femmes[12].

Elle constatait aussi, dès la fin du siècle dernier, que l’arrivée sur les marchés de produits aux prix défiant toute concurrence (par exemple dans les domaines de l’habillement, de l’électronique ou du mobilier) allait de pair avec le démantèlement de l’industrie locale pourtant relancée auparavant dans plusieurs pays, notamment africains, dans une optique de « substitution à l’importation ».

Avec la délocalisation d’une partie importante de la production de biens vers le Sud global et avec les contraintes lourdes imposées par les instances internationales aux pays endettés du tiers-monde (qui ont du coup moins de possibilité d’investir dans l’éducation ou les services publics), c’est donc tout un équilibre sociétal[13] qui est mis à mal. Avec des impacts spécifiques et lourds sur les femmes.

Car celles-ci sont ultra-majoritaires dans les usines de confection de vêtements ou d’électro-ménager qu’on retrouve aussi bien à la frontière nord du Mexique qu’en Asie du Sud-Est ou au Lesotho, ce petit pays enclavé au cœur de l’Afrique du Sud. Elles y sont forcées à travailler jusqu’à 13 heures par jour[14], souvent dans des conditions « globalement déplorables (qui) ont des conséquences désastreuses sur leur santé »[15] et pour des sommes leur permettant à peine de survivre.

Les conséquences de la mondialisation telle qu’on la connaît aujourd’hui ne touchent d’ailleurs pas seulement les femmes qui trouvent un emploi dans les usines en question, ce qui n’est le cas que d’une minorité d’entre elles. Dans un contexte d’appauvrissement des populations les plus modestes[16] et de précarisation du monde du travail, Federici écrivait déjà en 1999 que « de nombreuses femmes du Tiers-Monde doivent travailler comme domestiques ou prostituées, chez elles ou à l’étranger, parce qu’elles n’ont pas d’autre choix à disposition ».

Les transformations du travail, et celles des rapports sociaux de race et de sexe qui s’y jouent également, ne touchent donc pas seulement la production de biens de consommation. Le travail sexuel et celui de la reproduction sociale sont également concernés. Au Sud comme au Nord.

b.  Travail « dévalorisé » et « considéré comme féminin »

Dans le Sud global tout d’abord, de très nombreuses femmes (et quelques hommes) se prostituent. Elles font ce « choix » dans des marges de liberté extrêmement limitées, voire nulles, parce qu’elles ne trouvent pas de travail ou le perdent, ou encore parce que le salaire qu’elles gagnent ne leur permet pas de nouer les deux bouts entre besoins personnels, soins à apporter aux enfants (notamment en l’absence du père) et envois d’argent aux proches resté.e.s au village[17].

Nous avons vu plus haut comment le développement, encouragé à la fois par les institutions internationales et par les Etats, de certaines formes de tourisme surtout masculin allait de pair avec la banalisation de l’exploitation sexuelle à grande échelle.

Par ailleurs, à la suite de Saskia Sassen[18], des chercheuses.eurs ont montré dès le début du siècle que dans les pays du Nord, où se prostituent de nombreuses femmes venues d’aillleurs[19], de très nombreuses tâches délaissées depuis toujours par les hommes et plus récemment par les femmes des classes moyennes devenues salariées, ont été redistribuées à des femmes migrantes venues du Sud, qu’elles soient en ordre de séjour ou pas sur leur territoire « d’accueil »[20].

Ce qui est nouveau en effet, c’est « la manière dont les femmes des pays industrialisés et les femmes privilégiées du Sud ont été poussées à se défausser à leur tour sur d’autres personnes, principalement des femmes migrantes (illégalisées ou non) »[21]. Les tâches en question concernent notamment l’attention à apporter à une population du Nord vieillissante et le grand marché du travail domestique contemporain. Il s’agit donc de soins au sens large, d’une sorte d’attention concrète aux besoins des autres. Autrement dit de care. Mais d’un care au rabais, d’un care aussi précaire que le sont de multiples emplois devenus hyper-flexibles et extensibles, d’une « chaîne de care globale »[22] où les femmes se refilent mutuellement les tâches entre elles, des plus privilégiées aux plus vulnérables.

Aux yeux de Falquet, cet état de fait n’est qu’un indice parmi d’autres d’une dynamique plus large qu’elle met en lumière dans ses écrits :

« le sexe, la « race » et la classe sont mobilisés et réorganisés pour construire une nouvelle division sociale du travail au niveau de la famille, de l’Etat et de l’ensemble du globe »[23].

Elle parle de « travail dévalorisé » pour évoquer tout ce qui se situe entre le travail gratuit et un salariat relativement protecteur. Et elle montre, d’une part, qu’il représente une part très importante du travail humain contemporain et, d’autre part, qu’il est essentiellement mené par des femmes. Car ce « travail dévalorisé » recouvre principalement les tâches « considérées comme féminines » (que des hommes pauvres et le plus souvent migrants et/ou racisés peuvent également prendre en charge) : autrement dit, la trilogie « travail de production/élevage des enfants », « travail d’entretien domestique ou communautaire » et « travail sexuel ». Aux yeux de Jules Falquet, les nounous, les bonnes, les travailleuses du sexe et les aides-soignantes peuvent être considérées comme appartenant à une même catégorie de travailleuses qu’elle propose de nommer « femmes de service »[24].

Au final, dans un contexte économique néolibéral mondialisé, les femmes migrent donc autant que les hommes en dehors de leur pays d’origine (légalement ou pas). Cependant, pour la plupart d’entre elles, « les options se réduisent à suivre-rejoindre-trouver rapidement dans la région d’arrivée un mari, s’inscrire dans des programmes officiels d’importation de main-d’œuvre de service, ou s’insérer dans le domaine du travail du sexe pour faire face aux coûts exorbitants de la migration illégalisée.[25] »

c.  Au Nord : le féminisme d’Etat contre les femmes du Sud ?

Les pays d’accueil européens dont nous faisons partie participent activement à orienter les parcours d’insertion professionnelle des personnes migrantes en général, en considérant le travail salarié comme central dans cette supposée « intégration ». Les femmes migrantes arrivées récemment sur le territoire européen sont contraintes de trouver rapidement du travail et à cet effet sont orientées par les Etats d’accueil vers certains types de formation puis d’emplois, avec l’appui d’associations de défense des droits de femmes et d’organisations pour l’égalité entre hommes et femmes : soit ce qu’on peut appeler un féminisme d’état[26].

Celui-ci défend la place centrale du travail non pour lutter contre une supposée dépendance des femmes par rapport à l’état (« parasitisme ») mais plutôt dans l’optique d’une émancipation qui ne peut passer que par le travail salarié. On retrouve ce point de vue dans les documents de la Commission européenne décrivant comment elle compte procéder à « l’intégration civique » des personnes migrantes : l’égalité entre les sexes n’y est abordée que sous l’angle de l’emploi. Ce qui est cohérent avec la politique de workfare à l’européenne qui vise globalement à « activer » les personnes bénéficiant des protections sociales et, spécifiquement, à ce que 60% des femmes aient trouvé une place sur le marché du travail en 2020.

En s’appuyant sur les exemples des Pays-Bas et de la France, Sara Farris montre bien comment la volonté « féministe » d’encourager les femmes migrantes à intégrer le monde du travail salarié se combine parfaitement avec ce qu’elle appelle les « agendas politiques racistes et néolibéraux » de nombreux états européens. Et ce paradoxe est renforcé par une seconde puissante contradiction révélée par la même chercheuse.

Celle-ci souligne en effet que les emplois vers lesquels sont orientées les femmes primo-arrivantes relèvent non pas des métiers pour lesquels beaucoup d’entre elles ont été formées dans leur pays d’origine mais plutôt vers des secteurs pourvoyeurs d’emplois malgré la crise mais ayant du mal à recruter des personnes nées dans le pays d’accueil : c’est-à-dire très majoritairement les métiers du care et du travail domestique (soins de santé, garde d’enfants, ménage, nettoyage), donc des domaines relevant de la reproduction sociale auxquels les mouvements féministes occidentaux du siècle dernier ont refusé qu’on cantonne les femmes.

En effet, les mouvements de femmes ont lutté avec un certain succès dans la seconde partie du 20è siècle contre une division sexuelle du travail injuste et pour la participation des femmes à la production (au sens large) via le salariat. Mais en reprenant ces mêmes revendications à propos des femmes migrantes aujourd’hui, à une période où l’emploi en général et les revenus qu’il génère sont beaucoup moins stables que dans les années 1960 et les débouchés nettement plus limités, certaines femmes privilégiées des pays d’accueil semblent du coup soutenir tacitement une prise en charge à la fois genrée et raciale[27] du travail de reproduction sociale.

Nous pensons que toute démarche de soutien de l’emploi des femmes (migrantes) devrait s’accompagner d’une critique des politiques néolibérales qui constituent la toile de fond du marché du travail. Pour le dire autrement, si on se contente de pousser les femmes vers le travail salarié parce qu’on le perçoit comme émancipateur en soi[28], sans lutter en même temps contre les décisions politiques qui malmènent l’emploi (flexibilité accrue, salaires au rabais) et réduisent l’investissement des états dans la protection sociale et « des services publics de care », les plus vulnérables d’entre elles se retrouvent contraintes d’exercer majoritairement des emplois à la fois peu considérés, mal rémunérés et délaissés par ceux et celles qui en ont les moyens.

Pour conclure

Les chercheuses et militantes citées dans cette analyse nous ont permis de rappeler en quoi les décisions prises par les Etats et les institutions internationales en termes de production, de soutien au « développement » ou (d’absence) de dépenses publiques touchent les femmes de façon spécifique.

Nous avons vu principalement :

  • que les femmes du Sud global payent souvent cher « l’autonomie » relative que leur procure l’emploi proposé par les entreprises multinationales,
  • que ce prix peut inclure le renoncement à des compétences en agriculture qui sont pourtant vitales,
  • que le travail du sexe constitue pour beaucoup d’entre elles, qu’elles soient restées au Sud ou aient migré vers le Nord, une solution en dernier recours pour pallier au manque de revenus personnels ou familiaux,
  • que de façon générale la majorité des emplois qui s’ouvrent aux femmes pauvres, au Sud comme au Nord, sont des emplois « dévalorisés » qui se situent sur un continuum allant du travail d’entretien au travail sexuel, en passant par le soin apporté aux personnes
  • que les femmes du Sud -poussées par la pauvreté et les conflits armés qu’entretient la mondialisation, mais aussi de plus en plus par les changements climatiques- migrent à présent autant que les hommes, non seulement à l’intérieur d’un même pays (comme c’est le cas au Mexique) mais également vers l’étranger,
  • que les politiques d’inclusion socio-professionnelle des femmes migrantes dans les pays d’Europe occidentale risquent fort d’entretenir, avec l’appui de certains mouvements féministes influents, une division du travail (entre participation reconnue à la production et à la vie publique d’un côté et confinement à des tâches de reproduction sociale « dévalorisées » de l’autre) qui s’organise à la fois en fonction du sexe (être femme), de la classe sociale (être pauvre) et de la race (être d’ailleurs, être en situation illégale, être non-blanche).

Avoir à l’esprit ces différents éléments peut nous être utiles au moins à deux niveaux en tant que citoyen.ne.s et qu’intervenant.e.s.

Tout d’abord, le contexte de mondialisation et les interdépendances qu’il accentue nous rappelle que les luttes des femmes concernant le travail en Belgique ou en Europe gagnent à être reliées à celles des femmes du monde entier : elles ne peuvent être séparées qu’artificiellement de celles qui concernent les femmes mexicaines, philippines ou sans-papières où qu’elles soient. Car les logiques économiques à l’origine des politiques d’austérité européennes, contre lesquelles nous manifestons ces dernières années, sont celles qui dominent la planète entière.

Les situations des plus vulnérables, ici et ailleurs, semblent parfois bien différentes des nôtres mais elles n’en sont pas pour autant étrangères les unes aux autres. Mieux connaître les conditions de travail et les revendications des différents groupes de femmes dans le monde participe à relier des situations qui ne sont séparées qu’en apparence et à nourrir les solidarités possibles et le désir de rébellion collective.

Cela peut également nous aider à nous positionner par rapport à des décisions prises par nos gouvernements, notamment quand elles concernent l’accueil des personnes migrantes. Par exemple, on peut être soulagé.e.s de savoir qu’une femme victime de violences conjugales dans le cadre du regroupement familial pourra rester sur le territoire belge…tout en critiquant l’obligation qui lui est faite de trouver un emploi dans les 3 mois qui suivent la décision de l’Office des Etrangers. Parce que cette mise au travail forcée et dans l’urgence réduit considérablement les marges de choix de la femme et l’oriente vers un parcours professionnel « typique » des femmes primo-arrivantes qui entretient à la fois les stéréotypes et les inégalités.

De façon très concrète, développer et entretenir ce type de connaissances permet, aux intervenant.e.s qui accompagnent des (groupes de) femmes venues du Sud de se questionner sur leur rôle dans la perpétuation de préjugés et de situations d’injustices envers ces femmes ou, à l’inverse, dans l’élargissement de leurs possibilités d’exprimer un désir propre, de poser des choix plus libres et, idéalement (de notre point de vue !), de lutter collectivement pour améliorer leurs conditions matérielles d’existence.

       "  (...)

That small light is for you. Take it, sister, compañera.

When you feel alone.

When you are afraid.

When you feel that the struggle is very hard; when life itself is very hard.

Light it anew in your heart, in your thoughts, in your gut.

 

And don’t just keep it to yourself, compañera, sister.

Take it to women who have been subjected to all kinds of violence.

Take it to migrant women.

Take it to exploited women.

Take it to deceased women.

 

 

Take it and tell each and every one of them that she is not alone and that you are going to struggle for her; that you are going to struggle for the truth and justice that her pain deserves; that you are going to struggle so that the pain she carries will not be repeated in another woman from any world.


Take it and turn it into rage, courage, and determination.

Take it and unite it with other lights.

Take it and, perhaps, you will come to think that there can be neither justice, truth, nor freedom in the patriarchal capitalist system.   (…) "

              “  (…)

Cette petite lumière est pour toi. Emporte-la, sœur et compañera.

Quand tu te sentiras seule.

Quand tu auras peur.

Quand tu sentiras que la lutte, c’est-à-dire, la vie, est très dure,

Allume-la de nouveau dans ton cœur, dans ta pensée, dans tes tripes.

 

Et ne la garde pas pour toi, compañera, sœur.

Apporte-la aux femmes violentées de quelque manière que ce soit.

Apporte-la aux femmes migrantes.

Apporte-la aux femmes exploitées.

Apporte-la aux femmes mortes.

 

Apporte-la et dis à chacune d’entre elles qu’elle n’est pas seule, que tu vas lutter pour elle. Que tu vas lutter pour la vérité et la justice que sa douleur mérite. Que tu vas lutter pour que la douleur qu’elle porte ne se répète pas chez une autre femme de m’importe quel monde.

 

Emmène-la et transforme-la en rage, en colère, en détermination.

Emmène-la et joins-la à d’autres lumières.

Emmène-la et peut-être qu’ensuite il te viendra à l’idée qu’il ne peut exister ni justice ni liberté dans le système capitaliste patriarcal. (…) "

 

 Compañera Zapatista Alejandra, 10/03/2018[29]

Télécharger l'analyse

 


Pour citer cet article:

Roger Herla, " Du Sud au Nord, effets dominos de la mondialisation néolibérale sur le travail des femmes", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), août 2018. URL :https://www.cvfe.be/publications/analyses-et-etudes/1-du-sud-au-nord-impacts-de-la-mondialisation-neoliberale-sur-le-travail-des-femmes

Contact : Roger Herla - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


 Notes :

[1] Comme Jules Falquet le précise, la race est une construction sociale et mouvante : des femmes et des hommes peuvent subir des discriminations « raciales » en lien avec leur couleur de peau et leur ethnicité supposée mais aussi avec leur statut légal sur un territoire ou leur nationalité. Lire « La règle du jeu », extrait de « Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination », sous la direction d’Elsa Dorlin, Puf, 2009, p.72.

[2] Le terme « global » est utilisé ici pour signifier que Sud et Nord sont des indications plus encore politiques que géographiques (certains pays de l’est de l’Europe, par exemple, peuvent être considérés comme partie intégrante du Sud global).

[3] « Inégalités femmes-hommes face au travail : quelle responsabilité de l'école et de l'orientation en général? » : http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep-2018-4-inegalites_f-h_au_travail-responsabilite_de_lecole_-rh_-_copie.pdf  ; « Les femmes sur le marché du travail : comment le temps partiel et des ségrégations persistantes continuent de nourrir les inégalités de genre. » : http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep-2018-3-femmes_sur_le_marche_du_travail-rh.pdf  ; « Apports féministes à la critique du travail » : http://www.cvfe.be/sites/default/files/doc/ep-2018-2-apports_feministes_a_la_critique_du_travail.pdf

[4] Extrait de la définition du terme « mondialisation » proposée par le site La Toupie, disponible à cette adresse : http://www.toupie.org/Dictionnaire/Mondialisation.htm (dernière consultation le 18/7/2018).

[5] Anna Dimitrova, Eddy Fougier, « Les illusions perdues de la ‘mondialisation heureuse’ », L'Europe en Formation, 2009/1 (n° 351), p. 119-148. Disponible à cette adresse : https://www.cairn.info/revue-l-europe-en-formation-2009-1-page-119.htm (dernière consultation :16/7/18).

[6] Jules Falquet, « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail, genre et sociétés, 2011/1 (n° 25), p. 81-98. Disponible à cette adresse : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2011-1-page-81.htm (dernière consultation : 16/7/18).

[7] Farida Bemba Nabourema, « Le travail domestique au Moyen-Orient ou l’esclavage moderne », disponible à cette adresse : http://www.faridanabourema.org/2017/05/le-travail-domestique-au-moyen-orient-ou-l-esclavage-moderne.html (dernière consultation 19/7/2018).

[8] Silvia Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », Période, 2014, disponible à cette adresse : http://revueperiode.net/reproduction-et-lutte-feministe-dans-la-nouvelle-division-internationale-du-travail. D’abord publié dans Dalla Costa M. et G., « Women, development and labor of reproduction. Struggles and movements. », Eritrea, 1999.

[9] Soit ce qui relève des soins et de l’éducation domestique, de la santé, de l’entretien des foyers et des villes, bref de la reproduction de la vie au quotidien. Lire à ce propos sur notre site « Apports féministes à la critique du travail », disponible sur http://www.cvfe.be/publications/analyse/roger-herla/apports-feministes-critique-travail.

[10] Dont des délégations sont venues à Liège, en Belgique, présenter leurs revendications et leur combat pacifique qui passe aujourd’hui par la plantation d’arbre à fleurs formant une « Frontière de vie » autour de leur territoire. Voir par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=THCiMMdlsrE

[11] Invisible notamment parce que sa production n’est pas destinée au marché mais à la survie de la famille.

[12]Pour expliquer cet état de fait, l’ONG Grain évoque, entre autres, la division sexuée du travail dans un contexte patriarcal et les préférences accordées aux hommes en matière d’héritage ainsi qu’au niveau de la distribution des terres et de la reconnaissance des titres de propriété par les Etats. Lire Claudia Korol, « La terre aux femmes qui la travaillent : les luttes en Amérique latine », 11/2016. Disponible à cette adresse : https://www.grain.org/article/entries/5588-la-terre-aux-femmes-qui-la-travaillent-les-luttes-en-amerique-latine (dernière consultation le 17/7/2018).

[13] Et écologique d’ailleurs. Mais c’est une question que nous ne pouvons pas traiter dans cette analyse. Pour mieux comprendre les liens entre mondialisation capitaliste, catastrophes écologiques et luttes de femmes, lire par exemple « Who really feeds the World » de Vandana Shiva, Zed Books Ltd, 2016 ou « Reclaim. Recueil de textes écoféministes », par Emilie Hache, Cambourakis, 2016.

[14] Andrée Lévesque, « La division sexuelle et la nouvelle division internationale du travail dans la mondialisation néolibérale », Cahiers genre et développement, dir. Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, 2005, pp.21-34.

[15] Jules Falquet, op.cit., 2011 {21}.

[16] Lire par exemple « Aux Etats-Unis, les riches creusent l’écart », Cécile Marin, Manuel d’économie critique, Monde Diplomatique, 2016.

[17]La prolifération de la prostitution dans des conditions d’existence ultra-précaires est une constante dans les pays dits « en voie de développement ». Et la présence de femmes prostituées y est souvent corrélée à celle d’hommes en armes : la population de ces deux groupes ayant augmenté parallèlement depuis l’avènement de politiques néolibérales mondialisées, comme l’analyse Jules Falquet. Lire par exemple « Entretien avec Jules Falquet : matérialisme, crise du travail salarié et imbrication des rapports sociaux », Cahiers du Groupe de Recherches Matérialistes, 10/2016. Disponible à cette adresse : https://journals.openedition.org/grm/839 (dernière consultation : le 12/7/18).

[18] «The Global City : New-York, Tokyo, London. », Princeton University Press, 1991, cité par Jules Falquet, op.cit., 2009, p.76.

[19] Voir par exemple « La Marcheuse », film de Naël Malandrin (2016) qui met en scène le quotidien de prostituées chinoises sur les trottoirs de Belleville à Paris.

[20] Sachant que la mondialisation se caractérise aussi par des mesures restrictives et des contrôles renforcés en matière de circulation des personnes à travers les frontières.

[21] Jules Falquet, op.cit. (2009), p.76.

[22] Expression de Arlie Hochschild (2000), citée par Jules Falquet, 2009, p.76.

[23] Ibid, p.77. C’est l’auteure qui souligne via l’italique.

[24] Jules Falquet, « Mondialisation néolibérale : l’ombre portée du système militaro-industriel sur les ‘femmes globales’ », publié à cette adresse le 27/02/2018 : https://www.ritimo.org/Mondialisation-neoliberale-l-ombre-portee-des-systemes-militaro-industriels-sur (dernière consultation le 17/7/2018) et précédemment publié dans Regards croisés sur l’économie, « Peut-on faire l’économie du genre ? », 2014, n°15, pp.341-355.

[25] Pour échapper à la vision simplificatrice de femmes migrantes présentées en victimes passives de la mondialisation ou du néolibéralisme, pour garder à l’esprit leurs capacités de résistance et de stratégie, lire la notice « Mondialisation », par Milena Jaksic, de l’Encyclopédie critique du genre, dir. Juliette Rennes, La Découverte, 2016, pp.380-389.

[26] L’expression est de Sylvie Tissot, sociologie citée par Sara Farris dans l’article autour duquel s’articule ce point c) : « Féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », publié dans la revue en ligne Comment s’en sortir #1, « Du côté obscur : féminismes noirs », 5/2015. Disponible à cette adresse : https://commentsensortir.org/numeros/numeros-parus/numero-1/ (dernière consultation 17/7/2018).

[27] A ce propos, nous vous renvoyons ci-dessus à la note n°1.

[28] Ce qui revient également à imposer aux femmes migrantes un point de vue « eurocentrique » en considérant notre vision de l’émancipation par le travail rémunéré comme nécessaire, inévitable. En un mot : universalisable.

[29] Extrait d’une prise de parole clôturant le premier « rassemblement international de politiques, d’art, de culture et de sport pour les femmes en lutte » organisé en territoire zapatiste au Mexique entre le 8 et le 10 mars 2018. Disponible en anglais à cette adresse : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2018/03/26/words-of-the-zapatista-women-at-the-closing-ceremony-of-the-first-international-gathering-of-politics-art-sport-and-culture-for-women-in-struggle-in-the-zapatista-caracol-of-the-tzotz-choj-zone/ et en français ici : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2018/04/07/paroles-des-femmes-zapatistes-lors-de-la-cloture-de-la-premiere-rencontre-internationale-politique-artistique-sportive-et-culturelle-des-femmes-qui-luttent-au-caracol-zapatiste-de-la-zone-tzotz-cho/ (dernière consultation : 1/8/18).

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